Sur les traces
d’Albert Camus à Ibiza 

En 1935, l'écrivain et journaliste Albert Camus s'est rendu à Ibiza. Un séjour sur l'île paradisiaque qu'il évoque dans son livre L'Envers et l'endroit. Kultur Lab a suivi ses traces.

« On ne peut s'empêcher de penser qu'il y a une certaine grandeur à commencer ainsi sa vie devant le monde », écrit Albert Camus dans L'Envers et l'endroit, sa toute première publication, parue en 1937, dont l'avant-dernier chapitre est consacré à l'île. Camus n'a que 21 ans lorsqu'il arpente les ruelles ibicencas. C'est la première fois qu'il quitte sa terre natale algéroise.

L'âme voyageuse, il confesse : « Le lieu où je préfère vivre et travailler (et, chose plus rare, où il me serait égal de mourir) est la chambre d'hôtel. » Coucher de soleil sur le port, passants et passantes égaré.es et ciel bleu sont dépeints dans ce passage. Mais qu'Albert Camus venait-il faire à Ibiza en ce mois de juillet 1935 ?

L’amour de ses origines 

Le leitmotiv méditerranéen est transversal dans l'œuvre de Camus. Alger, Oran, l’Italie ou les Baléares… Il décrit des plages, des couleurs, des lumières et capte l'atmosphère qui règne dans cette ville, avant l'apparition du tourisme de masse. En 1935, l'île ne compte que 67 voitures et sa capitale Eivissa 8 000 habitantes et habitants à peine, contre 270 000 à Alger.

Helena Tur n’a pas attendu Kultur Lab pour suivre ses traces. Professeure de littérature à l'Université de Majorque, elle a consacré plusieurs ouvrages à l’auteur de L'Étranger. « Le sentiment que j'ai eu en le lisant, c'est qu'il a trouvé à Ibiza un Alger à petite échelle. Il a tout de suite reconnu que tout lui était familier ». Mais à une différence près. « Alger était déjà une grande ville internationale, alors qu'à Ibiza il a découvert une cité qui regorgeait de petites maisons blanches et de fleurs, qui lui rappelaient les paysages qu’il avait toujours connus », admet l'universitaire.

Profitant de sa venue à Majorque, l'auteur de La peste aurait ensuite séjourné sur l'île blanche, sans jamais mettre les pieds à Minorque, où il avait pourtant ses racines. Toute la famille de la mère de Camus était originaire de l’île, notamment sa grand-mère Catalina Cardona. Francesc Mesperuza Rotger, journaliste et professeur à l'Uned, ne comprend toujours pas ce qui l’en a empêché. « C’est curieux, c’est vrai. Et cela restera un mystère. » Les liens entre l'Espagne et l'Algérie remontent à la seconde moitié du XIXe siècle. Entre 1876 et 1880, plus de 21 000 Espagnol.es s’installent à Alger. En cause, une crise économique majeure et un contexte politique tendu.

À l'époque où Camus se rend à Eivissa, la capitale conservait encore ses traditions et sa culture. « Camus retrouve à Ibiza une terre familière. »

"À Ibiza, j'allais tous les jours dans les cafés qui jalonnent le port. Vers cinq heures, les jeunes gens du pays se promènent sur deux rangs tout le long de la jetée"
Albert Camus, L'Envers et l'endroit

« Dans ce court instant de crépuscule, régnait quelque chose de fugace et de mélancolique qui n'était pas sensible à un homme seulement, mais à un peuple tout entier. Pour moi, j'avais envie d'aimer comme on a envie de pleurer. Il me semblait que chaque heure de mon sommeil serait désormais volée à la vie … c'est-à-dire au temps du désir sans objet. »

Le romancier « jalonne le port » d'Eivissa à la fin du chapitre. Il appréciait se poser sur les terrasses des quais. Il aurait fréquenté le café de Los Valencianos, situé rue d'Antoni Riquer. Toujours présent aujourd'hui, il est devenu un magasin de glaces.

Albert Camus se laisse bercer par le coucher de soleil sur le port et l'évoque dans son ouvrage : « À Ibiza, j'allais tous les jours m'asseoir dans les cafés qui jalonnent le port. Vers cinq heures, les jeunes gens du pays se promènent sur deux rangs tout le long de la jetée. »

Un voyage réparateur 

La toxicomanie de sa première femme Simone Hié, qui l'accompagnait pendant le voyage, pourrait avoir motivé sa venue sur les îles Baléares. Hélène Rufat, professeure à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone et membre du Conseil de la Société des Études camusiennes, a tenté de retracer son itinéraire. « Il est probable qu’il y avait un centre à Majorque pouvant la traiter de son addiction à la morphine. » Camus souhaitait ainsi l'éloigner de la drogue d’Alger. Elle parvenait sûrement à se la procurer en échange de relations sexuelles, sans que cela ne puisse se vérifier. 

Entre sa convalescence de la turberculose et les problèmes de sa femme, Albert Camus traversait une période particulière. « C’était un épisode un peu trouble de sa vie personnelle qui a imprégné sa plume », résume Hélène Rufat, spécialisée dans les mythes méditerrannéens dans l'oeuvre du romancier. La chercheuse parle de « structure dichotomique fondatrice », sorte d’entre-deux tragique entre la vie et la mort qui l’accompagne en permanence. « Ce n’est pas un mouvement binaire chez Camus, mais bien deux aspects en constant parallèle. »

"Sans les cafés et les journaux, il serait difficile de voyager"
Albert Camus, L'Envers et l'endroit

Camus appréciait se balader dans la Dalt Vila, littéralement « la ville haute ». Aujourd’hui classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1999, la vieille forteresse est entourée de remparts et grouille de ruelles et de maisons blanches.

L’amour de vivre 

Cet épisode trouble ne l’aura pas empêché de scander son « amour de vivre », titre de son chapitre. Selon Hélène Rufat, c’est même à partir de ce voyage que la notion serait née et aurait pris de l’importance dans ses textes. « Toutes les descriptions faites à Ibiza sont des expériences qu'il décrit face à la mer Méditerranée, tout à fait comparable à l'amour de vivre. »

La mer possède cette force « symbolique ». Un élément qui l'inspire dans son moment de création le plus lyrique. « C'est déjà comme un bagage émotionnel qu'il a depuis toujours. C'est un grand observateur de cette mer Méditerranée. »

Il écrit : « Je regardais la courbe des collines qui me faisaient face. Elles descendaient doucement vers la mer. Le soir devenait vert. Sur la grande face des collines, la dernière brise faisait tourner les ailes d'un moulin. Et, par un miracle naturel, tout le monde baissait la voix»

Visionnaire, Camus avait saisi l'ambiance de l'île bien avant qu'elle soit associée à l'amour. Pour lui, Ibiza ne fût que l’histoire de deux ou trois jours. Cette expérience aura cependant participé à, comme le souligne Hélène Rufat, « faire émerger ce plaisir infini de vivre ». Qui, comme ses écrits, a résisté au temps.  

L'Algérois s'est rendu dans le village familial de Santa Eulària, dans le nord de l'île. Il admirait depuis ce point de vue les moulins et les murets en pierre. Il serait monté sur la colline, où trône une église blanche entre des ruelles pavées.

Le village doit son nom à l'église située en haut de la colline autour du Puig de Missa. Aux XIX et XXe siècles, des habitantes et habitants quittent la commune pour l'Algérie, fuyant la guerre et la pauvreté.