Sortir du glyphosate, un défi de taille pour les vignerons bordelais

Alors que les débats autour de la dangerosité du glyphosate ont été relancés par l'Union Européenne, de nombreux vignerons bordelais ont choisi de se passer de cet herbicide controversé. Si les solutions alternatives sont déjà là, la perspective d'un monde sans glyphosate pose un certain nombre de défis économiques et nous appelle à repenser nos modes de consommation.
Au milieu des vignes du Château Brethous, rien n’échappe à Cécile Mallié-Verdier. "C’est un travail de tous les jours, j’ai du prendre une semaine de vacances cette année". Lunettes rondes et gilet vissé sur les épaules, la vigneronne repère le moindre morceau de bois oublié entre les rangs. À Camblanes-et-Meynac, à quelques kilomètres de Bordeaux, elle exploite avec son mari Thierry, les seize hectares de vignes du domaine.
“Si on utilise un produit pour tuer l’herbe c’est qu’on n'accepte pas la vie du terroir.”
Après avoir repris le vignoble familial en 1998, la benjamine de la famille tente d'amorcer un virage écologique dès le début des années 2000. Pour elle, plus question d'utiliser de désherbant chimique. “Pendant les dix ans où j’ai utilisé du glyphosate, systématiquement je me disais c’est pas possible, on va trouver une autre solution. Que ce soit pour notre santé mais aussi pour le respect du terroir, si on utilise un produit pour tuer l’herbe c’est qu’on n'accepte pas la vie du terroir, or le sol c’est hyper important. C’est la base pour avoir un bon vin.”
Pendant plusieurs années, le couple de viticulteur va explorer des pistes pour prendre un chemin plus vertueux, jusqu'au déclic. "Ca faisait longtemps qu’on réfléchissait à ne plus utiliser de produits de synthèse et notamment de désherbant donc on avait déjà testé des choses même si ça restait compliqué. Jusqu'en 2008 où mon mari a développé un cancer, et là on a décidé de tout arrêter " explique Cécile Mallié-Verdier. Depuis quinze ans maintenant, le domaine n'utilise plus le désherbant le plus connu, ni aucun autre produit de synthèse.
Le vignoble a eu besoin de quelques années pour s'adapter pleinement et a commercialisé sa première cuvée certifiée Bio en 2012. Un choix pas forcément facile à faire quand on sait que le coût de fabrication d'une bouteille de vin bio est environ 10 à 15% plus cher qu'une bouteille conventionnelle. "On ne reviendrait absolument pas en arrière. Cela demande plus de travail, des machines mécaniques qui sont chères mais on l'a choisi pour des questions de santé humaine et de respect de notre vignoble. Ce travail là est bien plus satisfaisant et enrichissant".
L'Europe relance le débat
Si au Château Brethous, la question du glyphosate est maintenant de l'histoire ancienne, les débats sur l'utilisation du puissant désherbant ont été relancés le 22 septembre dernier avec la proposition de la Commission européenne de reconduire l’autorisation de l’herbicide dans l’Union. L’homologation du glyphosate doit pour le moment prendre fin le 15 décembre 2023. Dans ce contexte, la commission a mis sur la table une prolongation de l’herbicide pour dix ans, faute d’alternatives remplissant les mêmes fonctions.
Sur ce sujet brûlant, les Vingt-Sept n’ont pas réussi à trouver un accord ce vendredi 13 octobre. L’Allemagne s’oppose fermement à une prolongation alors que la France souhaite imposer des restrictions plus importantes et une durée limitée. Un nouveau vote aura lieu en novembre sur ce sujet.
Au premier plan des préoccupations : la dangerosité de cette substance active, notamment utilisée dans le Roundup de Monsanto, racheté depuis par le laboratoire allemand Bayer. Classé comme « cancérogène probable » en 2015 par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l’Organisation mondiale de la santé, l’impact du glyphosate sur la santé des agriculteurs et de la population interroge. En 2021, une enquête de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) appuie ces craintes en pointant du doigt le lien entre l’herbicide et plusieurs pathologies comme les lymphomes non hodgkiniens.

De son côté, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) reste beaucoup plus mesurée. Pour l’agence référence de la commission européenne, l’utilisation du glyphosate ne pose à l’heure actuelle “pas de préoccupation critique”. L’Autorité se base sur près de 2 400 études, pour 180 000 pages lues. Mais le nombre ne fait pas la qualité selon l’ONG environnementale Générations Futures. “Dans les dossiers d’homologation, ce sont les industriels qui font le choix de garder ou d’écarter telle ou telle étude. Ils ont évidemment tendance à écarter les études les plus critiques, sous des prétextes souvent fallacieux, en invoquant par exemple les “bonnes pratiques de laboratoires” explique Cyril Giraud responsable de l’association à Bordeaux.
“Cette étude ne correspond à aucun canon scientifique. ”
Ces "bonnes pratiques de laboratoire" désignent une série de protocoles toxicologiques établis dans les années 1970. Selon la toxicologue Laurence Huc, “les industriels peuvent appliquer facilement ces protocoles, tandis qu’une grande partie de la recherche académique ne le fait plus car cela n’apporte rien aux qualités des études revues par les pairs” détaille la chercheuse de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). “Cela permet d'écarter un grand nombre d'études indépendantes” complète Cyril Giraud.
Les viticulteurs exposés à des risques sanitaires
Pour Laurence Huc l'étude de l'EFSA “ne correspond à aucun canon scientifique” .
“La décision de réautoriser le glyphosate n'est pas basée sur des données sanitaires mais sur des décisions économiques et politiques” critique la toxicologue dans les colonnes de France Info.
À Camblanes-et-Meynac, Cécile Mallié-Verdier partage les inquiétudes des scientifiques. “J’ai un ami qui a développé des allergies extrêmes en utilisant le glyphosate sans prendre de précautions, parce qu'à l’époque on disait “ tout va bien il n’y a pas d’impact sur la santé”.” Elle se souvient des revendeurs de produits phytosanitaires qui vantaient les bienfaits “révolutionnaires” des nouveaux herbicides, mais qui, quelques années plus tard, se retrouvaient interdits. “Chaque année, je devais réapprendre la liste des produits autorisés”. Au bout de 10 ans, elle finira par y renoncer pour se lancer dans le bio. “J’ai compris qu’on allait droit dans le mur avec ce système là”.

Pour autant, les risques sur la santé ne sont pas toujours sujets d'inquiétudes pour les vignerons. C’est le cas de Franck Blanchard, viticulteur en conversion bio à Campugnan : “on se protégeait de la pulvérisation depuis pas mal de temps avec plusieurs techniques comme avec les cabines pressurisées et les combinaisons”. Il avait cependant conscience de la nocivité du produit pour l’environnement, ce qui le poussait à l’utiliser avec parcimonie et à récupérer l'excédent afin qu’il ne se propage pas dans l’air. “On l’utilisait que deux fois dans l’année pour éliminer l’herbe et encore que sur un quart de surface”.
“Il y a quand même eu dans le vignoble bordelais une prise de conscience sur la dangerosité des produits”
Pour Générations Futures, la substance active classée cancérogène probable par le CIRC, est loin d'être la seule à poser problème.“ Les préparations commerciales à base de glyphosate sont dangereuses à cause des autres produits qui lui sont associés. Au contact les uns des autres, la nocivité des produits se renforce, c'est ce qu'on appelle l'effet cocktail. Les produits associés au glyphosate sont souvent gardés secret mais ils posent de vraies problématiques environnementales et sanitaires”, alerte Cyril Giraud. Pour ce militant, la protection censée être apportée par la réglementation n’est pas assurée car l’évaluation des risques et de l’impact sur les riverains comporte des lacunes.
“Ce qui pose également un vrai problème, ce sont toutes les utilisations non réglementaires des herbicides. J’ai pu constater des utilisations du glyphosate dans des fossés alors que c’est interdit pour ce genre de produit”. L’absence de contrôle des pouvoirs publics à ce niveau renforce l'utilisation excessive du désherbant. Ces pratiques illicites sont un facteur supplémentaire d'exposition pour la population.
141 tonnes achetées en 2021
La viticulture est toutefois loin d'être figée, de nombreux vignerons confient avoir arrêté de désherber entre leurs rangs, et prennent aujourd'hui mieux en compte le besoin de réduire leur consommation d'intrants de synthèse. “Il y a quand même eu dans le vignoble bordelais une prise de conscience sur la dangerosité des produits. Que ce soit pour les consommateurs, mais aussi pour les producteurs. On voit aujourd'hui plus de parcelles enherbées qu'il y a dix ans” poursuit Cyril Giraud.
Ces dernières années, la législation s'adapte elle aussi dans la viticulture. Depuis 2022, dans le cadre du plan de sortie du glyphosate engagé par le gouvernement, la réglementation oblige les viticulteurs à n’utiliser l'herbicide que sur 20% de la surface de la parcelle. La dose annuelle maximale est limitée à 450 grammes par hectare et par an. Des avancées non négligeables mais qui ne révolutionnent pas les pratiques des viticulteurs qui, pour la plupart, ne désherbaient déjà que sous leurs rangs de vignes, soit une portion limitée de leur parcelle.
La Gironde truste années après années la première place des classements d’achat de pesticides. En 2021 (dernières données disponibles) le département s’est offert environ 3 400 tonnes de produits phytosanitaires, se classant devant la Marne et la Somme.
En ce qui concerne le glyphosate, le département n’est pas en reste, avec 141 tonnes achetées en 2021. Si les achats ont baissé de 14% dans le département comparé à 2019, la Gironde fait toujours partie des premiers acheteurs de glyphosate en France, derrière la Charente-Maritime.
Le glyphosate est aujourd’hui, le pesticide le plus utilisé au monde. Il représente entre 25 et 30% de l’ensemble des tonnages de pesticides employés.
Carte Adonis d'utilisation des pesticides en France © Solagro
La Gironde est en première ligne face aux différents enjeux soulevés par l’utilisation du glyphosate. Si le premier département viticole de France est en haut du classement en termes de vignobles bio (23%), l’utilisation du désherbant chimique y est toujours massive.
“Le glyphosate c’est un produit très efficace, fiable, flexible d’utilisation et pas cher. Donc dans une agriculture qui met en avant la compétitivité, la baisse des coûts de production et la régularité du résultat, il prend une place très importante” explique Xavier Reboud, directeur de recherches à l’Inrae, qui a coordonné l’étude sur les usages et alternatives au glyphosate en France.
Pour beaucoup de viticulteurs de la région, en sortir est encore inenvisageable à l’heure actuelle, d’abord pour des raisons économiques. “Aujourd’hui se passer du glyphosate ça voudrait dire acheter un nouveau tracteur et engager une personne à temps plein pour désherber mécaniquement nos 50 hectares de vignes. C’est des coûts supplémentaires qui sont très difficiles à assumer” confie Raphaël Pommeraud, viticulteur dans la région de Blaye.
“Les baisses de rendement sont temporaires et pas structurelles”
Dans de nombreux cas, le prix des machines, le coût de la main d'œuvre et la taille de l’exploitation rendent difficile toute projection vers des alternatives. “Si il y a interdiction, on s'adaptera comme on l’a toujours fait, mais ça ajoute encore des contraintes, ça devient compliqué de travailler” conclut l’exploitant.
“Les agriculteurs ont une capacité d'adaptation vraiment incroyable” estime Cécile Mallié-Verdier, qui sensibilise les vignerons dans son entourage par la discussion tout en essayant de comprendre leurs freins. “On est conscient des contraintes, donc on ne porte pas de jugement, chacun fait comme il peut”.

Pour Eric Charmet, vigneron à la cave coopérative de Quinsac en conversion bio après avoir passé trente ans au glyphosate : “il y a un point commun entre celui qui utilise le glyphosate et celui qui fait du bio : c’est très difficile de s’en sortir". Malgré un tournant majeur dans sa manière de produire, il comprend la réalité que vivent les petites appellations face à la diminution de leurs revenus.
Des alternatives mécaniques
Mais une sortie du glyphosate questionne au-delà de l’aspect économique. Les viticulteurs seront-ils capables de produire les mêmes quantités de vins sans l’aide précieuse du désherbant ? Beaucoup pointent du doigt un véritable manque à gagner, notamment les premières années.
“Le passage au désherbage mécanique va amener temporairement des baisses de rendement. En passant les outils utilisés, on va casser certaines racines de la vigne en surface. Pendant un certain temps, la vigne va moins bien s’alimenter, avant de réimplanter un système racinaire plus en profondeur et de retrouver son rendement habituel. Les baisses de rendement ne sont que temporaires et pas du tout structurelles”, temporise Xavier Reboud.
Au Château Brethous, Cécile Mallié-Verdier connaît ces interrogations et les difficultés inhérentes au passage en bio. “Pour se lancer, il faut être conscient que cela demande une disponibilité encore plus forte, on est beaucoup plus à la merci de la météo qu’avec du glyphosate. Ça rajoute une vraie quantité de travail mais la vraie satisfaction pour nous c’est de ne plus utiliser de produits cancérigènes. Avant on commençait par tuer la terre et après on voyait.”
Pour Xavier Reboud : “Le choix de l’utilisation du glyphosate dans l’agriculture intensive moderne est un choix de société. On sait faire sans le glyphosate, l’agriculture bio nous le montre tous les jours. En revanche, les agriculteurs sont dans un message paradoxal ou on leur dit il faut faire plus, mieux et plus propre mais sans jamais avoir de baisse de rendement.”
Ces solutions, Cécile Mallié-Verdier les met en place depuis près de quinze ans.
En l'absence de glyphosate, le désherbage au pied des plants de vigne s'effectue à l'aide d'outils mécaniques. Cécile Mallié-Verdier et son mari Thierry utilisent trois engins pour se débarrasser des herbes envahissantes : une décavaillonneuse, des disques émotteurs ainsi qu'un rotor Herbanet.
Le principe est toujours le même : racler la surface de la terre pour déloger les racines des mauvaises herbes visées. Les différentes lames ou fils des machines mécaniques permettent de s'adapter au sol et aux types d'herbes visées selon la parcelle.
Ces différents outils sont tirés par des tracteurs adaptés et nécessitent environ deux fois plus de passages qu'un épandage de glyphosate.
En complément du désherbage mécanique, Cécile Mallié-Verdier utilise la complémentarité des plantes en semant un mélange de graines bio d’avoine, de fève et de pois pour concurrencer les mauvaises herbes. “ Ces plantes vont avoir un effet complémentaire avec la vigne, comme l’avoine qui va éclater le sol et permettre à l’eau de s’infiltrer et apporter de l’oxygène. Elles vont améliorer la vie microbienne et alléger les sols”. Cette technique permet de fertiliser la terre et constitue ainsi un engrais vert efficace.
Face à la menace des maladies et notamment du mildiou, la viticultrice traite ses vignes à l’aide d’une “bouillie bordelaise”, composée de sulfate de cuivre, et cela trois à quatre fois de plus qu’en conventionnel. “ Ce n'est que du préventif contre le champignon” explique-t-elle. Cette technique implique d’être beaucoup plus dépendant du climat.
Mais se procurer ces machines demande un certain investissement économique. “ Les outils coûtent chacun environ 12000 euros, et il faut trouver quelqu’un qui sait les réparer, les régler, donc ça s'ajoute au prix. Du coup, on achète certains outils en commun avec le voisin” détaille la vigneronne. De plus, suivant la nature des sols, les engins ne seront pas les mêmes. Un paramètre qui peut freiner les vignerons, témoigne Franck Blanchard : “soit il faut qu’on s’équipe de quatre machines en fonction de la typologie du sol, soit on essaye de faire un travail pas forcément efficace à 100%, sachant c’est très énergivore en temps et en carbone car ça multiplie les temps de tracteur par deux”. Pour cette raison, il ne se considère pas écologique.
Cécile Mallié-Verdier, se désole du manque de progrès et d’investissements sur les alternatives : “Ce serait bien qu’on mette plus d’argent sur la recherche et sur les techniques d’amélioration des outils et des complémentarités des plantes dans le semage”.

Les disques émotteurs associés aux doigts kress, font partie des outils de base du désherbage mécanique. © Marius JOLY
Les disques émotteurs associés aux doigts kress, font partie des outils de base du désherbage mécanique. © Marius JOLY


“Seriez-vous prêts à ce que votre consommation de vin vous coûte entre 50 et 100 euros de plus par an ?”
Si le coût de production revient sans cesse dans l’esprit des producteurs, celui-ci a un impact bien réel pour le portefeuille des consommateurs. L’achat des machines, la main d'œuvre supplémentaire, et le temps de travail effectué sont autant de facteurs qui s’additionnent et qui font grimper le prix final d’une bouteille estampillée bio.
Pour Xavier Reboud, chercheur à l’Inrae, la question du glyphosate est souvent mal posée au consommateur. “Plutôt que de demander aux gens s' ils sont pour ou contre le glyphosate, on devrait leur demander : seriez vous prêts à ce que votre consommation de vin vous coûte entre 50 et 100 euros de plus par an ? Et la réponse serait sûrement beaucoup plus mitigée.”
Un modèle de consommation à repenser
“Le bio ne devrait pas être réservé aux riches” défend Eric Charmet, vigneron indépendant à Quinsac, passé en bio après trente ans d’utilisation du glyphosate. “Si on veut que les viticulteurs puissent offrir une plus large distribution de leurs produits, il faut qu’ils baissent les prix. Mais dans le même temps, ils ne baissent pas les coûts de production. Le glyphosate a cet avantage de faire baisser les prix”. Le viticulteur va même plus loin et appelle à une diversification des ressources des vignerons. “Si on s’engage sur la voix du bio accessible à tous, il faudra certainement permettre aux viticulteurs d’avoir d’autres sources de revenu que leurs cultures”.
Un dilemme difficilement soluble pour certains producteurs, qui voient une partie de leur clientèle changer après un passage en bio. Pour Xavier Reboud, ce sont aussi nos choix de consommation qui sont à questionner.
“Le glyphosate n’est finalement que le symbole d’un modèle ou l’alimentation n’est pas payée à sa juste valeur et ou la société vit à crédit sur l’existence d’un pétrole pas cher. C’est tout un modèle de consommation qui entre aussi en jeu dans une future sortie du glyphosate”.
Photos de Marius Joly