Paris 2024,
le breakdance
entre dans le jeu

Le breakdance fera son apparition aux Jeux Olympiques de Paris 2024. Belle opportunité sportive pour certains, perte d’identité artistique et culturelle pour d’autres. Cette nouvelle reconnaissance divise le breaking néo-aquitain.

Daniel, B-boy Lilstreet © SJ/JR

Daniel, B-boy Lilstreet © SJ/JR

Allez, si on te donne un billet pour les JO t’y vas direct !”, lance Hugo à Daniel sur le ton de la rigolade. Sur les escaliers du marché des Douves à Bordeaux, il n’y a plus que la lumière jaune du lampadaire de la rue qui éclaire la conversation ce mardi soir d’octobre.

Les deux amis, membres du crew Hipnotik, viennent de terminer leur session d’entraînement à quelques jours de leur prochain battle. Daniel, B-boy Lilstreet, est tombé amoureux du breakdance il y a 13 ans. Ce presque trentenaire blagueur, adepte du show et des “power moves”, se plaisait dans “l’énergie un peu plus underground” que dégageait le break il y a quelques années.

Les débuts de leur discipline sur la scène olympique ? Ils s’accordent à dire que “c’est incroyable !”. Même si c’est un peu plus compliqué qu’une histoire de reconnaissance. Derrière ses boucles brunes, Hugo – B-boy Gogzz – est une force tranquille. Sans faire de reproches froids à l’insertion de son sport aux JO, le jeune homme, également professeur de break, reste lucide : “C’est très bien pour la visibilité, mais à quel prix ?”.

Pour les deux breakeurs, dont la passion est aussi le gagne-pain, les Jeux Olympiques ne sont ni un objectif, ni un sujet quotidien. Pourtant, sans prévenir, la discussion s’éternise lorsque Elvis, un peu en retrait du cercle et silencieux jusqu’alors, lâche : “Moi c’est l’inverse! Je trouve ça bien que ça soit officiel.”

Un format qui se précise

Après avoir instauré le breaking aux Jeux Olympiques de la jeunesse (JOJ) à Buenos Aires en 2018, le Comité international olympique (CIO) a définitivement validé l’entrée de la discipline aux Jeux de 2024 en tant que sport additionnel, aux côtés du skate, de l’escalade, et du surf.

Une compétition qui fera s'affronter 16 B-girls et 16 B-boys lors de battles 1 contre 1. Pour espérer décrocher la première médaille d’or en breakdance de l’histoire des JO, il faudra séduire le jury. Si le système de notation n’a pas encore été officiellement dévoilé, les danseurs et les danseuses seront, a priori, évalués selon plusieurs critères: performance technique, créativité, musicalité…

Plusieurs critères que l’on retrouve également en skateboard, qui avait lui-même suscité des critiques lors de son insertion aux Jeux Olympiques de Tokyo 2020. Les passionnés s’étaient plaints du manque de liberté des skateurs. L’alliance de cette discipline et des JO n’a pas été facile ; les deux milieux évoluant dans des sens très différents. À l’instar de cette insertion, celle du breakdance soulève plusieurs interrogations. Cette pratique, entre sport et art, aime s’affranchir des codes. Après une telle mise en lumière auprès du grand public, la culture break en ressortira-t-elle intacte ?

Battle de reconnaissance

Depuis les quartiers du Bronx, le breakdance a tout connu. Dévalorisée, bourrée aux clichés, la discipline est désormais forte d’une certaine médiatisation, qui ne demande qu’à évoluer au rythme des Jeux Olympiques.

Tom, membre du crew bordelais Last Squad, est inscrit dans les listes de l’Equipe de France pour l’année 2023. Ce statut, obtenu après sa 3ème place aux championnats de France, lui octroie un suivi particulier pour cette année, sans lui donner de garanties pour 2024. Mais le jeune homme en est persuadé, le breakdance aux JO, c’est un gage de reconnaissance : “On galère, on s'entraîne beaucoup et on n’a aucun suivi. Tu peux être champion du monde de break et travailler à Carrefour. Les JO, ça va permettre que les gens qui font des battles puissent en vivre et qu’il y ait des suivis pour ceux qui veulent performer.

Pour Jawad Ennajar, organisateur de battles en Nouvelle Aquitaine, les Jeux Olympiques sont donc un nouveau tremplin, que la Fédération française de danse (FFD) a su mettre en mouvement via “Et toi en 2024”.

Ce n’est pas un petit noyau à Paris qui a dit c’est bon, on gère
Jawad Ennajar

L’objectif ? Transmettre la culture breakdance et inspirer les plus jeunes; le tout sous un slogan accrocheur : “Si le breakdance l’a fait, pourquoi pas toi ?”. En tête d’affiche du projet, de jeunes athlètes, très connus dans l’espace break. Martin Lejeune, Carlota… Ils représentent tous une génération taillée pour les Jeux Olympiques.

Mais Jawad est catégorique, l’organisation de l’épreuve aux JO va dans le bon sens : “La fédération a fait des tables rondes avec les jeunes générations et des champions ; ils ont impliqué beaucoup de monde. Pour les JO, ce n’est pas un petit noyau à Paris qui a dit c’est bon on gère.

Jawad Ennajar © SJ/JR

Jawad Ennajar © SJ/JR

Samedi 8 octobre, un battle était organisé à Oloron-Sainte-Marie.
Loïs et Fanny s'échauffent avant leur passage.

Daniel en pleine performance à Oloron-Sainte-Marie. © SJ/JR

Daniel en pleine performance à Oloron-Sainte-Marie. © SJ/JR

Impliqué dans ce processus de reconnaissance, il met en œuvre des événements autour du breakdance dans des zones rurales. Ce samedi 8 octobre à Oloron-Sainte-Marie, à quelques kilomètres de Pau, il organise un battle en 5 contre 5, auquel participent Hugo, Daniel, et leur crew Hipnotik.

Il y a un vrai aspect convivial avec le public à côté
Hugo, B-boy Gogzz

Le long du Gave d’Ossau, le public de la petite commune béarnaise s’est rassemblé autour de la scène. Tout au long de l’après-midi, ils encouragent les danseurs et les danseuses au plus près d’eux, presque en symbiose, dans une ambiance qui relève plus de la convivialité qu’une véritable compétition.

C’est cette atmosphère, marque de fabrique des Jams, ces battles qui font l’essence du breakdance, qui fait vibrer Hugo: “Il y a un vrai aspect convivial avec le public à côté.” Pour lui, comme beaucoup d’autres, les Jeux Olympiques seront moins propices à cette communion avec le public. Et risque, aussi, de frôler la perte de créativité : un reproche déjà fait aux battles dits “commerciaux”, à l’image de la compétition internationale “Red Bull BC One” créée en 2004 par la marque de boisson énergétique.

L'art de créer

Avant même son insertion aux Jeux Olympiques, le débat faisait rage pour savoir si le breakdance était ou non un sport. Aujourd’hui, la controverse s’est déplacée.

Athlétisation, entraînements quotidiens... Les breakeurs et les breakeuses ont presque tout emprunté de la routine du sportif de haut niveau. Mais évoluent toujours avec ce rapport à l’art très particulier. Dans cette discipline directement issue du hip-hop, il est question de danse, de création, de noms de scène.

“Le breaking ça doit être une expression."
B-girl Anita

C’est Manu – dit Manu Chao – qui est aux platines pour l’après-midi à Oloron. Au fil des passages, les membres du crew Hipnotik s’approprient chaque tempo, chaque nouveau son. Comme Sofiane, alias B-boy Souzo, capuche remontée sur la tête, qui saccade ses mouvements au rythme de la musique, inconnue avant leur passage.

Cette particularité fait la part belle à la créativité, que beaucoup ont peur de voir s’atténuer avec les Jeux Olympiques. C’est le cas de Mehdi, danseur pour Hipnotik et grand amateur de sneakers, qui voit déjà pointer l’uniformisation et la perte d’improvisation. À la place ? Des breakeurs qui anticiperaient les critères de notation. “Certains écrivent et répètent déjà leur séquence, leurs mouvements ; aux JO, c’est sûr qu’ils vont le faire”, explique le jeune homme, Nike bleues aux pieds.

Noter sans uniformiser

Ce cadre très institutionnel, questionne une possible codification et l’ajout de règles dans une discipline qui s’est construite sur l’informel. Pour B-girl Anita, Argentine énergique bercée au breakdance depuis plus de 15 ans, le constat est sans appel : si la notation est trop stricte, le break perdra tout son sens. “Dire que ça ce n’est pas bon parce que ce n’est pas propre, ce n’est pas le but du breaking ; ça doit être une expression.”

Aux JO de la jeunesse en 2018, le CIO avait opté pour une notation très classique, comme dans la plupart des battles : chaque jury vote pour le danseur qu’il a préféré. Une certaine subjectivité donc, mais qui évite un système de points selon l’exécution de telle ou telle figure, imposée ou non.

Le processus de notation pour Paris 2024 n’a pas encore été dévoilé, mais comme confié par Lexx, fidèle du crew Last Squad, “chaque jury devrait avoir une tablette avec des curseurs qui jugent plusieurs éléments : musicalité, exécution... C’est un système testé dans un ou deux battles internationaux.

B-boy Sinistro © SJ/JR

B-boy Sinistro © SJ/JR

« Ce qui me fait vibrer c’est aussi ce ton sarcastique en battle »

Par-delà les notes ou la décision du jury, le ou la vainqueure d’un battle est aussi celui ou celle qui a su s’approprier la performance en miroir de sa personnalité. Dans ses mouvements, mais aussi par son style vestimentaire, le breakdance est une belle manière d’exprimer qui l’on est. Si Hugo, Daniel, Mehdi, Sofiane, et Ethan font presque corps, en équipe, dans leurs tenues foncées, les tatouages et la teinture de cheveux de B-boy Sinistro, Brésilien de passage sur le lino d’Oloron-Sainte-Marie, en sont un bel exemple.

Des profils originaux seront-ils acceptés aux JO ? Déjà, aux JOJ, les jeunes breakeurs s’étaient vus imposer la tenue olympique jusque dans les chaussures. Les Jeux de Paris ne devraient pas déroger à la règle. Pour Hugo, les ensembles sponsorisés par la marque partenaire de l'Équipe de France vont dénaturer un aspect majeur du break : “La tenue vestimentaire, ça va être un inconvénient. Chaque équipe aura sa tenue officielle, on ne pourra pas distinguer la personnalité des danseurs.” 

"Avant, le break ça servait à extérioriser la violence par la danse."
Daniel, B-boy Lilstreet

Hipnotik Crew © SJ/JR

Hipnotik Crew © SJ/JR

Daniel, Ethan, Sofiane, Hugo,
et Mehdi, vainqueurs du battle à
Oloron-Sainte-Marie.

Impossible donc d’évoluer selon une autre identité que celle estampillée Equipe de France, dans un groupe qui se sera très peu côtoyé. Une perspective qui s’inscrit dans un courant plus global en breakdance, selon B-girl Anita : “Il y a de moins en moins de groupes, les gens ne s’intéressent pas/plus au fait d’avoir un crew pour représenter une identité, une originalité. Maintenant, ils vont représenter la France pour gagner et pour l’argent.”


De la même manière, le côté réglementaire des JO pourrait effacer le trashtalk. Cette provocation verbale ou chambrage fait partie de l’ADN du breaking et de son histoire : “Avant, le break c’était clans contre clans, ça servait à extérioriser la violence par la danse. Il y avait des gestes parfois violents”, explique Daniel. Une tradition chère à la plupart des danseurs qui pourrait ne pas avoir sa place sur la scène olympique. Pourtant, “ce qui me fait vibrer c’est aussi ce ton sarcastique en battle.”

B-girl Anita © SJ/JR

B-girl Anita © SJ/JR

De sponsors et d’argent

Divisés sur la manière dont il va s’articuler aux JO, les danseurs s’accordent à dire que leur sport a besoin de moyens. “Le rayonnement des Jeux, ça crée un engouement donc ça attire des privés, des sponsors ; c’est comme ça qu’on crée une économie sportive”, déclare Olivier Boyer - B-boy Zitoun -, danseur au sein de Last Squad. Une aubaine pour les breakeurs et les breakeuses qui veulent se professionnaliser dans cette discipline longtemps mise au ban des institutions. Pour Tom, le danseur de l'Équipe de France, c’est aussi “très intéressant, parce que quand tu rentres dans le haut niveau, tu peux choper des sponsors.”  

Pourtant, le jeune homme relativise. “Il y a des battles qui me font plus rêver que les JO parce qu’ils sont historiques dans la culture. Avec mon crew [Last Squad ndlr], on a gagné Battle of the Year et ça pour moi, ça vaut autant que les JO parce que quand j’étais petit, c’était ces battles que je regardais.

Il est 17h30 à Oloron-Sainte-Marie. Sur le lino, au rythme du dernier passage de Daniel, l’effervescence monte à mesure que la décision des jurys approche.

Quelques minutes plus tard, deux mains sur trois indiquent la victoire d’Hipnotik. Sourire sur les visages, les garçons se checkent. On se prend dans les bras, peu importe la rivalité, au milieu du public qui a investi la scène. Portrait de la culture break, loin du débat des Jeux. 

Au coeur du battle à
Oloron-Sainte-Marie