Saige Formanoir, un futur en eaux troubles
Des habitants inquiets du quartier Saige Formanoir de Pessac, regroupés dans l’Amicale CNL des Locataires de Formanoir, se sont mobilisés contre le projet de rénovation urbaine du quartier. 1200 personnes sont menacées de déménagements, trois tours, de destruction.
Saige est un quartier d’habitat social de la ville de Pessac. Construit entre 1970 et 1974 par l’architecte Dubuisson (classé patrimoine du 20ème siècle), il est une ville dans la ville, avec ses plus de 4000 habitants. Lieu d’accueil des réfugiés chiliens dans les années 70 (et encore plus en 73 avec le coup d’Etat de Pinochet et la mort d’Allende), le quartier est un morceau d’Histoire qui brasse une population multiculturelle aux nationalités variées.
Avec près de 1500 logements, en majorité propriétés du bailleur Domofrance (1412), le quartier est classé prioritaire par l’Etat, et Quartier de la Politique de la Ville (QPV) par la mairie.
Saige Formanoir,
la dernière des poupées russes
Le projet de renouvellement urbain de la résidence Saige Formanoir, confié au cabinet ELLIPSE, s’insère dans un projet d'aménagement “Saige Montaigne Compostelle” lui-même inséré dans un projet plus grand : “Bordeaux Inno Campus”.
Ce millefeuille de projets empêche toute forme de réflexion ou de concertation entre les concernés et les décideurs selon la CNL : “ un projet dans un autre qui est lui même dans un autre, ce sont de véritables poupées russes qui condamnent à une forme d'impuissance, c’est David contre Goliath”.
Pour les acteurs du projet de renouvellement urbain de Saige, à savoir la mairie de Pessac, Bordeaux Métropole et Domofrance, la destruction-réhabilitation doit permettre de répondre à cinq objectifs : remise à niveau du patrimoine, mixité sociale, ouverture et insertion dans le grand paysage, amélioration du cadre de vie et mixité fonctionnelle.
Des objectifs, qui cacheraient en creux une volonté de “gentrification” pour Monique Torres, présidente de l'Amicale CNL des Locataires de Formanoir, et qui engendreraient une redistribution de la population pauvre de Saige vers les autres quartiers de Pessac, “comme Pessac Magonty où les habitants déjà présents ne veulent pas recevoir une partie de la population de Saige”. Pour elle, le maire pessacais agit pour “reconstituer une offre hors site, pour accueillir des familles avec des revenus plus importants, de classe moyenne”. En d’autres termes pour faire sortir Saige de la nomenclature Quartier Politique de la Ville.
“Les machines à laver ne volent pas des balcons”, Monique Torres
Quant aux problèmes d'insécurité, même s’ils existent, Saige est loin de ce qui s’est dit lors d’un Conseil de Bordeaux Métropole, à savoir que des machines à laver volaient parfois des balcons. La présidente ne réfute pas les problèmes de drogue qui irriguent parfois la vie nocturne de certaines tours du quartier, mais pour elle, comme pour les autres membres de l’amicale, le problème ne se règle pas par la destruction.
Il en va de même pour les problèmes de poubelles, qui font parfois de Saige, une décharge à ciel ouvert "encore un problème lié à la gestion de la ville".
Si les décideurs publics entendent remettre à niveau le patrimoine existant par l’élargissement et la diversification de l’offre d’habitat, cela s’accompagnerait d’une dé-densification des logements sociaux dans le centre de Saige et donc de la destruction d’une partie des logements HLM (356). Une dé-densification qui passerait ainsi par la destruction de trois tours (tours 3-6-9) et une partie d’un bâtiment bas (le 11). En outre, 850 logements locatifs seraient réhabilités et seuls 380 logements devraient voir le jour.
Une modification du bâti social qui devrait s’accompagner, selon le scénario établi (et acté le 23 septembre à Bordeaux Métropole), par le changement d’usages des 109 logements de la tour 8 au profit d’un essor économique créé par l’accueil d’une population “plus jeune et plus entreprenante”, qui passerait notamment par l’hébergement de startups, d’un espace de coworking, et par un habitat destiné aux jeunes actifs, au sein d’une tour renommée « tour Saige Entreprendre ».
Autres éléments phares du projet, une allée de la santé et une « coulée verte » devraient voir le jour. Une coulée verte qui serait d’ailleurs “la plus chère de France” pour Monique Torres et Gérard Vallée de l’Amicale CNL des Locataires de Formanoir, puisque les 540 mètres de long devraient coûter 11,5 millions d’euros, en comparaison, le coût d’un seul kilomètre d’autoroute est de 6,2 millions d’euros.
Retour en 2016, Monique Torres, Gérard Vallée et une dizaine d’autres membres de la CNL apprennent par le maire de Pessac, M. Franck Raynal, l'existence du projet de renouvellement urbain de leur quartier, Saige Formanoir. Très vite, le petit collectif s’organise contre le projet, choisi sans consultation des locataires : “ à l'origine, ils prévoyaient trois scénarios, ils en ont choisi un qui est le troisième scénario, sans demander au locataire si le premier ou le second convenaient.” selon Monique, la présidente de l’amicale des locataires.
“On manque déjà de logements sociaux” Monique Torres
Ces derniers n’ont rien contre le grand projet “Bordeaux, première métropole à énergie positive” mais refusent celui du renouvellement de la résidence de Saige Formanoir, considérant qu’il n’y a pas assez de logements sociaux : “on ne détruit pas des bâtiments comme ça, surtout quand on manque du logement social”.
Au total, ce renouvellement prévoit la suppression de 465 logements sociaux soit 38,5% de l’ensemble locatif de la résidence Formanoir. Selon le conseiller métropolitain et conseiller municipal d’opposition à la ville de Pessac, Sébastien Saint-Pasteur, il y aurait pourtant près de 42 000 logements à la métropole.
Pas de garantie pour les loyers, pas de garantie sur le statut du quartier.
Autre inquiétude partagée par les locataires de Saige : les loyers. A aucun moment dans le projet n’est mentionnée une garantie sur le montant des loyers. Au contraire, Domofrance écrit que : “ Le loyer appliqué sera celui du nouveau logement…”
Un point qui a du mal à passer pour Gérard Vallée (vice-président de l’amicale) : “ça peut être sujet à plusieurs interprétations, ça peut vouloir dire que si on n'est pas en capacité de payer le nouveau loyer, on ne peut pas avoir ce nouveau logement”. C’est toute la CNL qui s’en inquiète et pointe “un déménagement dans des logements divers, dont le coût économique pourrait modifier le montant des loyers, des charges avec des impôts supplémentaires.”
Certains locataires ne seront plus éligible pour ce type de logement comme l’affirme Gérard Vallée : “il se pourrait très bien qu'il y ait des familles qui habitent ici, qui sont concernées par le relogement et qui vont s'apercevoir qu'en fait, ils n'ont plus droit au logement social.”
Un constat partagé par Sébastien Saint-Pasteur : “si vous allez sur un autre type d’habitat, un habitat nouveau, il est possible que vous ayez un logement plus petit, et qu’il soit potentiellement plus cher”.
D'après l'ancienne candidate aux municipales de Pessac, Isabelle Ufferte (NPA) : “cette rénovation va permettre de déclassifier le quartier", qui ne sera plus QPV (Quartier de la Politique de la ville), ce qui autorise l’application de la loi Elan (surloyers pour ceux dépassant le barème d’octroi d’un loyer modéré).
Sébastien Saint-Pasteur analyse différemment : “Pour le quartier politique de la ville, j’ai envie de dire tant mieux si on en sort. Parce que la méthode d’identification d’un QPV repose sur le fait que l’indice de pauvreté soit très supérieur à la moyenne nationale” .
Des habitants en lutte.
Dans leur lutte face au projet de rénovation de Saige, les membres de l’amicale des locataires ont élaboré un projet alternatif de réhabilitation du quartier. Il est réalisé en partenariat avec les architectes Jean-Philippe Vassal du cabinet Lacaton & Vassal, prix Pritzker d’architecture.
Ce projet de réhabilitation n’envisage aucune démolition et coûterait 80 millions d’euros soit 60 millions d’euros de moins que le projet prévu par les pouvoirs publics et Domofrance.
Les membres de l’amicale s'inquiètent aussi du coup écologique du projet de démolition. Selon l’Agence De la Transition Écologique (ADEME) : “La démolition-reconstruction de logements consomme environ de 40 à 80 fois plus de ressources qu’une réhabilitation”. Les membres de la CNL souhaitent montrer ici qu’il est “paradoxal de promouvoir l’aspect écologique de la continuité de la coulée verte quand celle-ci se fait sur la démolition de logements”.
“La meilleure façon de légitimer ce projet c’est de faire trancher la population”
Sébastien Saint-Pasteur ne s’oppose pas frontalement au projet de destruction des tours. Cependant, il est attaché aux principes démocratiques qui doivent être la pierre angulaire de tout projet : “ce à quoi je suis opposé, c’est le fait de l’imposer à une population qui pour le moment a exprimé plutôt un refus [...] il y a une pétition portée par la CNL qui a recueilli plus de 200 signatures, et ce que je prône moi, c’est qu’il y ait une consultation directe, une consultation concernée, pour qu’ils choisissent le destin de leur quartier”.
En plus d’une pétition, la CNL a réalisé une consultation auprès des habitants du quartier. Le résultat ne laisse pas de place au doute mais révèle une participation relativement faible.
La consultation envoyée par la CNL à l’ensemble des élus de Bordeaux Métropole est restée sans réponse. Le vice-président de l’amicale souligne même qu’Alain Anziani, président de Bordeaux Métropole “a refusé de recevoir la délégation envoyée le 24 septembre 2021 à la métropole, et n’a pas daigné répondre aux sollicitations de l’amicale et des deux autres associations de Saige opposées au projet de rénovation”.
Cette consultation s'adresse pourtant directement aux habitants du quartier. Pour la présidente de l’amicale c’est clair : “il n’y a pas eu assez de consultation des habitants du quartier, les premiers concernés n’ont que peu leur mot à dire -voire- ne sont pas au courant”.
Gérard Vallée exhorte par ailleurs les participants à la consultation de la CNL à se rassembler de manière active, “pour faire changer la donne du bailleur. Si les locataires disent qu’ils n’ont pas été écoutés ou consultés, cela fera bouger les lignes”.
Pour le conseiller municipal de Pessac, la question de l’urbanisme démocratique reste un point crucial puisque “la concertation de Bordeaux Métropole, qui n’était pas concluante, et qui ne fondait pas assez la légitimité de cette proposition (puisqu’il y avait très peu de gens qui y ont participé) a été adoptée, et qu’en contrepartie, on avait cette pétition de la CNL qui démontre qu’il y a plus de gens opposés”.
Une lueur d’espoir pour les membres de l’amicale
D’après le programme officiel, autorisations administratives et début des travaux ne devraient pas arriver avant 2023 et 2024. De quoi laisser une chance aux membres de l’amicale, habitants de Saige et élus, partisans d’une réhabilitation sans destruction, d’arriver à infléchir la décision des acteurs publics.
Contactée, la métropole n'a pas souhaité répondre à nos questions.