Ours, le grand défi de la médiation

A l’approche des transhumances, la guerre entre pro et anti-ours fait rage, comme chaque année, en Ariège. Entre partisans de l’animal et éleveurs inquiets pour leurs brebis, le dialogue de sourds dure. Le nouveau projet Life ours, financé par l'Union européenne, est venu remettre de l'huile sur le feu. Il y a tout juste 25 ans, le 19 mai 1996, l'ours faisait son retour dans le département, amenant avec lui braconnage et omerta. Aujourd'hui, des tentatives de médiation émergent enfin. Pour entretenir l'espoir qu'ours et bergers puissent, un jour, cohabiter.

“Je n’allais quand même pas me bagarrer dès ma première mission de médiation... mais ce n’est pas l’envie qui manquait !” Après une première rencontre plus compliquée que prévue avec un éleveur de brebis, pas question de craquer. Florent Antras sait qu'il s’est engagé sur un terrain difficile sur lequel très peu osent aller depuis 25 ans : il assure la médiation à propos de l'ours en Ariège. Pro et anti ne se parlent plus. Depuis le début de la réintroduction de la bête dans les Pyrénées le 19 mai 1996, le sujet crispe les éleveurs de brebis qui montent leurs troupeaux sur les estives. Sur le territoire de chasse de l’ours.

Le dialogue semble impossible : "C'est quelque chose qui nous bouffe la vie et qui tue les éleveurs", argue Frédéric Cazalé. Le quadragénaire du hameau de Luzenac est l'un des plus importants éleveurs de Moulis. "Si ça continue comme ça, dans quelques années il n'y aura plus de transhumances. Il n'y aura plus de montagnes." Les chiffres officiels de la préfecture attribuaient à la bête la mort de 1129 ovins en 2019. Et la tendance risque de s'accroître : 16 oursons sont nés en 2020, amenant la population à 64 individus minimum, la majorité en Ariège.

L'État et l'Union européenne ne comptent pourtant pas faire machine arrière sur la réintroduction de l'ours. Alors, il est nécessaire pour tout le monde de réfléchir ensemble aux solutions pour sortir de la crise.

Florent Antras connaît l'ours et l'Ariège comme personne. L'animal est une partie de lui-même depuis qu'il en a vu les traces pour les traces pour la première fois en 1996.

Sa maison est une véritable bibliothèque d'Alexandrie consacrée à l'ours. "Tout ce qui a été publié en Français sur l'ours se trouve ici !", dit-il fièrement. Il écume même les brocantes à la recherche de vieilles coupures de journaux.

Florent Antras connaît l'ours et l'Ariège comme personne. L'animal est une partie de lui-même depuis qu'il en a vu les traces pour les traces pour la première fois en 1996.

Sa maison est une véritable bibliothèque d'Alexandrie consacrée à l'ours. "Tout ce qui a été publié en Français sur l'ours se trouve ici !", dit-il fièrement. Il écume même les brocantes à la recherche de vieilles coupures de journaux.

Sur les routes du Couserans, ce message hostile à l'ours est régulièrement peint sur les routes.

Sur les routes du Couserans, ce message hostile à l'ours est régulièrement peint sur les routes.

Dans les pâturages, les carcasses de brebis sont les principales traces du passage de la bête.

Dans les pâturages, les carcasses de brebis sont les principales traces du passage de la bête.

"Je n’ai jamais croisé ailleurs en France quelqu’un d’aussi passionné par les ours que moi". En rentrant chez lui, difficile de ne pas le croire. Dans toute la maison s'entassent des objets de collection qui s’amoncellent sur des étagères entières recensant tout ce qui parle de l’animal : livres, dvd, rapports d’experts et articles de presse pouvant remonter jusqu’aux années 1820 !

Sa légitimité de médiateur, elle vient aussi du terrain. À 41 ans, Florent Antras a été berger. Il a aussi été chasseur. Son travail préféré est celui d'accompagnateur en montagne, "le meilleur métier pour faire un peu de sport tout en étant en contact permanent avec la nature". À force d'écumer le terrain, Florent est devenu un visage familier des éleveurs.

"Il ne sont pas très nombreux à être capables de parler à tout le monde", souligne Stéphan Carbonnaux, membre de AVES France et Innovanature. Ce sont ces deux associations qui ont missionné Florent Antras. Une médiation qui n’est pas encore officielle, car la tension est trop forte en ce moment. "C’est une question de temps. La médiation est déjà mûre dans les esprits de pas mal d’éleveurs et de bergers. Plus il y aura d’ours, plus il y aura de problèmes et plus il y aura besoin de trouver des solutions ensemble".

Sur le terrain, le médiateur va à la rencontre des éleveurs. Pour sa première mission, il en a choisi 10 à visiter. Pro et anti-ours, mais tous touchés par les attaques chaque année. Car même les pro-ours admettent que la bête fait des ravages. Il est toujours difficile de déterminer les circonstances de sa mort quand on retrouve la carcasse d'une brebis éventrée : ours, chien errant ou mort naturelle avant que les vautours ne se chargent de finir le travail. Et d'effacer les preuves.

Le pastoralisme, c'est-à-dire la transhumance des brebis vers les pâturages de montagne est une marque de fabrique des Pyrénées ariégeoises. Mais dans les forêts alentours, l'ours rôde.

Le pastoralisme, c'est-à-dire la transhumance des brebis vers les pâturages de montagne est une marque de fabrique des Pyrénées ariégeoises. Mais dans les forêts alentours, l'ours rôde.

L'ours, partout et nulle part à la fois

Dans le massif du Couserans, l'ours est partout : une forme noire vaguement ronde, c'est l'ours. Un cri d'animal suspect, c'est l'ours. Une trace étrange dans la terre, c'est l'ours. Une crotte à la forme inconnue, c'est l'ours... L'ours est surtout nulle part : les apparitions en plein jour sont très rares et chaque photo prise par des randonneurs ou des bergers fait le tour des médias locaux. Florent Antras lui-même l'a aperçu une "quinzaine de fois" en 25 ans de passion.

Mercredi 19 mai, il va à la rencontre d'un éleveur qu'il connaît. L'étape préliminaire à une future médiation officielle est un dialogue : écouter les doléances des éleveurs et s'enquérir de leurs solutions pour protéger les troupeaux en estive. Un échec pour cette fois : "il n'a rien voulu savoir. Il était complètement borné sur sa position anti-ours et me soutenait que la cohabitation était impossible".

Souvent, ça se passe mieux : 90% des bergers sont ouverts à la discussion selon lui. Découlent de ces échanges des idées pour protéger les troupeaux, comme des caméras thermiques pour repérer les ours de nuit, des bombes de poivre ou des journées de sensibilisation pour apprendre aux bergers à mieux connaître leur pire ennemi.

Les 10% restants suffisent à paralyser la situation : pressions, intimidations, voire menaces sont courantes pour ceux qui osent se prononcer publiquement pour la présence de l'ours en Ariège. Florence Cortès est l'une des figures pro-ours dans le département où elle est secrétaire d'Europe Écologie-Les Verts. Elle tient aussi la petite maison d'édition Vox Scriba, qui publie plusieurs livres sur l'animal, notamment "Les Oursons des Pyrénées. Passé, présent et avenir", écrit par... Florent Antras. "Des gens sont venus voir un membre de ma famille qui tenait un commerce, en lui disant que ce serait bien que je me calme" raconte-t-elle. Catherine Brunet, ancienne bergère pro-ours et autrice du livre "La bergère, l'ours, la politique politicienne et moi" a eu les pneus de sa voiture crevés en pleine nuit.

"Que la montagne reste muette"

Des faits dont personne ne parle vraiment : une omerta règne autour de l'ours avec un silence des médias locaux et une relative inaction des pouvoirs publics que les pro-ours n'hésitent pas à qualifier de complices. "Certains éleveurs ont beaucoup de poids politique, avance Catherine Brunet. Ils font tout ce qu'ils peuvent pour que le débat soit réduit entre le camp des écolos urbains pro-ours d'un côté et celui des bergers qui sont contre de l'autre."

En juin 2020, un ours est abattu par balles dans le département, le premier en France depuis la mort de Cannelle en 2004. Malgré la récompense de 50.000 euros promise par l'ONG Sea Shepard pour toute information aidant à identifier le ou les auteurs, l'enquête n'avance pas. "Tout le monde a une idée de qui est derrière tout ça, mais personne ne le dit", déplore Florence Cortès. Même la préfète Christine Téqui avait lors des faits appelé la montagne à "[rester] muette. C’est la meilleure réponse qui peut être apportée à ceux qui pensent que tout s’achète sans se soucier de la haine et de la violence que leur initiative va engendrer."

Pro et anti-ours s'accordent sur un point : c'est l'État qui est responsable de cette crise. La réintroduction s'est décidée à Paris et les échanges des institutions avec les acteurs de terrain sont insuffisants. Pour Florence Cortès, c'est le principal écueil de Life ours, un projet de la DREAL Occitanie de sauvegarde des ours bruns dans les Pyrénées, largement financé par l'Union européenne. "On ne peut pas bêtement suivre des lois européennes sans échanger avec les acteurs concernés". Huit millions d'euros seront mobilisés pour aider à protéger à la fois les ours et les bergers, en les indemnisant à chaque perte. Un moyen d'acheter la paix sociale pour Frédéric Cazalé dont la moitié des 2500 bêtes a été blessée ou tuée l'an dernier : "On ne va pas se mentir, l'indemnisation est suffisante pour vivre, mais quel est le sens de notre métier si on élève des brebis uniquement pour toucher des indemnités une fois qu'elles se font tuer ?"

Les brebis d'Ariège, au contraire de celles des Pyrénées-Atlantiques, sont élevées pour leur viande et les estives sont le secret de leur qualité. Pendant l'été, les troupeaux sont emmenés sur les hauteurs des vallées, où il n'y a que montagne et forêt à perte de vue. Sur ces pâturages escarpés en lisière de forêt, les brebis sont livrées à elles-mêmes face à l'ours. Le projet Life prévoit que les indemnisations en cas d'attaque ne seront valables que pour les éleveurs qui prennent suffisamment de mesures pour protéger leur cheptel. Plus précisément deux sur trois parmi les solutions les plus courantes : clôtures électriques, gardiennage et présence de chiens. "Dès qu'on a su que l'ours n'était pas loin, on a pris des patous, explique Catherine Brunet. Il faut accepter la présence de l'ours et se protéger en conséquence. On vit avec la nature, et pas contre la nature !" Le patou, c'est la race de chien la plus appréciée des bergers, mais leur élevage et leur alimentation coûtent cher et ne sont subventionnés que l'été. Certains éleveurs refusent d'installer ces protections, par principe ou parce que la topologie des lieux ne leur paraît pas adaptée. "La médiation est essentielle, conclut Florence Cortès. Tant qu'on n'a pas ça, on n'aura pas la paix".

Les murets de pierre des premiers bergers ariégeois ont été renforcés par des grillages et des clôtures électriques quand l'ours est revenu peupler les montagnes.

Les murets de pierre des premiers bergers ariégeois ont été renforcés par des grillages et des clôtures électriques quand l'ours est revenu peupler les montagnes.

Les transhumances commencent fin mai - début juin. Accompagnés de leurs fidèles patous, les bergers escortent leurs troupeaux jusqu'en haut avant de les laisser paître jusqu'à la fin de l'été.

Les transhumances commencent fin mai - début juin. Accompagnés de leurs fidèles patous, les bergers escortent leurs troupeaux jusqu'en haut avant de les laisser paître jusqu'à la fin de l'été.

Bataille autour de l'effarouchement

"Pour faire bouger les choses, il faut quelqu'un du pays", rappelle Florent Antras. Alain Marek est le référent ours de l'association ASPAS, qui oeuvre pour la protection des animaux sauvages. Il est bien sûr Ariégeois. Lui aussi joue sur le terrain un rôle de médiateur avec 3 autres membres de l'organisme. Leur action est bien perçue : "On est toujours bien accueillis car on ne se présente pas comme médiateur. La seule pression que je reçois, c'est qu'on me dit parfois "et voilà la peste verte !" pour rigoler". Ce retraité de 60 ans, ayant travaillé toute sa vie dans la nature, se rend régulièrement sur les estives pour échanger des informations sur la présence de l'ours dans les parages avec les bergers. Il se substitue ainsi aux organismes nationaux comme l'Office National des Forêts (ONF) et l'Office Français de la Biodiversité (OFB) dont les bergers regrettent le manque de communication. Son nouveau cheval de bataille est la lutte contre l'effarouchement, c'est-à-dire l'autorisation pour les bergers de tirer des balles en caoutchouc sur les ours qui s'approchent trop près des troupeaux. Tantôt autorisé, tantôt interdit, l'effarouchement rassure les bergers autant qu'il scandalise les défenseurs de la nature. Alain Marek est en train de réunir des experts pour former un groupe scientifique pour débattre de cette pratique avec raison plutôt qu'avec émotion. Pour trouver enfin un compromis.

Dans cette médiation, la population a aussi son rôle à jouer. Et c'est pour cette raison que Renaud de Bellefon, de l’association pro-ours FERUS, est devenu encadrant de Parole d’Ours. Les volontaires de ce programme d’écobénévolat sillonnent chaque été les Pyrénées à la rencontre des habitants et des touristes afin d’échanger avec eux, de recueillir leurs sentiments et de les informer sur l’ours. Un levier important dans la cohabitation homme-ours pour Renaud de Bellefon qui assure que "plus la population sera informée, plus les esprits seront apaisés".  Le Fonds d'Intervention Eco-Pastoral (FIEP) contribue aussi à informer la population. Le slogan de l'association est clair : "Pour que l’ours et le berger puissent vivre ensemble dans les Pyrénées". Régulièrement, l’association intervient auprès du public sur les marchés, dans les écoles ou dans les festivals afin de sensibiliser et d’informer sur la question de l’ours.
L'objectif est de sortir une bonne fois pour toutes d'une vision binaire dénoncée par Stéphan Carbonnaux : "parler de pro et anti ours est une défaite de la pensée. Il faut en finir avec ça, c’est catastrophique"

En attendant les premiers effets de cette nouvelle médiation, ours comme bergers continuent d'incarner ensemble le patrimoine ariégeois aux yeux des étrangers. Renaud de Bellefon résume parfaitement : "la présence de l'ours a permis de valoriser le travail des bergers".