Ni Queen, ni King
Le drag créature explore
au-delà des frontières du genre
Cornes, fourrure et paillettes. Sur la scène Bordelaise, le drag créature brille. En s’éloignant des traditions de Queen et de King, iels nous questionnent sur la manière binaire de concevoir notre humanité, jusqu’à interpréter des objets, des créatures, des idées.
Un premier palier, un deuxième, un troisième. À chaque étage de l’escalier en colimaçon de ce vieil immeuble bordelais, une chambre et son univers. Elles sont vides et silencieuses. Mais à mesure que l’on gravit les niveaux, on entend des rires. C’est finalement dans la chambre d’Angelino transformée en atelier, que les membres du collectif drag Techno Circus se sont retrouvé·es pour coudre les tote bag qu’iels vendront lors de leur prochain événement. Au menu : bobines de fils, clopes et tasses de thé.
Pour les costumes, il est trop tôt, le spectacle est dans plus d’une semaine. Seul celui d’Angelino est prêt. La « lampe » attend d’être portée, exposée fièrement sur un mannequin de couture. Exit les costumes classiques du drag, ici on explore sans frontières.
Le drag est une performance qui consiste à jouer un genre de manière exagérée. Mais il ne se résume pas à celui des « Queens », qui a connu un regain de popularité au cours de la dernière décennie.
Un boost permis par le show de téléréalité Drag Race, lancé en 2009 aux Etats-Unis. L’émission de Ru Paul met en compétition des drags queen en leur proposant des défis créatifs et des performances. Une véritable vitrine pour ces artistes.
“ Avec Drag Race, la drag queen a été mise en avant. C’est le genre de drag qui est ressorti parmi les autres, mais ça a aussi invisibilisé les autres drag existants ”
Pour Louis, le côté « très queen » du drag américain s’explique par son histoire et ses racines ballroom. Une scène underground, qui « vient des communautés racisées, rejetées des compétitions de beauté », et qui se réapproprie ses codes. « Iels récupèrent les pauses des défilés Vogue et les refont de manière exagérée. »
Le succès de la drag queen n’est pas sans lien avec la culture patriarcale « de merde », qui « sexualise à fond les archétypes féminins » souffle Wally. « Rien que dans la dualité drag-queen - drag-king, il y a beaucoup moins de représentations drag-king, parce que finalement, ça marche moins. » Un point de vue partagé par Nova, un poil agacé.e. « Dès qu’on dit drag, il y a queen derrière. Et ça me saoule. »
La scène européenne se veut plus expérimentale. Dans la version française de Drag Race, on retrouve des drag king et quelques drag créatures. « Avec la nouvelle génération, ça commence à s’équilibrer un petit peu », sourit Louis.
“ Je ne suis pas attiré·e par le drag queen, parce que ça revient encore une fois à se mettre dans une case, à se poser une étiquette. Enlever ses chaînes pour en remettre d’autres. Je trouve ça vachement limitant et je ne peux pas me projeter là-dedans. ”
Techno Circus ne se retrouve pas dans la dualité actuelle. Ni queen, ni king. Iel préfère qualifier son drag de « queer », un terme qui désigne la communauté LGBTQIA+.
« De base, on est toustes humain·es, on a toustes une sexualité et un genre qui sont beaucoup plus fluides qu'on ne le pense. Cette sexualité a été standardisée de manière grossière, et il y a eu des oublié·es. Ces oublié·es, c'est la communauté queer », développe Wally, avec de grands gestes qui manquent de lui faire renverser son thé.
“ J’aime bien dire que les queer sont des soldats de la liberté ”
Le terme queer est à l’origine une insulte visant à caractériser quelque chose de bizarre, d’étrange. Une expression que la communauté s’est réappropriée. « C’est un peu comme si, aujourd’hui, on s’était réapproprié·es le mot ‘tapette’. C’est le mot avec lequel on m’a le plus harcelé·e », confie Adam.
Le drag « queer » n'a aucune limite. Il repousse les codes sociaux, jusqu’à interroger notre humanité. « Les monstres ont longtemps et sont encore utilisés pour faire peur, ils sont diabolisés », analyse Louis. « Donc c’est des queer, pour moi ».
Dans cette veine, Techno Circus ne qualifie pas seulement son drag de « queer », mais aussi de « créature ».
Le drag créature,
la création d’un autre « être »
“ C’est un peu tout ce que je ne peux pas être dans la vie de tous les jours ”
Au sein de Techno Circus, les univers sont singuliers. Ses membres créent des êtres originaux, éloignés de toute forme humaine. Iels y attachent des références, symboliques et histoires qui leurs sont propres. Louis et Wally adorent piocher dans des histoires sorties des mythes et légendes. « Je m’inspire de certaines divinités grecques et hindous. Dans la religion hindouiste, les divinités sont gays, transgenres, non-binaires. Iels peuvent changer de sexe et de genre, donc je récupère ce côté queer. » explique Louis.
Wally s’inspire de Cernunnos, un dieu celte représenté avec des bois de cerf. Une particularité qui, au moment de la conversion des peuples celtes, lui a valu d’être assimilé au diable par l'Église chrétienne.
L’histoire de Cernunnos fait écho à celle de Wally. Né·e dans un milieu catholique, iel a été perçu·e comme un démon aux yeux de sa propre famille. Aujourd’hui, iel se réapproprie cette douleur pour en faire sa muse.
“ Se réapproprier le pouvoir, ça passe par des codes qui ont été diabolisés. Les cornes, la fourrure, les queues,... Tous ces codes-là, on s’en sert pour inspirer l’espoir, pour la communauté queer et pour nous. ”
Cette démarche revêt une profonde signification pour le collectif, dont les membres sont parfois considéré·es « comme des bêtes de foire, des individus étranges », raconte Liam. Chez d’autres artistes, comme Angelino, la scène permet de représenter quelque chose de plus abstrait : « Lorsque l’Individu porte un masque, iel représente une idée, un concept. »
Malgré de faibles moyens, Techno Circus veille à donner un aspect visuel à ses idées. Fils métalliques, sacs poubelles, pelotes de laine ou vêtements usagés servent à confectionner leurs costumes. Les tenues pensées sont parfois assez demandeuses en capacités techniques. Adam a réalisé « toute une armature en métal avec du fil de fer torsadé, qui crée une sorte d’ossature squelettique. » Iel a même appris la couture. Angelino s'est fabriqué un costume de lampe avec un abat-jour : « C’est un objet qui en a eu marre d’avoir été utilisé toute sa vie, du coup, il est en colère. »
“ Je veux que chaque mouvement que je fais sur scène puisse crier, ait le même effet que si je crie toute ma peine sur scène. ”
On leur a demandé d’être discret·es, de taire leurs différences. Alors iels les hurlent sur scène.
Les artistes drag le racontent. Iels ne performent pas que pour le public. La performance est cathartique. Presque thérapeutique. La créature n’est pas contrainte par les mêmes limites, par la timidité ou la crainte du jugement extérieur. Sur la scène, iels sont libres. Elle devient un exutoire.
La scène exalte et, avec elle, les artistes se dépassent. Pour Adam et Angelino, elle permet de passer outre leurs peurs : phobie sociale pour l’un·e, agoraphobie pour l’autre. « T’es obligé·e de te dépasser [...]. Parce qu'une fois que t'es sur scène, t'as pas le choix. »
“ Le drag, c’est un chemin sur soi-même, ça permet de faire la paix avec une partie que t’as pas le droit de montrer. ”
Trop souvent, iels affrontent des regards hostiles, remarques homophobes, transphobes. De nombreux·ses artistes drag racontent ne pas passer inaperçu·es. La dernière agression, c’était il y a trois jours. On les regarde, toujours. En montant sur scène, iels deviennent maître·sses de ce regard. Iels « reprennent le pouvoir » selon Wally.
Un jeu particulièrement plaisant pour Nova, qui aime dominer son public, jouer de sa séduction. Ses performances construisent une véritable tension avec son public. Parce que Nova en a besoin : l’artiste témoigne de la vulnérabilité du séducteur·ice. D’un besoin profond de plaire à toustes, tout le temps.
“ Cette étoile a besoin de plaire. Elle a besoin de plaire à n’importe qui. Les personnes ne lui suffisent pas, et elle ne se suffit pas à une seule forme. ”
Si les drag-artistes peuvent explorer leurs vulnérabilités, c’est aussi parce qu’iels choisissent de performer dans des lieux sûrs. Le public y est généralement renseigné et bienveillant. Lorsqu’un.e artiste peine sur scène, les spectateur.ices l’encouragent, l’acclament. Un privilège réservé aux petites scènes. Sur les plus grandes, les débordements ne sont pas rares. Sous les remarques transphobes et queerphobes de certain·es spectateur·ices imprévu·es, la petite bulle de bienveillance éclate.
C’est pourquoi un groupe de bénévoles et membres du collectif ont monté une brigade queer. La « Foufoune-police », pour les intimes. L’équipe se compose de bénévoles formé·es au secourisme et aux situations de crise, chargé·es de veiller à la sécurité et au bien-être de chacun·e.
Quand la dernière performance clôt le bal des monstres, toustes ont déjà oublié les insultes des passants hostiles. À la place, on se souviendra des familles curieuses et du petit garçon en pleurs, qui suppliait son père de rester un peu plus longtemps.