Être aidant Alzheimer,
une vie entre parenthèses
"Je suis épuisée", "je n’ai plus de vie", "c’est le parcours du combattant" témoignent Annie* et Ginette, aidantes familiales de proche souffrant de la maladie d’Alzheimer, pendant un "café mémoire". Une fois par mois au Bouscat, les aidants et aidantes de proches malades d'Alzheimer ainsi que Cathaleen Raxcar, psychologue de France Alzheimer, se retrouvent dans une atmosphère bienveillante.
À la terrasse du Bistrot 20, une dizaine de personnes commentent le film The Father de Florian Zeller. Sorti en 2020, il raconte la difficile relation d'un père avec sa fille. Ce dernier atteint de la maladie d'Alzheimer refuse catégoriquement son aide. Cette production met en lumière le rôle primordial d'une aidante familiale et les difficultés quotidiennes liées à ce statut. Une fiction qui correspond à la réalité pour Ginette et Annie.
Pendant deux heures, autour de la table, tous et toutes profitent de ce "temps de convivialité qui fait du bien" se réjouit Ginette. Chaque personne partage son expérience. Aujourd'hui, la discussion se fige sur les signes de l'aggravation de la maladie. Annie détaille certains des gestes simples que son mari ne parvient plus à accomplir : retenir le code de la carte bancaire ou ses multiples achats d'imprimantes, "il oublie qu'on en a déjà une".
Ginette cherche à comprendre comment les autres aidants et aidantes présent(e)s à la table arrivent à "garder leur sang froid et avoir de la patience".
"On se rencontre et on discute"
Mouchoir à la main, Annie reconnaît que "souvent l'émotion prend le dessus". Quand les aidants et aidantes lâchent prise, Cathaleen rassure : "c'est un moment pour vous. C’est un lieu de retrouvailles où il n’y a pas de thématiques propres. On se rencontre et on discute".
Certaines personnes viennent depuis plusieurs années pour se ressourcer auprès de ceux et celles qui comprennent leur quotidien. Annie et Ginette ont découvert ces temps d’échange il y a tout juste deux mois, elles sont toutes les deux aidantes de leur époux. Ginette, se reconnaît comme telle. Son mari, Jacques, a été diagnostiqué en juin dernier, elle avait déjà constaté un changement d’attitude depuis un an. Le conjoint d’Annie, Jean-Pierre*, lui, est malade depuis plus de dix ans. Pourtant, elle refuse encore ce statut : "Je ne suis pas une aidante, je suis sa femme". Cette réaction est fréquente, beaucoup ignorent ce qu’est l’aidance.
Selon l'INSERM 900 000 personnes étaient touchées par Alzheimer en 2019. Cette maladie neurodégénérative est un type de démence qui provoque des troubles de la mémoire, de la pensée et du comportement. Elle représente une cause majeure de perte d’autonomie, une conséquence qui rend la personne dépendante de son soutien familial.
En France, le vieillissement de la population s'accentue, augmentant la part des aidants et aidantes sur le territoire.
Alzheimer précoce, "un véritable bouleversement"
Certaines organisations se mobilisent pour informer et sensibiliser la société sur l'aidance. Au forum des "proches-aidants" organisé début octobre à la Maison des associations de Mérignac, Christophe 50 ans, vient se renseigner sur les dispositifs existants. Depuis cinq ans, il accompagne sa femme Laurence, diagnostiquée à 45 ans d'un Alzheimer précoce. À l’époque, leurs enfants ne sont âgés que de 9 et 12 ans, "un véritable bouleversement" pour leur famille.
Christophe regrette le manque de considération vis-à-vis des jeunes aidants et aidantes. Ces derniers et dernières "sont souvent perçu(e)s comme étant à la retraite et sans enfants à charge". Pourtant, en France 70% sont des actifs, 23% des retraités et 7% des inactifs, d'après le baromètre 2022 de la Fondation APRIL. Il déplore également qu’il n’existe pas de campagne de sensibilisation plus importante au sujet d’Alzheimer précoce.
Au quotidien, il doit, en plus de l’accompagnement de sa femme, assurer la situation financière du foyer, en continuant de travailler et de s’occuper de leurs enfants. À chaque fois, les rendez-vous médicaux de Laurence nécessitent pour lui de poser des jours de congé. "On manque d’un statut spécifique pour ceux qui travaillent encore !" s’agace-t-il.
"Tu es ma lumière du jour. Tu es mon ultime recours et je t'appelle au secours. Perdu dans la nuit qui m’entoure"
Christophe est aussi attristé que ses enfants soient déjà de très jeunes aidants. Laurence ne parle plus, ne se déplace plus seule, elle est entièrement dépendante.
Il reste certain que Laurence le reconnaît encore et que leur "connexion" est toujours présente. Pour lui, le moindre sourire de sa femme est une victoire. Christophe "entend Laurence [lui] parler" à travers les paroles de la chanson "Lumière du jour" de Michel Berger. Des paroles qui "collent avec [son] rôle d’aidant" : Tu es ma lumière du jour. Tu es mon ultime recours et je t'appelle au secours. Perdu dans la nuit qui m’entoure.
L'abandon de sa propre vie
Prendre soin d’un proche malade nécessite beaucoup de temps, d’adaptation et d’organisation. C’est une charge lourde pour laquelle certains et certaines sacrifient leur vie sociale.
Christophe consacre l’entiéreté de son temps libre à sa femme. Ensemble depuis l’âge de 15 ans, il refuse de la laisser dans un établissement spécialisé, "ça serait pour moi une forme d’abandon". Il a aussi vu son cercle proche se restreindre. Une situation qui n'a pas été simple à gérer, "certains ont été honnêtes et m'ont avoué ne pas avoir la force d’affronter la maladie de Laurence".
De même pour Ginette. Pendant un an, elle a eu peur de laisser son mari seul, mettant ainsi ses activités au sein d’un club de lecture et de sa paroisse de côté. Elle reconnaît avoir traversé "des mois d’isolement".
"Les aidants accompagnent parfois au point de mettre leur santé en danger, les personnes s’enferment dans ce processus et s’isolent"
Être aidant et aidante, c’est aussi vivre avec ses propres problèmes de santé, en plus de ceux du proche qu’on accompagne. Pour Ginette, en couple depuis 47 ans avec Jacques, c’est sa vue qui se dégrade avec l’âge. Inquiète de sa capacité à s’occuper de lui dans un avenir proche, elle appréhende le placement en EHPAD, " forcément inévitable". Pour elle, il faut " avoir conscience que les choses évoluent, mais s’inquiéter à outrance ne va pas aider". Parfois dépassée par l’évolution et le déni de Jacques face à la maladie, Ginette consulte Cathaleen Raxcar pour extérioriser, en plus des "cafés mémoire".
Selon France Alzheimer, 30 % des aidants et aidantes décèdent avant la personne accompagnée. "L’anxiété et la dépression sont des symptômes souvent présents", ajoute Cathaleen Raxcar, psychologue.
Les associations, premier soutien des aidants
Le monde associatif est le premier interlocuteur des aidants et aidantes pour les accompagner au quotidien. France Alzheimer met en place des formations gratuites toute l’année, co-animées par des psychologues et des bénévoles. Annie s’est inscrite pour les prochaines sessions du mois de novembre.
En 2018, à Mérignac, un nouveau dispositif a vu le jour : le Relais des Aidants. C’est un véritable "lieu ressource" pour Sylvie Cassou-Schotte, adjointe au maire de Mérignac en charge de l’action sociale et solidaire. Des permanences juridiques sont organisées tous les mois, pour guider les aidants et aidantes dans leurs démarches. Annie a sollicité le Relais des Aidants pour la mise de la tutelle de son mari. Un moment délicat qu'elle redoute avec ses quatre enfants. "Il va falloir lui expliquer que ce n’est plus lui qui gère alors qu’il a toujours été autonome…J’ai eu le meilleur, maintenant j’ai le pire" explique-t-elle, émue.
Le Relais des aidants est aussi un lieu d'accueil et d’écoute où Laure Chinot, animatrice, propose diverses activités. L’art thérapie recrée un lien entre l’aidé et son aidant. Ensemble, ils tentent par exemple de communiquer par un dessin. Des séances de yoga du rire sont également proposées. Testée par Annie, cette méthode lui a permis de "souffler et de retrouver le sommeil".
L'attente d'une réelle reconnaissance
par le gouvernement
Le gouvernement a mis en place ces dernières années des solutions pour les proches aidants et aidantes, mais celles-ci restent insuffisantes. En 2019, par exemple, le gouvernement a déployé une "offre de répit". Ce projet a créé 252 lieux d'accueil et un congé indemnisé. Ce dernier dure trois mois maximum et ne peut pas dépasser 1 an sur l’ensemble d’une carrière professionnelle.
Plus récemment, à l’occasion de la journée des aidants et aidantes, le 6 octobre dernier, le ministre des Solidarités a déclaré la mise en place d’une stratégie nationale d’ici 2023. L’objectif : éviter l’isolement, garantir un meilleur suivi psychologique et mieux concilier aidance et vie professionnelle. Ces nouvelles annonces reflètent de fortes attentes des aidants et aidantes, toujours en quête de reconnaissance.
Ces avancées ne sont pas "assez convaincantes" pour Christophe. Il souhaite que le gouvernement se penche sur la création d’un statut particulier pour les aidants et aidantes encore en activité. "Il faut que le gouvernement comprenne que l'accompagnement nécessite du temps". Ginette attend aussi "des actions concrètes, plus que des paroles". Sylvie Cassou-Schotte reste quant à elle très "dubitative". Elle précise, "notre société tient encore debout car on peut se reposer sur la solidarité citoyenne, mais celle-ci doit être soutenue et reconnue par le gouvernement".
*Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.