"On est venues à Ibiza pour devenir des nonnes"
Paola Hivelin et Sophie Rokh,
rencontre avec deux sorcières

Deux serpents bleus roulent sur les tempes rasées de Paola. Le trait néo-traditionnel du tatouage est semblable aux notes de musique le long du bras de Sophie. Deux sorcières amoureuses.
Elles assurent être venues à Ibiza “pour devenir des nonnes.” Le 19 juillet 2019, dans une forêt de pins au Nord de Santa Eulalia, naît un projet qu’elles ont couvé dans une autre vie, à Paris. Un “coven”, comprenez : une assemblée de sorcières. Dans ce lieu sans adresse postale elles créent, remplissent la bibliothèque d’ouvrages magiques et féministes et accueillent “tendrement” des artistes que le hasard met sur leur chemin.
Les deux “misfit” se sont trouvées dans la foule transpirante d’un concert punk il y a 10 ans. Deux parcours artistiques et intimes se rencontrent et s’entremêlent. Sophie a quitté le journalisme peu après le diagnostic d’une sclérose en plaques. Paola s’était égarée dans un poste de marketing. Sophie est une riot girl qui maîtrise le chant lyrique et fait éclater les baguettes de sa batterie dans des concerts punk. Elle se met à écrire à la découverte de sa maladie, une autofiction libératrice. C’est un autre diagnostic qui déclenche la création de Paola : une excroissance nommée papillome pousse sur ses cordes vocales. Elle croit perdre sa voix pour toujours et dessine puis sculpte des monstres hurlants. “J’ai perdu ma voix pour trouver ma voie.”
Diagnostiquées de troubles de l'humeur, elles prennent soin l'une de l'autre. “Bipolaires borderlines, parait que c’est à la mode mais faut le voir chez soi” ironise Sophie. Elles carburent alors à l’instinct de la révolution, contre le patriarcat, les abus, le capitalisme, pour la guérison. Ensemble, elles créent Gang of Witches, un collectif d’artistes sorcières. “Être sorcière c’est ne rien prendre pour acquis et vouloir tout déconstruire” pose Paola. Sa comparse ajoute : “c’est être dérangeante, comme du poil à gratter."
Nous sommes en 2016, avant Me Too, avant l’essai de la journaliste Mona Chollet, avant que la sorcière ne devienne l’archétype féministe, écologiste et anticapitaliste puissant qu’elle incarne aujourd’hui. En 2019, leur festival “Patriarchy is burning” enflamme le Yoyo du Palais de Tokyo. Peu après, elles décident de s'envoler pour Ibiza et d'y construire une sororité en marge, immergée en pleine nature. Depuis l'île, les sorcières lancent leur podcast féministe "Gang of Witches".
Le coven se niche en pleine forêt.
À l'entrée, les "gardiennes": deux sculptures de Paola Hivelin.
Elle raconte avoir été guidée ici par une succession de signes. Paola investit l’héritage de son père défunt dans l’ancienne maison d’un DJ. Pas d’électricité, pas d’eau, tout à construire et besoin de se reconstruire. Débute “un autre cycle” : celui de la guérison et de la symbiose avec la nature. Le couple construit un sanctuaire de plus en plus autosuffisant. “Lorsqu'il n'y a pas d'eau chaude, que tu as froid, tu ressens vraiment l'hiver. Tu deviens partie de ton environnement.” Paola installe des “sculptures protectrices” à l’entrée du coven. Sur un grillage, elle noue du tissu enduit de terre et de petites perles, des alvéoles qui s’oxydent au passage des saisons. “J’ai fait des nœuds pour fixer les choses que j’étais en train de comprendre” raconte celle pour qui la psychanalyse a été une porte d’entrée vers la magie. “Tout mon travail est psycho-magique.”
Vous ne trouverez ni chaudron ni balai au coven, mais un joyeux bazar artistique et une pensée révoltée, 14 chats dont 12 femelles, des artistes et des activistes en résidence. Dans leur bibliothèque, des “scientifiques défroqués” comme Nicolas Fraisse ou Olga Kharitidi côtoient la célebre sorcière altermondialiste Starhawk.
Les sorcières frôlent les limites, la frontière du matériel et du spirituel. Leur magie réside dans la puissance qu'elles prêtent à la révolte, à l'art, à l'intention. Elle prend forme en rituels, en visualisations intérieures. Toutes deux se connaissent depuis "de nombreuses vies."
Dans le récit de leur installation, la figure mythique de Tanit, déesse cartagène devenue protectrice de l’île d’Ibiza, revient souvent. Vantée pour son esprit libre et sauvage, Tanit incarne pour elles une sorte de "permis de rester", mettant sur leur chemin des obstacles à franchir et les outils pour les dépasser. Dans leur bouche, le mystique paraît naturel. Le podcast Gang of witches s’oriente vers l’ésotérisme, alors qu’une version ibicenca gérée par la journaliste Jo Youle donne à voir de “nouveaux possibles” écoféministes à l’échelle locale. Mais la magie n'est jamais bien loin : les épisodes ne sortent qu'aux nuits de nouvelle lune.
Les deux femmes se sentent enfin "installées" à Ibiza. "2023, c'est l'année de Mercure" constate Paola, "un nouveau cycle pour nous." Elles fêteront d'un même trait leur statut officiel de résidentes et leur mariage cette année-là.

Ⓒ Vivien Bertin
Ⓒ Vivien Bertin