Rap de l'ombre
Au paradis de l'électro, de la house et de la transe, le rap s'est enraciné dans l'underground. Récit d'une musique old school et radicale.
“Cette île est trop petite. Comment peut-on exister dans le rap?” Au fin fond de l’allée d’Espagne, le petit salon de tatouage Magnetic Island tente de se faire sa place entre les magasins et les commerces. À l’intérieur, des dizaines de graffitis en tout genre s’accumulent sur les murs noirs tagués à la bombe.
Amel Lady Soul écoute les dernières maquettes de ses futurs morceaux. Du Rn’B léger et solaire, ponctué de nombreux backs dignes d’une chorale de gospel. Puis elle balance l’un de ses anciens sons. Du rap pur et dur. “I’m a Lady Soul ! I’m a Lady Soul (han !)”
“Mon salon de tatouage est un sanctuaire pour le hip-hop. À Ibiza, les lieux comme celui-là se comptent sur les doigts d’une main”, soupire la chanteuse. Amel n’est pas une native de l’île. Elle est arrivée ici en 2015.
Dans sa bande, Hosh est l'un des précurseurs du hip-hop. Bob sur le crâne et dégaine de rappeur américain, il était le premier graffeur sur l'île. Au fils des mois, il a su fédérer tout un crew autour de lui : The Black Panthers.
À ce stade, toujours pas de musique, seulement une dizaine d'illuminés arpentant les rues à la recherche d'une surface vide pour y graver leur blaze.
Pourtant, le rap restera encore tapis dans l'ombre avant que ne soit craché le premier "seize mesures" de l'histoire d'Ibiza. Il sortira des tripes d'un homme, celles de Test Farm et de son groupe 13 12 A [IBIZA]. La scène rap est née.
Test Farm a bercé plus d'un Ibicenco. Cristo Corona est l'un d'eux. Il est de passage dans un autre grand spot du hip-hop d'Ibiza : le shop Ezk8. Le MC se rappelle les premiers sons qu'il a écoutés. “Du rap classique, influencé par les Etats-Unis. Ils écrivaient en anglais parce qu'ils ne savaient pas qu'on pouvait le faire en espagnol, ricane Cristo. C'était le tout début.”
Fight underground
De nombreux rappeurs débarquent dans les années 2000. C'est d'ailleurs à cette époque que Cristo Corona écume ses premiers "open mics". Le MC enfile ses lunettes de soleil et pointe du doigt le tatouage “hip-hop” inscrit sur son tibia. “Ce n’était pas un mode de vie comme aujourd’hui. On ne pesait rien, on était peu. Mais on voulait se battre." Au début des années 2000, les premiers concerts voient le jour. Un semblant de structure se développe.
Le rap ibicenco monte en gamme grâce à l’essor du breakdance. Une avancée constante mais discrète, à contre pied de l’électro qui fait danser l’ensemble des discothèques de l’île. L'enracinement se propage jusqu’à la fin des années 2000. Ailleurs, le rap est de plus en plus mainstream. En Espagne, les premières réussites commerciales d’artistes comme Tote King ou Mala Rodriguès résonnent. Sur la petite île baléarique, rien ne se profile à l'horizon.
Le visage de Cristo se crispe. Comment évoquer la suite des événements sans parler de stagnation ? L’ADN même de la scène rap ibicenca –les groupes et collectifs– s'entre-déchirent. La scène rap explose, tout part en vrille. L’un des groupes emblématiques de la période, le Nexus Crew, est dissous en 2013. Les 23 MC's tracent chacun leur route. Le plus souvent, loin de la musique.
C’est à cette époque qu’Amel Lady Soul prend l’avion de sa Costa Blanca natale et atterrit à Ibiza. Là, elle déchante. Habituée à vivre de sa musique sur le continent, elle se confronte à l'absence de rap sur l'île. “C'était le désert. Les gens ne se déplaçaient pas pour soutenir des artistes ibicencos. Le hip-hop n'existait pas.”
Dans les souterrains, une poignée de rappeurs grouillent toujours. Parmi ces résistants, la majorité est partisane du boom-bap. Seul contre tous, Cristo Corona assume sa musicalité issue de son influence reggaeton. Pour lui, cette scène hip-hop déstructurée se tire une balle dans le pied : “J’ai du mal à m’entendre avec les autres. Ils préfèrent se concentrer sur le boom-bap. Quand je leur parle de ma vision, ils répondent : “ça ne marche pas comme ça.”
“L’ambition et la dalle”
La nouvelle vague consomme et crache old school. À San Antonio, les membres de Street Sharks sont les princes de la ville. Les deux MC’s ont l’habitude de déchaîner leurs flows. “On a des plages, les touristes profitent… C’est super. Mais il y a des gens qui travaillent, toute une classe oubliée qu’on essaie de dépeindre. Pour raconter cette vie parallèle, rien de plus efficace que le style de nos aînés”, martèle Sandy, membre du tandem.
Aujourd'hui, ils ont profité de leur venue pour freestyler sur la petite place qui fait face à la carrière de Canàries. Un sample soul s'enveloppe autour d'une basse minimaliste. Puis le drop se lance, et les tourbillons de rimes s’entremêlent.
“Sur le terrain, seuls les meilleurs te rendent plus forts / On mène bataille jusqu’à la dernière goutte / Sueur et sang, mes crampes témoignent / J’ai l’ambition et la dalle.”
Sur Youtube, il est rare de croiser un son de rappeurs ibicencos dépassant le millier de vues. Street Sharks, comme d’autres, accumulent succès d’estime, sans aucune reconnaissance du public. “Les gens consomment des hits. Si tu veux être connu, il faut que tu chantes. Notre rap, c’est l’hiver à Ibiza. Ça nous va, même si c’est moins glamour.” Un art "No future" au pays des lendemains oubliés.