Speakers : seuls au monde

Jour de derby au Stade Océane du Havre. L’équipe de foot locale reçoit le voisin du Stade Malherbe Caen dans le choc de la 11^e journée de Ligue 2. À la Une du quotidien Paris-Normandie ce samedi 21 novembre, pas de joueurs au maillot ciel et marine, ni de ballon rond, mais un homme, seul, micro et smartphone en main, sur la pelouse. Pierre Pissavy-Yvernault est le speaker du Havre AC. Son cas représente bien celui d’une profession qui se retrouve très seule, au milieu d’enceintes sportives pouvant accueillir des dizaines de milliers de personnes. Comment vivre son métier de maître de cérémonie, quand la cérémonie a lieu sans convives, en raison des huis-clos contraints par le coronavirus ? Chacun a sa manière de s’adapter, mais un seul credo : essayer tant bien que mal de maintenir un semblant de normalité.

Pierre Pissavy-Yvernault, speaker du Havre AC (football), a eu droit à sa Une de Paris-Normandie le jour du derby contre Caen.

Jean-Luc Filser est le speaker du RC Strasbourg (football) depuis plus de 25 ans. Il a tout connu avec son club, de la CFA2 à la Coupe d'Europe.

La relation entre un maître de cérémonie et son stade s’établit grâce à des gimmicks bien sentis. À Strasbourg, le club de foot du Racing est une institution locale, et son speaker Jean-Luc Filser fait partie des murs depuis 25 ans. Ses deux marques de fabrique : sa voix rauque, et son échange “Merci ! De rien !” avec les tribunes de la Meinau derrière chaque but. Or, sans public, plus de “De rien !” Pourtant, hors de question de déroger à cette habitude : «Il n’y a pas eu de but contre Marseille la semaine dernière mais si on marque vendredi, le “merci, de rien” va sortir, rien que pour les personnes devant leur télé, avance l'Alsacien. Et je peux vous dire qu’il y en aura du monde qui va crier “de rien !” dans les chaumières alsaciennes.»

Son confrère havrais confesse, lui, rencontrer trop de difficulté à mettre le même enthousiasme dans un stade vide : «Moi ce que j’aime, c’est l’interaction avec les gens. Qu’on me réponde trois fois quand je scande trois fois le nom du buteur. Là, ça n’a pas d’intérêt, j’ai parfois l’impression d’être un peu ridicule.»

Pierre ne renonce pas pour autant à maintenir le lien avec son public, et suit l’échauffement d'avant-match des joueurs via un Facebook Live, en compagnie de centaines de spectateurs confinés chez eux. Une méthode utilisée par nombre de confrères, notamment par l'emblématique maître de cérémonie des Girondins de Bordeaux Éric Dagrant. «J’essaie toujours d’avoir une relation avec les gens qui vont dans les stades dans lesquels j’œuvre, et je peux comprendre la frustration qui est la leur, explique celui qui officie aussi en rugby pour le Racing 92 et le XV de France. Je veux permettre aux gens, jusqu’au dernier moment, de se sentir impliqués dans le match qu’ils vont ensuite voir à la télé.» Une relation qui se prolonge les jours de match à l’extérieur, puisqu’il a eu l’idée de s’inviter (avant le reconfinement), les mains pleines de pizzas, chez des supporters pour vivre les rencontres avec eux. Une forme de respect pour les supporters massés devant leur petit écran. «Je reçois des quantités de messages les jours de match pour me dire “Au moins, on a un lien et c’est ta voix !”», apprécie Éric.

Les clubs évoluant entre monde amateur et monde professionnel rencontrent d’autres difficultés. Les matchs ne sont pas retransmis sur le petit écran, laissant les aficionados sans moyen de suivre leur club. Le Caen Basket Calvados regroupe habituellement, fait rare en 3^e division, 3000 spectateurs chaque semaine. «On a à cœur de maintenir le lien avec notre public fidèle, témoigne Pierre Salzmann-Crochet, le bouillant sixième homme du club. Alors, on a voulu essayer de retransmettre le dernier match en Facebook Live !» Le grand (2,08m) fan de Jacques Monclar et David Cozette, s'est naturellement chargé du commentaire, «un exercice différent du speaking, mais très agréable».

Éric Dagrant est une célébrité parmi les maîtres de cérémonie. Il anime entre autres les matchs des Girondins de Bordeaux et de l'équipe de France féminine de football, mais aussi ceux du Racing 92 et du XV de France en rugby, ainsi que le Tour de France.

Olivier Duroir est la voix du sport féminin en Auvergne. Il anime les rencontres du Volley-Ball Club Chamalières et du HB Clermont AM63 (handball).

Le lien virtuel entretenu par les speakers ne modifie, pour la plupart, en rien la préparation des événements. «On est presque dans la même organisation qu’une journée classique, détaille Olivier Duroir, speaker du Volley-ball Club Chamalières, en Ligue A féminine. J’arrive toujours entre deux et trois heures avant le coup d’envoi pour préparer les fonds sonores comme les ovations, et la musique.»
«On travaille un peu plus le texte conducteur en amont, complète le Strabourgeois Jean-Luc. Cela compense la part d’improvisation liée à l’interaction avec le public qui a disparu.»

A contrario, Stéphanie Poiret, la voix du Rugby Club Toulonnais, a vu ses habitudes complètement chamboulées par le règlement de la Ligue Nationale de Rugby (LNR). Alors qu’elle a pour habitude d’arriver plus d’une heure et demie avant le coup d’envoi, elle n’a plus qu’un rôle réduit : plus de compositions à annoncer dans le brouhaha du Stade Mayol, les annonces publicitaires ont disparu et les jeux à la mi-temps sont devenus insanes sans public. «Je pourrais même venir 10 minutes avant le coup d’envoi, plaisante-t-elle. J’annonce simplement les changements de joueurs et l’évolution du score. La Ligue nous a aussi demandé de ne pas trop pousser la voix». Une tradition locale est passée à la trappe : le “Pilou-Pilou” , chant folklorique du club de la Rade, est désormais diffusé via une vidéo enregistrée.

La proximité avec le terrain permet d'ordinaire aux speakers d’être au plus près du jeu. Les nouvelles règles sanitaires ont créé un peu de distance avec les joueurs, afin de réduire au minimum les interactions et d’éventuelles contaminations. Certains sportifs font cependant des demandes particulières à leur speaker pour oublier les huis-clos. C’est le cas des tennismen. «Il y a des joueurs qui m’ont demandé des présentations personnalisés à Roland-Garros et au tournoi de Paris-Bercy, explique Marc Maury, la voix du tennis français. Certains joueurs préfèrent qu’on parle de leur palmarès en Coupe Davis, d’autres plutôt de leurs victoires contre les dix meilleurs mondiaux.» Dans les travées de la salle parisienne, les joueurs le remerciaient pour «ne pas avoir l'impression d’aller à l’entraînement». Une ambiance particulière qui a donné lieu à des scènes étonnantes : «À Bercy, des joueurs de double discutaient avec moi pendant l’échauffement !»

Parfois, ils reçoivent des demandes inusuelles. Ce fût le cas d’Olivier, avec les volleyeuses de Chamalières, qu'il avait sollicitées pour mettre au point une playlist pour l'échauffement. «On l’a faite ensemble, alors que d’habitude, c’est moi qui m’en occupe.» Reviennent les grands classiques : David Guetta, ACDC... Et une musique plus surprenante : «On a une Bulgare qui nous a demandé une chanson bulgare, rit-il. Merci Youtube !»

Malgré cette atmosphère plus intimiste, pas question d'exacerber le chauvinisme au micro. La ligue de volley l'interdit, alors que la ligue de rugby, un sport où les maîtres de cérémonie sont coutumiers des envolées lyriques, demande le strict minimum. Les speakers ont plus de liberté au football. «Les instances ont compris qu’elles étaient trop strictes et que ça faisait partie d’un ensemble, apprécie Jean-Luc. Quand Strasbourg gagne, je suis content, quand ils font match nul, je le suis moins et quand ils perdent, je fais la gueule. Et en ce moment (NDLR : Strasbourg est 19e de Ligue 1), je fais souvent la gueule.»

Marc Maury est LA voix des grands tournois de tennis en France. Il officie bien sûr à Roland-Garros, mais aussi aux Masters de Paris-Bercy et de Monte-Carlo.

Stéphanie Poiret est la speakerine du Rugby Club Toulonnais depuis 2013 et la vice-présidente de l'Association des Speakers et Maîtres de Cérémonie. En vraie Toulonnaise, elle est également chargée de communication dans la Marine Nationale.

Les conditions de travail ont changé, et l’importance des maîtres de cérémonie a été remise en cause par quelques mauvaises langues. Trop bavards pour certains, voire “braillards”. Leur utilité ne se résume pourtant pas à emporter la foule micro en main. Les annonces des hymnes, des minutes de recueillement ou d’applaudissements, des problèmes sécuritaires, les avants-matchs… Autant d’arguments qui poussent Eric à refuser le terme de speaker : «Dire speaker, ça galvaude un peu l’image de maître de cérémonie, s’emporte-t-il. On est le seul pays à donner ce nom-là. Même les Anglais appellent ça un “stadium announcer”. On est des ânes !»

Si les supporters montrent de l’enthousiasme quant au maintien de leur “voix”, ces derniers espèrent un changement de perception chez leurs employeurs. «Présenter des avant-matchs sur les réseaux sociaux a permis de montrer que notre profession ne se résumait pas à parler derrière un micro dans un stade, estime Jérôme Gallo, speaker de l’ASM Clermont-Ferrand. On sait aussi présenter des émissions face caméra. Ça va peut-être changer la vue et la mentalité de certains dirigeants…»

Jérôme est l’un de ceux qui fédèrent le milieu des speakers français. Il a fondé en 2017 l’Association des Speakers et Maîtres de Cérémonie (ASMC), qu’il préside depuis. Une association regroupant 75 membres, qui se définit comme une amicale, mais qui peut jouer un rôle de syndicat quand les circonstances l’imposent. «Près de la moitié des clubs ont renoncé à faire appel aux speakers, regrette-t-il. Cela ne concerne pas que les petits clubs : même le speaker de l’Olympique Lyonnais a failli perdre son travail pendant la pandémie.»

La plupart des speakers sont en effet des intermittents, qui travaillent à la prestation. Pas de match, pas de revenus. Une situation précaire qui a conduit l’ASMC à envoyer un courrier aux ministres du Budget et des Sports pendant le premier confinement : «Vous parlez du sport, mais vous ne parlez pas de nous. On fait pourtant partie du sport, et on ne sait pas ce qui va nous arriver», déplorait la lettre. Depuis, les speakers sont éligibles à une aide de 1500€ par mois pour ceux qui n’ont plus de travail, de quoi «continuer de manger et d’avoir un toit sur la tête» résume, soulagé, l’Auvergnat Olivier.

Une solidarité entre speakers qui leur a permis de sortir de l'oubli général, et d'être mis en lumière. Toujours aussi passionnés par le sport et les échanges avec le public, ils attendent impatiemment le retour à la normale. Dans le monde d’après, les gens pourront revenir au stade. Ils y seront bien accueillis.

Jérôme Gallo est le speaker de l'ASM Clermont Auvergne (rugby) et du Clermont Foot 63. Il préside l'Association des Speakers et Maîtres de Cérémonie qui comptabilise 75 membres, dont certains hors de l'Hexagone !