Quand les quartiers populaires deviennent des lieux touristiques

Le Grand Parc, Saint-Michel, Bacalan, Belcier... Ces quartiers de Bordeaux ne sont pas les plus touristiques à priori. Et pourtant, proposer un nouveau regard sur ces lieux, tel est l'objectif que s'est lancé l'association l'Alternative urbaine depuis 2016.
Samedi 2 octobre. 10 h 45. Arrêt de tram Grand Parc. Olivier est rejoint par les visiteurs. Mélanie, une bénévole de l’Alternative urbaine, l’accompagne. La cité baigne dans une lumière éclatante. En guise d’entrée en matière, Olivier raconte quelques plaisanteries. Ses yeux bleus sourient à travers ses lunettes de soleil.

Olivier dirige la visite du Grand Parc
Olivier dirige la visite du Grand Parc
Avant de pénétrer dans le quartier, l’éclaireur explique que le Grand Parc fait partie des grands ensembles construits au lendemain de la seconde guerre Mondiale. Mériadeck étant devenu insalubre, Jacques Chaban-Delmas, le maire de l’époque, voulait reloger les habitants non loin du centre ville ainsi que les nouveaux arrivants issus de la vague migratoire.
L’entrée dans la cité confronte les visiteurs aux grandes barres d’immeubles et à un premier grand espace vert. Bien que présenté comme très propre et entretenu, le parc est parsemé de quelques déchets. Au loin, on entend la circulation et le chant d’une femme depuis sa fenêtre. Pourtant, cette partie du Grand Parc est présentée comme la moins vivante : auparavant, elle était habitée par des membres des forces de l’ordre. “On l’appelle “chat”, parce qu’il n’y a pas un chat”, raconte Olivier.



Une ville dans la ville
L’éclaireur guide les promeneurs vers les entrailles du quartier du Grand Parc. Il parle d’une “ville dans la ville”. Les habitants ont en effet accès à de nombreux commerces et infrastructures. Seul un bar manque à l’appel, précise Olivier en riant. Entre différents lieux de culte, une épicerie bio et locale, et le salon de coiffure se dresse le plus emblématique de tous : le vidéoclub de YOYO. Dernier établissement de ce type à Bordeaux, YOYO Vidéo est contre le streaming gratuit. Ce commerce est une véritable institution dans le grand parc depuis les années 80. Grand cinéphile, l’homme qui tient l’enseigne a joué un rôle de passeur culturel en initiant les jeunes de la cité aux films d’auteurs avant l’arrivée des plateformes de streaming.
YOYO vidéo, le dernier vidéo club de Bordeaux
YOYO vidéo, le dernier vidéo club de Bordeaux
Chaque bâtiment a une histoire : les bâtiments G, H et I par exemple, ont été rénovés à l’occasion de l’entrée de la ville de Bordeaux au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2007. Aujourd’hui, les immeubles d’argent aux jardins d’hiver se détachent du ciel. Olivier raconte l'histoire des trois bâtiments GHI avec fascination. Dans les années 80, c’était un endroit redouté par certains. La ville avait alors fait appel au cabinet d'architecture parisien Lacaton & Vassal, récompensé du prix Pritzker en 2021, pour réhabiliter le quartier. À présent, ce sont des bâtiments prisés.
La marche sillonne à travers différents espaces emblématiques du quartier. Le marché, ses clients et ses odeurs dégagent une joie de vivre. Plus loin, Olivier s’arrête et présente avec fierté la salle des fêtes du Grand Parc. C’est une salle de renommée mondiale inaugurée en 1965. Elle a vu passer Bob Marley, The Clash, Nirvana, The Cure et bien d’autres artistes. Des musiciens qui bien souvent avaient une implication politique et sociale à travers leur musique. Olivier y perçoit une symbolique liée au fait de jouer dans un quartier comme celui-là. Fermée dans les années 90, elle a été rouverte en 2018 suite à une pétition lancée par les habitants.
Un projet pour changer les regards
“C’est important de faire connaître les endroits plus méconnus de la ville sachant que la plupart des gens qui participent aux balades sont des Bordelais.”
Selon l'éclaireur, faire visiter le Grand Parc est important pour pouvoir casser les préjugés.
Ce projet de tourisme de proximité est né dans l’esprit d’Elodie Escusa, l’actuelle co-présidente de l’Alternative urbaine. Médiatrice d’un quartier prioritaire de la métropole et habitante de Saint-Michel, elle s’est intéressée aux histoires des riverains. Elle s’est rendue compte que les récits permettent réellement de changer les regards. Auparavant, elle avait réalisé une enquête ethnographique sur le quartier peu réputé de Soweto, au Sud Est de Johannesburg. Elle a pu observer que la population se saisissait d’une offre touristique pour faire visiter leur quartier. Ces deux découvertes l’ont inspirée pour développer une forme de tourisme par l’habitant.



Une démarche partagée par la Ville
Cette initiative de faire découvrir les quartiers plus populaires n’est pourtant pas nouvelle. Les services municipaux proposent les mêmes expériences que celle de l’Alternative urbaine depuis 2012. Pour autant, Julie Guiroy, guide conférencière pour le visites urbaines ne témoigne pas d’une potentielle concurrence : “L’alternative urbaine fait appel à des personnes en réinsertion sociale pour les éclaireurs urbains, tandis qu’avec les services municipaux, les visites sont réalisées par des médiateurs patrimoniaux qui ont une formation de guide conférencier.”
D’après elle, les formules de visites proposées par les deux organisations sont très différentes et même complémentaires. Julie Guiroy indique par ailleurs qu’elle participe avec son service à la formation des éclaireurs urbains.
Les visites urbaines sont en tout cas très bien perçues par les habitants des quartiers visités. Olivier raconte qu'il y a beaucoup d'interactions avec eux durant les balades. Pendant la visite du Grand Parc, Philippe* reconnait l'éclaireur et le salue avec enthousiasme. Sarah*, employée à l'office du tourisme, déplore l’arrivée depuis deux ans de nouveaux habitants qui ont tendance à confondre les quartiers. Elle pense notamment que pour ces personnes-là qui ne sont pas bordelaises, ces visites sont très intéressantes. Elles permettent de ne pas effacer les identités des différents endroits de la ville. Mais il reste tout de même une marge de progression. Les activités et visites de ces quartiers sont toujours majoritairement fréquentées par les métropolitains. Attirer davantage de touristes, tel est donc le prochain enjeu de ces balades urbaines.
*Les prénoms ont été changés.