Helder Pacheco : « La culture populaire de Porto ne va pas disparaître »
Grand entretien avec l'écrivain portuan
Helder Pacheco a consacré toute son œuvre à étudier la culture populaire de Porto. Avec 57 ouvrages publiés, il est l’auteur de référence pour raconter les secrets de la ville et l’esprit des Portuan·es. L’écrivain, chroniqueur et professeur est le témoin particulier des traditions de la ville. Du haut de ses 85 ans, il nous dresse, dans un excellent français, le portrait changeant d’une cité aux multiples facettes. Un peu nostalgique, il refuse d’être conservateur pour autant.
Pour parler du Porto populaire qui est au cœur de vos ouvrages, vous avez beaucoup étudié ses traditions. Quel héritage reste-t-il ?
Le Porto d’aujourd’hui n’a rien à voir avec le Porto du siècle d’avant. C’est d'ailleurs ce que j’explique dans Porto, memória e esquecimento (Porto, mémoire et oubli, 1994).
Dans ses ouvrages, Eric Hobsawm (historien britannique, ndlr) défendait que les traditions sont inventées. Elles sont faites pour disparaître et laisser place à d’autres. À Porto, vous connaissez sûrement cette tradition culinaire qu’est la francesinha ! Et bien, elle n’a été inventée que dans les années 50, et cela reste le plat principal que vous voyez en terrasse à Porto.
Mais d'autres traditions sont bien plus anciennes. Il y a par exemple une fête dans un arrondissement qui s'appelle Padaños, la fête de Notre-Dame de la Santé. C'est la même depuis mon enfance. La Saint-Jean (la fête la plus importante de Porto, au mois de juin, ndlr) s’est maintenue, mais elle a un peu changé aussi. Dans mon enfance, la tradition était de taper sur la tête des personnes avec une plante. Puis dans les années 60, quelqu'un a inventé la même chose avec un marteau en plastique. Les conservateurs, et j’ai un frère qui l’est beaucoup, ne comprennent pas ce changement.
Y a-t-il des lieux qui incarnent le Porto populaire et son évolution ?
Porto est marquée, dans son habitat, par la tradition des ilhas. Ce sont les anciens quartiers ouvriers, réputés insalubres et mal famés. Près d’un tiers de la population portuane y vivait jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Puis les conservateurs ont voulu les détruire, tout simplement.
Personnellement, j’ai toujours prôné une réhabilitation et une réinvention des ilhas. Ce sont des lieux exceptionnels ! J’ai écrit qu’on pouvait y « mourir de tout, sauf de solitude ». Le lien si fort dans la population fait que ces quartiers doivent être maintenus, les conditions de vie améliorées. Aujourd’hui, beaucoup de ces ilhas sont en cours de réhabilitation, pour les ouvrir au tourisme.
C’est pareil pour le Haut Douro, la région productrice de vin, au nord : les gens y souffraient de faim, et aujourd’hui, c’est un endroit très prisé des étrangers.
« Je suis un optimiste mélancolique »
A l’image des ilhas, avez-vous le sentiment que la culture populaire historique de Porto serait en danger de disparition ?
Elle ne va pas disparaître, mais elle change. Aujourd’hui, la culture populaire est par exemple très vive chez les supporters du FC Porto, les Super Dragões. Je ne considère pas le football comme un opium du peuple mais comme une nouvelle forme de sociabilité.
Je suis grand-père d’un jeune qui, tous les weekends, va avec sa copine au stade. Et quand le FC Porto perd, il ne mange pas. C’est une nouvelle façon d’être Portuan. D’ailleurs, quand le club gagne le championnat, c’est comme si c'était la Saint-Jean dans la ville !
En fait, ces supporters viennent beaucoup des classes populaires, et habitent surtout dans les faubourgs.
La population populaire serait donc reléguée en périphérie de la ville ?
Les faubourgs sont proches de la ville grâce au métro. Mais beaucoup de personnes abandonnent Porto, et je pense que c’est une tragédie, une erreur politique.
Ce qui est sûr, c’est que les classes moyennes et les jeunes n’ont pas d’argent. Ils ont beaucoup souffert. La mairie actuelle prévoit de construire de nombreux logements pour eux en reprenant des anciens quartiers de l’armée, ou encore des anciens édifices abandonnés, nombreux à Porto. Malheureusement, le maire actuel (Rui Moreira, ndlr) ne pourra pas se représenter aux prochaines élections municipales de 2025.
Mais je reste optimiste. Je fais mienne une phrase de Jean d’Ormesson : « Je suis un optimiste mélancolique ».
Est-ce que c’est le Porto du passé qui vous rend mélancolique ?
En fait, pas tellement. Je trouve que Porto traverse actuellement une période positive. Avec trois à quatre millions de visiteurs par an, le niveau de vie et l’emploi ont beaucoup augmenté. Je ne pense pas que le tourisme défigure la ville, au contraire. Il y a une vingtaine d'années, certaines rues étaient totalement en ruines. Aujourd’hui, grâce au tourisme, elles sont impeccables. Mais il faut savoir domestiquer le tourisme.
Il faut aussi veiller à être attractif pour les classes moyennes, car les vraies démocraties en Europe sont des pays majoritairement composés de classes moyennes. Or, le Porto populaire est en transition vers une classe moyenne généralisée. On observe de plus en plus d’enfants de ces milieux qui sortent diplômés de l’université, puis qui sont recherchés en Europe, à l’image de l’Angleterre où des milliers d’infirmiers du Portugal travaillent.
Finalement, je suis nostalgique mais pour les bonnes raisons. Je suis vraiment très fier d’être né à Porto.
Dans l’un de vos livres, Porto - Caves, Tavernes et Restaurants (2016), vous parlez des tavernes portuanes. En quoi étaient-ce des lieux emblématiques de la culture populaire locale ?
A Porto, il y a une forte tradition autour de nombreuses associations populaires, coopératives, mutualistes, sportives, etc. Et où était le siège de beaucoup de ces clubs populaires ? Dans les tavernes !
« Quand le peuple se transforme en classe moyenne, il abandonne la taverne. Il va au café »
Un auteur américain a étudié les bars de New York et disait que la vie se divise en trois lieux. Le premier, c'est la maison. Le deuxième, c'est le travail. Le troisième, c'est la taverne, un lieu de sociabilité de la classe ouvrière.
Et si cela a changé à Porto, c’est parce que quand le peuple se transforme en classe moyenne, il abandonne la taverne, il va au café. Avant, il y avait beaucoup de tavernes populaires à Porto. Actuellement, la taverne est un site sélect de la classe moyenne et du tourisme.
Malgré tous ces changements, comment caractériser un·e Portuan·e ? Quelle est leur identité ?
Nous sommes des Tripeiros, selon un surnom donné par rapport au fameux plat de tripes. Le Tripeiro est orgueilleux, insoumis, et est un défenseur de la liberté et de la démocratie.
C’est à Porto qu’a éclaté, en 1820, la révolution libérale. Elle a entraîné le retour à Lisbonne de la famille royale, exilée au Brésil depuis 1808, et marqué le début de l’histoire constitutionnelle au Portugal. Et à la fin de la dictature de Salazar, les plus grandes manifestations ont eu lieu à Porto. Il y a eu des centaines de milliers de personnes dans les rues. Je ressens beaucoup de fierté en voyant ces images.
Il faut dire aussi que le Tripeiro, fier de sa ville comme de son club de foot aujourd’hui, se définit par son ennemi public numéro un : Lisbonne. La capitale est une ville du sud, de marbre. Les architectures et les mentalités sont très différentes. Les Portuans surnomment d’ailleurs ironiquement les Lisboètes « les maures ».
La mentalité à Porto se rapproche de celle des pays du Nord de l'Europe, notamment de l’Angleterre, en raison de leurs liens dans l’Histoire. Les murs aussi, comme en témoigne l’hôpital de Santo António, construit par l’architecte John Carr dans un style palladien britannique. La façon de parler change également. D’ailleurs, j’ai perdu cela lorsque je suis parti travailler au ministère de l'Éducation à Lisbonne, auprès d’une caste intellectuelle.
Vous nous parlez des qualités qui définissent un Tripeiro, mais il a bien des défauts, non ?
Effectivement, le Tripeiro n’a pas que des vertus. Son défaut, c’est l'individualisme notamment. Porto reste aussi, de par son histoire, une ville bourgeoise et libérale, et donc une ville de gens individualistes. Une phrase préférée des Tripeiros est « ce qui est à toi est à toi, ce qui est à moi est à moi ». Quand on va au restaurant, tu paies ce que tu manges, je paie ce que je mange. Dans une ère décisive en revanche, on sait s'unir. Pour faire la révolution, par exemple.
« Almeida Garrett disait que l'âme du pays, son plus profond sentiment, était dans le peuple »
Et si Porto est une ville bourgeoise et un peu individualiste, qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à sa culture populaire ?
Il y a un grand écrivain portugais qui s'appelle Almeida Garrett. Il est né à Porto. C'est le Châteaubriand du Portugal. Il a été ministre du gouvernement libéral, et combattant pendant le siège de Porto au XIXe siècle. Mais surtout, Garrett a été le premier intellectuel à étudier les traditions populaires portugaises. Il disait que l'âme du pays, son plus profond sentiment, était dans le peuple. C’était un romantique.
Moi, je viens d'une famille de la petite bourgeoisie du centre de Porto. Je suis né à 100 mètres de la place de la Liberté. Mon père était barbier dans le centre. J'ai fait une première licence dans la faculté des beaux-arts, puis j'ai étudié les sciences pédagogiques, et enfin l’histoire. Et évidemment, j'ai été passionné par la culture populaire du pays. Et mon « pays » préférentiel, c'est Porto.
Ce que les conservateurs n'ont jamais compris, c’est qu'il y a certes une culture folklorique dans la campagne - d’ailleurs la plupart des études sur la tradition populaire portugaise sont sur la campagne -, mais je défends qu'il y a aussi une culture populaire urbaine. Et celle d'une ville comme Porto n'a rien à voir avec la culture de la campagne.
Votre dernier ouvrage est titré Encore et toujours Porto (2022). Vous avez écrit beaucoup de livres sur la ville. Comment nourrissez-vous cette inspiration ?
J’ai écrit 57 ouvrages ! Et le 58ème est en route. Il n’a pas encore de nom mais parlera d’une expérience politique qu’a connu Porto à la fin de la monarchie, lorsqu’il y a eu une coalition entre les républicains et les monarchistes. C'est une leçon pour notre temps !
Écrire sur Porto, c’est comme ma respiration. Ma vie actuellement est difficile, avec ma femme qui a fait un AVC. Et, ma philosophie, c’est qu’on n’a qu’une vie, et qu’il faut vivre le meilleur. Je ne crois pas en l’immortalité, donc je veux vivre au mieux cette vie. Et écrire, c’est fondamental. Vous savez, je n’ai pas peur de ChatGPT et de l’intelligence artificielle, qui est comme un frigo ou un micro-onde. J’ai peur de l’intelligence naturelle. Je suis vraiment un faux conservateur !