Dans les eaux de l'Ariège
Qui veut la peau
de la truite fario ?

La truite fario ne pointe plus autant qu'avant le bout de ses nageoires. Remonter la rivière Ariège depuis Tarascon, c'est suivre la piste de ce poisson totem des Pyrénées. Entre réchauffement climatique, barrages hydrauliques et maladies aquatiques, la dame des torrents craint pour son avenir.
A partir de Tarascon-sur-Ariège vous entrez dans son domaine. "Mon royaume" pourrait-elle même clamer tant les pêcheurs de France et parfois de Navarre viennent la taquiner en nombre. La truite, fario de son nom royal, vit ici et jusqu'à la source de l'Ariège et de ses affluents à la frontière de l'Andorre.
En ce dimanche 16 mai brumeux, peu de pêcheurs bravent le mauvais temps sur les berges ou dans les rapides à bas fond. Attendez, si. La truite en aperçoit un qui pointe le bout de sa canne dans Tarascon, à la confluence de l'Ariège et du Vicdessos. "Ça devient compliqué la pêche ici. Avant il n'y avait que des truites fario, maintenant les poissons blancs remontent vers Tarascon" peste Charlie envers ces spécimens de plus basse altitude qui viennent ici profiter du réchauffement des eaux.
Une autre congénère dérange la fario. La voilà nez à nez avec "l'arc-en-ciel enfarinée" qui n’a rien à faire là. Plus vorace, facile à pêcher et introduite de façon artificielle à Tarascon-sur-Ariège et en aval, la truite arc-en-ciel ne fait pas le bonheur des initiés. Mais pour les pêcheurs néophytes qui ne maîtrisent pas les techniques d'eau vive, c'est le moyen de ramener un trophée digne de ce nom. "Quand vous mettez 10 truites arc-en-ciel le vendredi soir, le dimanche il en reste 3 !" envoie Laurent Garmendia, directeur de la Fédération de l'Ariège de pêche et de protection des milieux aquatiques. L'arc-en-ciel n'aurait pas le temps de nuire à sa noble cousine fario.
Car voilà plusieurs années qu'on s'inquiète en bord d'Ariège : la truite fario se ferait de plus en plus rare. Un déclin pas si évident à prouver selon la Fédération de pêche. Elle recense, chaque année, les populations de poissons selon des pêches effectuées à différents endroits de la rivière. A partir de ces relevés conduits sur plusieurs dizaines d'années, la fédération pointe des déséquilibres d'une année sur l'autre. Le couperet tombe en 2020 : un arrêté préfectoral contraint les pêcheurs à ne pas capturer plus de deux truites fario par jour.
L'Ariège demeure une rivière poissonneuse et propice aux poissons de torrents et c'est bien ce qui attire les amateurs de toute la région . "Je viens autour de Tarascon depuis cinq ans exprès pour pêcher la truite fario" jure Henri Montaud, pêcheur fraîchement retraité originaire de l'Aude. Notre truite l'a croisé ce matin-là du côté d'Ussat-les-Bains, attirée par son accent du Midi et sa gouaille. Elle a même mordu à son hameçon. Mais pas de panique. "Je ne les tue pas car je veux profiter encore longtemps de la rivière" assure Henri.




Les nymphes utilisées par Henri pour taquiner la truite sauvage / Carla Monaco
Les nymphes utilisées par Henri pour taquiner la truite sauvage / Carla Monaco
Lui, qui initie son beau-frère aux rudiments de la pêche d'altitude, a sorti "deux belles fario de l'eau ce matin". Avec la nymphe en plomb pendue au bout du fil, le retraité aguerri sait comment faire venir le beau poisson.
Mais depuis quelques temps, un nouveau fléau le rend anxieux. "On voit beaucoup moins de jeunes truites depuis qu'il y a la PKD".
Trois lettres qui font trembler tous les amoureux de la rivière et la truite fario en première ligne. La PKD, qui prolifère à partir de 14 degrés, est une maladie qui touche principalement les reins mais aussi le foie ou la rate des alevins - les jeunes poissons - jusqu'à provoquer leur mort. Elle est diagnostiquée de façon certaine et pour la première fois dans la rivière Ariège en 2017. Quand la PKD est découverte, la truite se dit qu'elle pourrait y jouer sa survie. Mais tout ne s'explique pas par la maladie pour les autorités.
"Si les poissons ont pondu dans des graviers et que là-dessus arrive une crue monstrueuse, alors tout est détruit. En réalisant des mesures qui montrent qu’une population de poissons diminue, on peut conclure que c’est à cause des crues, si elles sont survenues ces années-là. En revanche, quand on essaye de diagnostiquer d’autres causes, telle que la PKD, c’est très difficile car le milieu est perturbé par tout ce qui se passe dans l’environnement : des crues mais aussi des aménagements artificiels ou une pollution" développe Laurent Garmendia.
Pourtant, la PKD a rapidement été un bouc-émissaire, tenue pour grande responsable des maux de la truite fario. Une épidémie mortelle qui se répand à grande vitesse et foudroie les reines des torrents ?
France 3 titrait même en 2018 : "A cause d'un parasite, le nombre de truites coule à pic". Un lien de causalité pas si simple pour les autorités et les associations.
Plusieurs ennemis assaillent donc notre truite. Chaque été, elle a les écailles qui chauffent. On manque d’oxygène sous l’eau. Il faut se débattre dans des cours dont les niveaux diminuent d’année en année. Non, l'Ariège n'échappe pas au changement climatique. "D'ici 2050, l'ensemble des bassins versants de la Garonne, dont ceux de l'Ariège et du Salas, vont connaître une forte baisse des débits moyens" alerte Stéphane Di Mauro, chef adjoint du service départemental de l’Office français pour la biodiversité (OFB).
Ceci dit, pour nos interlocuteurs, le réchauffement de l'eau est une circonstance aggravante qui ne peut être désignée comme la seule cause à la fragilisation des milieux aquatiques.
Sous le pont de Tarascon-sur-Ariège, la reine des rivières ariégeoises slalome entre les plantes, des renoncules aquatiques pour être précis. Le fond de l’eau est vert quand il fait encore frais. Quand la chaleur commence à se faire sentir, des fleurs blanches éclosent au bout des tiges serpentines des renoncules. Face à une flore aussi envahissante et cotonneuse, qu'on n'observait pas avant, les pêcheurs sont bien embêtés pour taquiner la poiscaille. Une prolifération due, ici encore, à différents facteurs selon Henri Delrieu, porte-parole de l’association militante Le Chabot. Le réchauffement bien sûr mais pas que. L’absence de remaniement des fonds engendré par des débits affaiblis favorise aussi l’ancrage des renoncules aquatiques dans le sol. Et un enrichissement de l’eau auquel les stations d’épuration ne sont pas étrangères...
Début mai, notre belle truite mouchetée passe à proximité de la station de Mercus-Garrabet. Avec Mathias Fromard, habitant de la commune, ils ont la mauvaise surprise de voir des matières boueuses et des déchets solides comme des serviettes hygiéniques sortir du tuyau de rejet. « Le fond de la rivière était colmaté sur plusieurs dizaines de mètres » témoigne le pêcheur qui en est à son douzième signalement en deux ans. Les stations d’épuration s’égrènent tout le long du tracé de l’Ariège. Selon Henri Delrieu, elles ont « la fâcheuse habitude de dysfonctionner régulièrement. » Une épuration laissant à désirer qui engendre la prolifération des plantes aquatiques. « Une eau trop riche et de mauvaise qualité contribue à ce phénomène. Mais ces plantes sont bénéfiques : elles pratiquent une épuration des rivières qui complète celle déficiente des stations » poursuit le porte-parole du Chabot. D'autant qu'elles peuvent devenir un paradis aquatique pour la faune. "Les herbiers peuvent constituer des zones de ponte pour certains insectes comme les libellules. Leur développement augmente les ressources des prédateurs aquatiques comme la truite" argumente le botaniste François Prud'homme.
Parmi les autres infrastructures érigées par les humains sur le chemin des fario, il y a, tout en haut des montagnes, là où les cours d’eau les plus purs démarrent leurs courses vers l’océan, ces géants de béton concaves. Et c’est ici, aux confins de l’empire de la truite, que se joue le cœur du problème. Construits dès la première moitié du XXe siècle, les barrages et centrales hydroélectriques retiennent les eaux de haute altitude pour produire le courant des mortels d’en bas. “On a plus de 130 centrales hydroélectriques sur le département de l’Ariège. Vous vous retrouvez parfois avec des portions d’eau qui sont en débits réservés, avec des volumes très faibles” commente Stéphane Di Mauro. Au-dessus de Tarascon, sur l’Ariège et tous ses affluents, 12 barrages modifient les puissances des cours d’eau. En plus de ces retenues, 13 déviations conduisent l’eau à travers des tuyaux, privant les rivières d’une partie de leurs volumes. De quoi bouleverser brutalement le fragile équilibre du monde aquatique.



Première conséquence évidente : le réchauffement des eaux, qui lui-même favorise les ravages de la PKD. Oui chère truite, la revoici qui te menace.
Barrages, ton univers impitoyable, qui compromet la tranquillité de la fario, encore plus pendant une période de réchauffement climatique inédite. “Les 4 derniers étés constituent les plus chauds relevés dans la rivière Ariège depuis que l’on a commencé les relevés en 2006” avance Laurent Garmendia. La fédération de l’Ariège de pêche ne souhaite pas communiquer ses relevés de température de l’eau. Et son directeur prend garde “à ne pas faire l’amalgame entre météo et climat.” Si le réchauffement climatique en rajoute une couche sur les épaules déjà lourdes de la truite fario, il demeure un problème global aux conséquences encore indirectes.

Illustration Louise Baratault
Illustration Louise Baratault
Truite, tu as donc toutes les raisons d’accuser les humains de malmener ton environnement. Il va falloir te battre pour garder ta place. “S'il y a un réchauffement accru de l’eau, ça peut favoriser le développement d’espèces exotiques envahissantes. Ce seront les espèces les plus opportunistes qui en profiteront. En changeant les caractères du milieu, les plantes et la faune autochtones vont en souffrir” pointe le botaniste François Prud’homme.
Un son de cloche qui ne fait pas plaisir à notre battante des eaux froides. Elle nous rappelle qu'elle en a déjà assez bavé. Si l'eau claire de l'Ariège inspire une certaine pureté, il ne faut pas se leurrer. Par le passé, les usines d'aluminium Pechiney ont laissé des terrains très pollués en Haute-Ariège. Des séquelles aggravées aujourd'hui par les phytosanitaires utilisés en agriculture. Pour le moment, le département de l'Ariège achète relativement peu de ces produits comparé à d'autres régions comme les Hauts-de-France. Néanmoins, ce nombre est en hausse conformément à la tendance nationale selon une étude de l'OFB et du ministère de la Transition écologique sur l'eau et les milieux aquatiques publiée en 2020. Avec un acteur très médiatique à la clé : le glyphosate. Un désherbant épandu sur de grandes surfaces en Haute-Garonne. Une malheureuse technique qui se répand dans le nord de l’Ariège notamment autour de Pamiers et Mirepoix.
Il fait beau à Ussat-les-Bains en ce mercredi après-midi. Les enfants n’ont pas école, ils sont venus apprendre à pêcher auprès des adultes expérimentés. Les rayons du soleil caressent les eaux chatoyantes de la rivière. Concentrés, patients, les gamins sont prêts à taquiner le vairon, un tout petit poisson d’eau douce. A quelques mètres de ce paisible tableau, la truite fario écoute attentivement Laurent Sentenac, manager de l’équipe de France Europe de pêche et vice-président du club Mouche de l’Ariège : « La pêche est dans un tournant aujourd’hui. Nous sommes confrontés à pas mal de dilemmes et d’interrogations. » Lui-même s’essaie à une pêche sportive dite « no kill » consistant à relâcher le poisson après que celui-ci ait mordu à l’hameçon. Si Laurent y voit une « démarche responsable », ce n’est pas de l’avis de tout le monde notamment des antispécistes. « Et puis il y en a qui pêchent toujours comme il y a quarante ans. Ils payent leur carte de pêche une centaine d’euros et se donnent le droit de ne pas être responsables, de ne pas respecter les écosystèmes ».
Sa petite fille vient d’attraper plusieurs vairons d’affilée ; bien la fille de son père. Elle les retire soigneusement de l’hameçon avant de les faire glisser dans un grand sceau d’eau. Ici, à l’école de pêche, les enfants sont sensibilisés à cette « pratique écoresponsable ». Et nos pêcheurs pédagogues comptent bien sur eux « pour faire le boulot » auprès des parents et des grands-parents.
La belle fario nous fait signe qu’elle va partir vers des courants un peu plus froids. L’arrivée du mois de juin ouvre la saison des fortes chaleurs. Avant de nous tourner le dos, elle acquiesce, la mine anxieuse, à la préoccupation de Laurent : « Je m’inquiète pour août et septembre. Il n’y aura pas beaucoup d’eau dans notre Ariège. » Nom d’un saumon, faîtes que notre truite puisse se désaltérer comme les bipèdes à nouveau stationnés en terrasse. Histoire qu’on puisse lui taper dans la nageoire si on repasse un jour sur ses terres.