Îlots de résidence
Hausse du tourisme, urbanisation de masse. En 30 ans, Porto s’est transformée. Reliques d’une époque industrielle, les ilhas de Bonfim résistent. Au sein de ces îlots de maisons, anciennement habités par des travailleur·euses, l’esprit de communauté, hérité de ce passé, anime toujours les habitant·es malgré une précarité prégnante.
Dans le quartier de Bonfim, rue de Lomba, Maria passe le balais dans l’allée de son habitation. Derrière son portail marron, une ruelle étroite comme un couloir, dessert les petites maisons en rang d'oignons : des îlots qu'on appelle ilhas. Le passage commun est un lieu de vie entre les voisin·es.
« Cette solidarité, je n’ai jamais vu ça ailleurs ! »
Son chien, Luc, monte la garde. À 78 ans, Maria habite seule dans le logement aux pièces étriquées, hérité de sa belle-mère. Un décor qui ressemble à une maison de poupée : vaisselle en porcelaine, photos de famille et collection de figurines. Les murs défraîchis et l'odeur d’humidité dévoilent la vétusté de sa maison.
« Je ne dors pas dans cette chambre. Sinon j'ai l'impression d'être déjà dans mon cercueil », s'amuse Maria. Malgré ces défauts, elle se sent bien dans cette ilha, entourée par ses voisin·es. L'esprit de communauté règne.
Maria-Antonia, 78 ans, vit dans sa maison de l’îlot de Castelo depuis plus de 55 ans. Un espace de moins de 40m2, où elle a élevé ses trois fils. Aujourd’hui, elle est seule. Proche des autres familles de l’ilha et appréciée de tous·tes, elle est la doyenne et s'investit beaucoup pour la communauté.
Maria-Antonia conserve comme un trésor, la carte de voeux d'un couple brésilien qui a longtemps habité en face de chez elle. Elle a développé avec eux une relation forte et les a aidés à s’intégrer. « Leur fille m’appelait grand-mère », se souvient-elle, la main sur le cœur.
Le 23 juin prochain, c’est la São João. Maria-Antonia se réjouit d’avance de cette fête durant laquelle l’ilha s'anime. Originaire de Lousada, petite ville du nord du Portugal, elle retrouve ici l’esprit de sa campagne natale.
Tisser des liens
Maria, habitante de Lomba, chérit cette solidarité. Il y a dix ans, Maria s’est liée d'amitié avec une voisine plus jeune. Elle s’en occupe comme si c’était sa mère. « Demain pour le déjeuner, j’ai invité ma sœur à manger à la maison, ma voisine viendra aussi », se réjouit Maria. L'entraide est bien spécifique aux ilhas. « Je n’ai jamais vu ça ailleurs ! »
Au-delà des liens tissés entre les habitant·es, Maria et Maria-Antonia apprécient d’avoir tout à proximité.
« Je peux aller faire mes courses à pied et prendre les transports sans problème », détaille Maria. Un atout dont elles ne pourraient pas profiter si elles n’habitaient pas dans ces ilhas. Maria-Antonia paye un loyer de 79 euros par mois alors que les nouveaux et nouvelles locataires ne payeraient pas moins de 400 euros. Elle se remémore avec nostalgie l'époque où elle déboursait encore moins.
Maria aurait dû rester vivre chez son fils, loin de Porto, si elle n'avait pas hérité de cette maison.
« Je paye 79 euros de loyer par mois »
Un gage de liberté
Au coeur d'un autre îlot, Ignacio, 64 ans, s'est installé ici il y a plus de 30 ans pour rejoindre sa femme. Il affirme : « Je serai là jusqu’à ma mort ». Pour lui, ce mode vie est un gage de liberté. Assis sur sa terrasse aménagée à l’entrée de l’ilha, ce lieu est un point de rencontre pour les habitant·es. « Quand il fait beau, on mange souvent tous ensemble ». Quiconque se joint à sa table, se voit offrir un apéritif. « Tisser du lien avec les autres, c'est ce que j’ai de plus précieux ! », s'exclame-t-il. Généreux, celui qui travaillait dans une boutique de porto aide tous les jours sa voisine de plus de 90 ans. Il lui donne le bain, fait ses courses et passe du temps avec elle. Ignacio considère que les résident·es de son ilha sont sa « deuxième famille ».
Une précarité en héritage
Cette solidarité est entachée par un problème : l’état des maisons est vieillissant. Maria pointe du doigt le toit de sa salle de bain presque effondré. De sa douche, elle voit le ciel. « Quand il pleut, il y a de l’eau partout. J’ai déjà appelé quelqu’un pour qu’il vienne réparer mais je n’ai pas de nouvelles », regrette-t-elle. Sa chambre n’est pas épargnée, elle y découvre régulièrement des fuites. À cause de cette humidité prégnante, elle passe elle-même quelques coups de pinceaux sur les murs pour les rafraîchir. « J’aimerais faire de nombreux travaux de rénovation mais à mon âge et avec ma petite retraite, je ne peux pas me le permettre ».
D’autres locataires doivent faire face à des propriétaires qui ne remplissent pas leur devoir. Ignacio a dû refaire lui-même son toit. « J’ai tout payé de ma poche. Le propriétaire ne m’a même pas donné un centime », désespère-t-il. Même situation pour Maria-Antonia. À son arrivée, elle a rénové son logement à ses frais. Privée de salle de bain, elle a été contrainte d'en créer une et d'aménager une chambre supplémentaire pour ses trois fils.
Bonfim est le quartier qui compte le plus d’habitant·es vivant dans ce type d'îlots. Au XVIIIe siècle, c’était une zone très industrielle. Précaires, les travailleur·euses logeaient à plusieurs dans des petits espaces avec un sens de la solidarité développé. À cette époque, ils et elles partageaient un 30m2 à dix, nous confie un voisin. Il n'y avait qu'un seul sanitaire par ilha.
Aujourd’hui, chaque maison a sa propre salle de bain et les résident·es sont moins nombreux·ses.
« Ce sont des gens qui ont peu mais qui donnent beaucoup. Ils et elles n’attendent rien en retour. Il n’y a aucune hiérarchie entre eux », décrit Jorge Ferreira, auteur de l’exposition Les îles sont le peuple.
Côté rue, la porte de la chambre de Maria-Antonia est cassée. Prévenue, sa propriétaire avance ne pas avoir d’argent pour la réparer. En retour, la femme de 78 ans la menace de ne plus payer son loyer.
Réponse : « Vous n’avez qu’à partir ».
Airbnb à tout prix
Depuis 2017, un programme a été créé par le gouvernement pour financer des rénovations de maisons à Porto. Le Bloco Esquerda, parti politique d'extrême gauche, a permis d’inclure les ilhas dans ce programme, renseigne Susana Constante Pereira, députée du groupe à Porto. Les îlots sont très nombreux dans la ville. La mairie ne peut pas tous les racheter, donc certains sont favorisés. La municipalité bénéficie de fonds européens dédiés à la modernisation. Souvent au moment des élections, les candidat·es se succèdent dans les ilhas et font des promesses de réhabilitation. Mais une fois élu·es, « plus personne ne s’intéresse à nous », regrette Maria.
Cet hiver, une partie de l’ilha d’Ignacio a été inondée. Une première depuis qu’il y habite. Trois familles sont parties depuis. « J’ai peur que tous mes voisins finissent par nous quitter et que l’ilha disparaisse », se lamente le retraité. Maria-Antonia évoque aussi cette crainte : « Ce serait vraiment dommage ». Les jeunes couples qui achètent dans les ilhas ne partagent pas forcément l’esprit de communauté. Des lots de maisons sont vendus puis réhabilités en habitations touristiques. Dans la rue de Maria-Antonia, plusieurs ilhas ont été rachetés puis transformés en une rangée de studios Airbnb.