Mineurs isolés : des familles solidaires pour leur éviter la rue
C’est un quartier pavillonnaire ordinaire, dans la banlieue de Bordeaux. Au bout d’un petit jardin, il faut passer par la véranda pour entrer dans le salon de Monique et Joseph. Dans la pièce un peu sombre, aux murs couverts de lambris, reposent déjà sur la petite table café et biscuits.
Monique se souvient de cet appel, il y a quelques semaines. « C'était Karim*. Nous l'avions hébergé quand il avait 17 ans. Depuis, il avait construit sa vie mais ce jour-là, il se retrouvait à nouveau à la rue. On ne pouvait pas le laisser dehors. »
La septuagénaire, ancienne institutrice en mathématiques, insiste : « Nous étions les premières personnes qu'il a appelées. Nous nous sentions un devoir d'être là pour lui. » Alors ils lui ont rouvert cette chambre, donné les clés. Auprès de Monique et Joseph, Karim trouve un peu de calme malgré les difficultés.
Le couple de retraités a connu Karim* parce qu'ils sont bénévoles de l'association Les Hébergeurs solidaires, créée en 2017 à Bordeaux. Joseph, ancien réparateur d'ordinateurs et très investi dans la vie locale, n'a pas hésité une seconde à rejoindre le mouvement : « C'est une question d'humanité, tout simplement. »
Depuis, Monique et Joseph ont hébergé plus d’une vingtaine de migrants.
« En général, ce sont des garçons de 16 à 17 ans. Ils viennent tous de situations familiales compliquées et ont traversé de sacrés périples avant d’arriver ici. Ils ne viennent pas en France pour ne rien faire. Ils veulent travailler et avoir une vie meilleure. »
Mais depuis trois ans maintenant, les conditions d’accueil des mineurs non accompagnés (MNA) ont complètement changé en Gironde.
Au bout du tunnel, plus forcément la lumière
« Avant, on accueillait nos jeunes sur des périodes de trois mois, le temps qu'ils soient reconnus comme mineurs et pris en charge par l'aide sociale à l'enfance (ASE). Mais aujourd'hui, la juge les reconnaît tous comme majeurs ! Du coup, ils sont remis à la rue ! » Avec cette nouvelle situation, Monique le reconnaît, elle éprouve une certaine usure. Avant, elle hébergeait ces jeunes avec la certitude d’une issue positive ; aujourd’hui, elle sait qu'ils risquent très probablement de se voir obliger de quitter le territoire français. Dans ces conditions, l’ancienne institutrice le confesse : « l’an dernier, nous avons eu besoin d’une pause et nous n’avons reçu personne. »
Mis à part cette confidence, jamais Monique et Joseph ne s’appesantissent sur leur cas. Les deux préfèrent s’effacer devant ces « histoires épouvantables, ces histoires de jeunes obligés de tout quitter pour trouver un avenir ». Joseph se souvient d’Hakim*, fils d’une mère chrétienne et d’un père musulman, contraint de quitter son pays car pour des raisons religieuses, il était menacé de mort. Il évoque encore le cas de Fatou* partie avec son oncle, tué en route, et violée sur le parcours vers l’Europe.
Chacune de ces histoires, Monique et Joseph les évoquent sans larmes, sans emphase. Car aujourd’hui, c’est un peu leur quotidien. Aux côtés de ces enfants migrants, ils ont choisi de prendre leur part.
C’est aussi le cas de Jean-Luc et Dominique. Pas besoin d’aller loin pour les rejoindre. Dans ce quartier résidentiel où les rues serpentent, parfois de simples petits chemins piétonniers relient les maisons entre elles. C’est donc à quelques dizaines de mètres que se trouve leur pavillon, le même que celui de Monique et Joseph, les mêmes plans. Simplement, eux, ont repeint les volets en bleu.
Les jeunes retraités de l’enseignement hébergent Madi*. Lui est interne, alors le couple ne le voit que le week-end. Il est parti de Guinée du haut de ses 16 ans avec une « bande de grands » comme il dit. Madi a parcouru l’Algérie, payé des passeurs, traversé la Méditerranée sur un bateau de fortune. Comme beaucoup d’autres, il a perdu une partie de ses proches dans ce voyage meurtrier. Dominique le reconnaît, ils n’en savent pas beaucoup plus sur son histoire, ignorent les raisons de son départ. Pour Madi, le sujet est évidemment difficile alors ils ne cherchent pas à lui forcer la main.
Dominique le décrit comme un garçon très poli, timide et travailleur. Arrivé en Europe sur les plages de Lampedusa, il finit par rejoindre Nice. Dans la ville azuréenne, les portes s’ouvrent alors vers un avenir meilleur : il est reconnu mineur par le département. Il va être donc pris en charge par l’aide sociale à l’enfance. Mais… finalement par manque de place dans les foyers d’accueil et un système de péréquation qui envoie les MNA d’un département à l’autre, Madi est rebasculé en Gironde. Et c’est là que les choses se compliquent, d’après Dominique. « Au bout de six mois de présence en France, son ordonnance de placement provisoire a expiré. La juge des enfants de Gironde, a donc réétudié son cas et elle l’a considéré comme majeur ! »
Le parcours administratif des MNA en Gironde
Le parcours administratif des MNA en Gironde
Des jeunes remis à la rue
« Le scénario est devenu le même pour tous ces enfants. Aujourd’hui, malgré l’évidence, ils sont considérés comme majeurs et du coup la juge les envoie à la rue. » éclaire Sophie Rouault, membre du conseil administratif des Hébergeurs Solidaires. « Avant, nos familles hébergeaient ces enfants dans l’attente d’une reconnaissance de minorité. Elle pouvait intervenir au bout de trois mois. Désormais, ce sont les foyers départementaux qui nous appellent car dès que le jeune est reconnu comme majeur, ils ont l’obligation de ne plus les héberger. »
L’association s’est donc adaptée, jusqu’à modifier ses statuts. Désormais, pour toutes les familles qui l’acceptent, l’objectif est d’héberger ces jeunes, quand bien même ils sont « reconnus » comme majeurs, jusqu’à la fin de leur scolarité. Pour au moins, leur assurer une formation, un bagage pour la suite.
« On fonctionne par boucles familiales. Le jeune tourne entre trois maisons. Cela permet de ne pas confier toute la responsabilité à une seule et même famille. Pour ce qui concerne l’enfant, un référent dans l’association est nommé pour l’accompagner tout au long de son parcours. » Un parcours administratif et judiciaire qui peut durer désormais en Gironde un an et demi à deux ans.
« La situation est ubuesque » poursuit Sophie Rouault. « La majorité de ces filles et garçons arrive à 16 ans. Ils passent un entretien d’une heure, au bout duquel ils sont reconnus comme majeurs. Alors, ils entament une procédure de recours qui peut durer deux ans… Évidemment quand ils finissent par être reçus par le tribunal, ils ont 18 ans ! »
Une atteinte aux droits de l’enfant
La situation est dénoncée par la Cimade, l’association de défense des réfugiés et migrants en France. Dans son communiqué de décembre 2023, le collectif pointe précisément le département de la Gironde. « Plutôt que d’adapter leur capacité d’accueil, des départements ont décidé, en toute illégalité, de ne plus accueillir ces enfants. Face à cette situation, les tribunaux administratifs de Dijon, Marseille, Rennes ou encore Bordeaux, ont constaté que l’absence de mise à l’abri de ces enfants par les départements ont pu porter une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ».
Vingt-sept organisations ont même saisi en mai 2024 le Conseil d’Etat pointant le fait que les autorités françaises ne respectaient pas la Convention Internationale des Droits de l’Enfant. « Les documents d’état civil présentés par les enfants pour attester de leur minorité sont souvent écartés ou jugés insuffisants, sans pour autant que leur soit proposée une aide pour récupérer des actes valides auprès des autorités de leur pays. Des centaines d’enfants et adolescents continuent [ainsi] d’être laissés à la rue pendant plusieurs mois ».
Maître Sory Baldé, avocat au pôle MNA du barreau de Bordeaux, partage ce constat. « Pour qu'un migrant soit reconnu comme mineur, les services départementaux sont censés faire passer trois entretiens distincts au mineur pour évaluer la cohérence de son parcours. Le problème, c'est que chaque département fait un peu comme il veut ».
Une politique migratoire qui se durcit
Sophie Rouault comme Maître Sory Baldé estiment que la bascule dans le traitement de ces enfants remonte à la nomination de la nouvelle juge il y a trois ans. Selon l’avocat, « de 2016 à 2021, plus de 80 % des MNA en Gironde étaient reconnus mineurs. Dès son arrivée, ce chiffre est tombé à 25 % ».
Dans ce contexte, Maître Sory Baldé confesse : « Mon travail est devenu presque impossible. Mais bien que les procédures soient souvent vaines, je préfère que ces jeunes soient orientés vers moi plutôt que vers un commis d'office qui survolera leur dossier. Je veux continuer à me battre pour eux ». En revanche, lorsque la juge demande une expertise osseuse censée déterminer l’âge du mineur, l'avocat est catégorique : « Le test est trop peu fiable. Je leur conseille de refuser cette expertise et de changer de département ».
Pour lui, les raisons d’un tel changement dans l’accueil des MNA n’est pas étranger à l’austérité de la politique migratoire française. Avec la loi « Asile et Immigration » portée par Gérald Darmanin en janvier 2024, selon lui, un pas de plus a été franchi. Non seulement l’accueil des mineurs se voit contraint, mais désormais c’est aussi du côté de la régularisation des majeurs que l’étau administratif se resserre avec la délivrance de plus en plus restrictive des titres de séjour.
Maître Baldé est donc assez explicite. « Je ressens un vrai durcissement de la politique migratoire. Même ceux qui ont été reconnus mineurs avant la nomination de la nouvelle juge se voient désormais refuser leur titre de séjour quand ils deviennent majeurs ». Résultat : ces tout jeunes adultes se voient signifier une obligation de quitter le territoire français (OQTF). « La plupart sont alternants à 18 ans et doivent brusquement arrêter leurs études », reconnaît l'avocat, fataliste.
Des familles qui oscillent entre espoir et militantisme
« Pourtant, ils ne sont pas là pour chômer ! Ils veulent s’en sortir. On ne part pas de son pays à 16 ans pour rien » insiste Jean-Luc en rangeant les livres scolaires dans la chambre de Madi. Depuis septembre, l’adolescent est scolarisé dans un lycée hôtelier et suit un CAP Cuisine. « C’est un gamin qui travaille dur, il veut vraiment réussir. Je me souviens, après les vacances, on l’a déposé devant le lycée. Je m’attendais à ce qu’il râle comme tous les enfants à la rentrée. Mais, lui, il m’a dit que l’école lui avait manqué ! », sourit Dominique.
La sexagénaire n’envisage pas une seconde d’arrêter l’accueil de ces enfants, malgré le contexte, de plus en plus difficile. « En fait, je ne peux pas dormir quand que je sais que des enfants dorment dans la rue. » Elle évoque ces premières nuits, pas forcément faciles, quand Madi, pour la première fois de sa vie, dormait seul dans une pièce. « Quand Madi sort et que je n’ai pas de nouvelles le soir, bien sûr, je m’inquiète. » Elle parle de ces habitudes à prendre, de ces enfants qui doivent tout réapprendre. Elle parle comme une mère. Elle avoue : « Parfois, ils veulent nous appeler Papa et Maman ».
En octobre, tous les trois sont allés au cinéma pour voir « L’histoire de Souleymane », un film sur le parcours d’un jeu migrant arrivé en France. « Il y avait un débat après la projection. Devant tout le monde, Madi s’est levé, il a pris le micro. Lui, cet enfant de 16 ans, a osé parler pour nous remercier, nous ses hébergeurs mais aussi tous ses professeurs qui l’ont aidé. C’était émouvant » raconte Dominique, les yeux brillants.
Jean-Luc, lui, parle d’un espoir qui ne faiblit pas. Même, face au durcissement de l’accueil en Gironde, il raconte ce qui est doucement devenu un engagement militant, une affaire de « tripes », quelque chose qui prend au ventre. « Moi, cela m’a renforcé dans mon envie d’être là pour ces gosses. On ne peut pas accepter la situation. On est humains, voilà tout. ».
* Les prénoms ont été modifiés.
Alyssa Appino - Matthieu Gaillard - 26 Novembre 2024