Précarité,
à la vie, à la mort

Sans-abris, pauvres ou isolées, les personnes précaires le restent jusque dans la mort. À Bordeaux, associations et collectivités se mobilisent pour conserver la dignité de ceux qu'on appelle les « indigents ».

© Louise Fornili

© Louise Fornili

« Une jeune SDF retrouvée morte ». Quelques mots bien peu humanisants pour parler d'une jeune femme très réelle, décédée à la rue. Les seuls mots qu'ont utilisés La Dépêche ou Sud Ouest pour raconter la disparition de Margot, 18 ans.

Victime d'une overdose, la jeune femme a été retrouvée morte devant la Fnac de Bordeaux, le 18 juillet 2020 vers 9h. Le déclic pour la marche bordelaise en hommage aux morts de la rue : 18 ans à peine, Margot était très appréciée dans la communauté des sans-abris bordelais. C'était la mort de trop. Plusieurs associations ont organisé une marche commune pour faire exister dans la mémoire collective et « redonner leur dignité » aux oubliés de la rue. 

Présidente de l'association La Maraude du cœur, Estelle Morizot a été particulièrement choquée par la mort de Margot, « je lui donnais à manger la veille ». Initiatrice de la marche, Estelle sait que rares sont ceux qui bénéficient du même traitement que Margot. Sa mère, élue locale, a rapidement appris son décès dans les médias et a tout fait pour que sa fille soit enterrée dignement. Elle a refusé qu’Estelle soit présente : « elle ne voulait pas que sa mort soit instrumentalisée. »

« Je n'ai assisté qu’une seule fois à l'enterrement d’une SDF : Justina. Très appréciée, la communauté de l’église dans laquelle elle priait a créé un cagnotte pour lui organiser une cérémonie. »

Si leur vie est indigne, la mort des personnes sans-abris ne l’est pas moins. Dans le froid, dans la maladie, ils décèdent surtout dans l’ignorance. Estelle se souvient : « une fois le corps d’un SDF est resté dans une benne à ordure un mois. On l’a su grâce aux aveux des mecs qui l’avaient tué. »

Estelle aurait dû être de ceux-là. Avant de créer La Maraude du coeur, elle est restée SDF pendant sept ans. Elle raconte : « Quand je dormais à Pey Berland, le mec qui nettoyait les tags m’a réveillée. J’ai vu son visage hyper angoissé et il m’a dit : “désolé, je voulais vérifier que vous étiez bien vivante”. »

Cela faisait trois jours qu’Estelle n’avait pas bougé de son banc. Sans le chargé de la mairie, personne n’aurait prêté attention à elle. Estelle aurait pu mourir dans l’indifférence la plus totale. Comme la majorité des 826 personnes sans chez-soi ou ayant connu cette condition dans leur vie mortes en France en 2023.

Nombreux sont celles et ceux qui meurent à la rue. Bien peu peuvent vous dire ce qu’ils se passe ensuite. Estelle elle-même ignorait tout des carrés des indigents.

Indigents, qui êtes-vous ?

Contrairement à ce que beaucoup semblent croire, les personnes SDF ne sont pas condamnées à la fosse commune. Les mairies ont pour obligation d’inhumer toute personne pour une durée d’au moins cinq ans. La durée effective varie selon la capacité de chaque commune. À Bordeaux, les exhumations actuelles sont celles des défunts enterrés en 1990.

Lorsqu'un défunt n’a ni ressource ni famille pour subvenir aux obsèques c’est à la commune de s'en charger. Ce sont eux qu’on appelle les « indigents ». « On doit avoir la preuve que le défunt n'a pas eu d'enfants. S'il en a, même s'ils n'ont plus de contact, ils ont l'obligation de prendre en charge les obsèques, s’ils en ont les moyens. [au moins 1 500 € de ressources dans le cas de Bordeaux, NDLR] », explique Frédéric Royer, conservateur adjoint des cimetières bordelais.

Pour répondre à cette obligation, ces personnes sont enterrées sur des terrains non concédés. Ce « carré des indigents », qu'on pourrait confondre avec une plaine banale, au fin fond du cimetière nord de Bordeaux, semble vouloir être caché. Seul signe de leur présence : des allées de béton qui traversent cette étendue de terre couverte d'herbe. Seul lieu de la ville dédié aux indigents, ils sont plus de mille à y être enterrés. Une centaine d'inhumations par an.

Pour chaque indigent, la mairie s’occupe du transport du corps, du cercueil puis de la mise en terre. « Chaque année, on met en concurrence les pompes funèbres pour trouver les moins chères », explique Frédéric Royer. Ce qui ne signifie pas low cost pour autant. Le conservateur reconnaît : « on pourrait faire appel à des pompes funèbres bon marché, avec des cercueils en carton par exemple, mais on ne le fait pas. On choisit des cercueils classiques, en bois. »

Cette tombe n'appartient à personne

Devant chaque emplacement, une petite plaque de 5 cm indique un numéro de rang, le nom du défunt et la date de décès. Quelques-unes n'arborent que la mention « PERSONNE INCONNUE », soit parce qu’aucun document n'a permis de les identifier, soit parce que le corps était en décomposition avancée. « Pour les personnes enterrées sous X, ça se fait très rapidement, dans la plus stricte indifférence. Ça dure un quart d’heure. », explique Frédéric Royer.

L’exploitation du chagrin

S’il est obligé de travailler avec eux, Frédéric Royer reste critique vis-à-vis des pompes funèbres : « elles sont excessives dans leurs tarifs ». Le conservateur dénonce des entreprises qui « veulent faire du chiffre ». Une étude UFC Que choisir, publiée en 2019, estimait à 3 815 euros le prix moyen d'une inhumation – hors caveau et concession. Pour lui, les prix ne s'expliquent pas seulement par les coûts de l’entreprise. « Parfois, ils facturent des prestations qui ne sont pas indispensables pour des obsèques », accuse-t-il.

© Louise Fornili

© Louise Fornili

On vit pauvre. On meurt pauvre. Ça apparaît comme une fatalité, mais des voix s'élèvent et refusent cette destinée funèbre. Des bénévoles, des entreprises ou des collectivités s'attèlent à changer les règles du jeu.

Depuis 2016, des coopératives funéraires voient le jour pour faire face au « business de la mort ». Inventées au Canada, ces entreprises veulent lutter contre « l'exploitation du chagrin ». Elles proposent aux familles des obsèques sur-mesure, éco-responsables et, surtout, à des prix plus abordables que ceux des grandes entreprises. 

La coopérative bordelaise Syprès, fondée en 2019 par Olivier et Edileuza Gallet, a décidé de faire front face aux monopoles du secteur. Sans actionnaires à qui verser des dividendes, ils affirment vouloir « protéger les familles de la survente ». Leur devis type pour une inhumation annonce un montant net à payer de 3 006 euros, soit 11 % de moins que le prix moyen.

Vends pierre tombale, déjà utilisée

La mairie de Bordeaux met aussi la main à la pâte pour réduire le coût des obsèques. Depuis décembre 2023, la commune a créé un service de « marbrerie solidaire ».

Quand une concession prend fin, les monuments récupérés échappent à la destruction. Ils sont revendus pour profiter d'une seconde vie. Réservés en priorité aux résidents bordelais, ils coûtent entre 150 et 300 euros. Ils sont répertoriés dans un catalogue consultable en ligne et dans les bureaux des trois cimetières de la ville.

Un monticule de terre, c'est la seule pierre tombale dont bénéficient certains défunts © Louise Fornili

Un monticule de terre, c'est la seule pierre tombale dont bénéficient certains défunts © Louise Fornili

Sur certains emplacements, la nature reprend ses droits © Louise Fornili

Sur certains emplacements, la nature reprend ses droits © Louise Fornili

Vous n'êtes pas seul

Plus qu’une pierre tombale ou un emplacement, ce qui manque souvent à ces obsèques, c'est une présence, un dernier hommage. « Margot avait de la chance, elle avait de la famille », constate Estelle Morizot. Tout le monde n'a pas cette chance, et ça ne s'arrête pas aux sans-abris. Nombreuses sont les personnes qui meurent seules. Sans proches pour les accompagner ou leur dire au revoir. 

Le collectif Morts isolés collabore avec les pompes funèbres pour assurer une présence à ces enterrements. Un geste « simple mais significatif » pour Vivien, bénévole. 

« Quand on est pas concerné, on ne se rend pas compte », souligne le bénévole, sensibilisé par sa formation en conseil funéraire. Il explique, « beaucoup de personnes se retrouvent isolées de leur vivant, on veut éviter qu'elles le restent à leur décès. »

« Vous décédez dans une indifférence totale »

Pour Vivien, cette démarche revêt une importance profonde : « On peut tous finir sa vie isolés. Vous décédez dans une indifférence totale ».

Il conclut sur une note d'espoir : « En étant présent à leurs enterrements, on va à l'encontre de tout ça. Finalement, cette personne ne sera pas seule parce que moi je serai là. Ça ne rend pas forcément le monde meilleur mais il est moins dramatique. »