Millésime 2022,
un goût de fumée ?

Le 12 juillet 2022, les pins de la commune de Landiras en Gironde, commencent à prendre feu sous un soleil de plomb. Pendant deux mois et demi, les incendies ravagent plus de 20 000 hectares de forêt, au grand dam des viticulteurs qui voient leurs vignes embrumées par les fumées épaisses. Des vapeurs toxiques qui menacent le goût du vin.

Vendredi 15 juillet. Le jour se lève à Landiras et la commune est toujours en proie aux incendies. En cette matinée, les flammes transpercent le ciel et donnent aux nuages la couleur et le relief de la lave incandescente.

Aux alentours de 9h, François Puerta, directeur-général du domaine de Landiras, reçoit l’information : trois jours après le départ des incendies, le village va être évacué en prévention. Les vents ont changé de direction - soufflant maintenant vers la commune - et les flammes de l’incendie qui brûlent déjà depuis plusieurs jours se rapprochent trop des habitations. François ne part pas. Lui qui gère le vignoble depuis maintenant 18 ans, ne laissera pas le domaine de Michel Pélissié sans surveillance.

Une peau de cuir, tannée au soleil. Un sourire qui aiguise le relief de ses joues rebondies. La passion du vin se lit sur son visage. François veille sur les secrets de vinification des raisins du Château de Landiras comme sur ses filles. Classé AOC Graves, le domaine produit des vins blancs, des rosés et vins rouges en Cabernet-Sauvignon et Merlot. La protection de l’environnement et la qualité du vin sont les maîtres-mots de la maison. Alors lorsqu’il apprend que l’eau des douves du château servira d’approvisionnement aux pompiers de la région, il reste.

Pendant six jours, quelque sept cents hommes du feu se sont succédé sur le terrain du domaine, faisant danser leurs bras au rythme nonchalant des flammes autour des ruines du XIVe siècle. Pompant l’eau jusqu’à vider les nappes phréatiques qui alimentent les douves par capillarité. "C’était d’une tristesse grave. Je ne suis pas pompier mais j'ai vécu leur quotidien. J'ai assisté à tout ce spectacle malgré moi" se souvient François ému. Pas le temps de compatir. Alors que l’incendie de Landiras constitue le sujet phare des journaux télévisés de l’été, le directeur du Château se retrouve à être l’hôte de la préfète de Nouvelle-Aquitaine Fabienne Buccio, et même du président Emmanuel Macron, avec qui il a pu échanger lors d’une de ces visites sur les terres flambantes. 

Si l’Andalou plaint "les sylviculteurs dont l’espace de travail est parti en fumée", il souligne sa chance. "Malgré le mois d’incendie, seul un jour de fumée sur mes vignes est à déplorer et aucune parcelle de raisins n’a pris feu". La direction du vent, soufflant à l’opposé de Landiras, a joué en faveur des vignes du Château. Épaulé par les pompiers, les policiers et les politiques, François Puerta se sent en sécurité. Il n’est pas inquiet. 

A show poster for Kellar
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Les vignes de juillet ont résisté

Des plages d’Arcachon au centre-ville de Bordeaux, la fumée des incendies a inondé toute la région, provoquant l’évacuation des habitations et des campings. Si les vignes n’ont pas été directement touchées par les flammes, les feux peuvent bel et bien avoir un impact sur la qualité du millésime 2022, comme l’explique l'œnologue Renny Lebrun. "Lors d’un feu, certaines molécules dégagées par les fumées sont absorbées par la baie de raisin et s’ajoutent au sucre pendant la métabolisation du fruit. Cela rend la pellicule du fruit non-odorante et libère des arômes de fumée pendant la vinification, l’élevage ou même une fois en bouteille. On parle alors de goût de fumée". Ce phénomène observé dernièrement en Californie et en Oregon tracasse. Il avait notamment rendu impossible la vente de certains cépages en 2020 et 2021.

Le directeur technique d'Erbslöh se veut toutefois rassurant. "Un incendie peut certes générer des problèmes de goût de fumée sur les vignes qui en sont proches mais ce n’est pas systématique". De la topographie de la ville, au sens du vent, en passant par la durée de contact entre le fruit et les fumées, ou encore la maturation du raisin ; de nombreux paramètres interviennent pour qu’une vigne soit touchée par la fumée d’un incendie. Jane Anson, experte américaine primée dans l'œnologie, et professeure accréditée à L'École du vin de Bordeaux est formelle : "la grande majorité des Bordeaux 2022 ne sera pas impactée". Si certaines zones dans les Graves et les Sauternes pourraient avoir besoin de tester certains lots après vinification, les problèmes d'incendie de cette année doivent plutôt être considérés comme "un avertissement", insiste-t-elle. 

“Au moment où a eu lieu l'incendie, la pellicule du raisin était très dure, très ferme.”
François Puerta, vigneron

Un avertissement pris tout de même au sérieux pour nombre de vignerons de la région, dont fait partie François Puerta qui a ses vignes au nord de Landiras. Son "seul jour enfumé" aura suffi à le pousser à faire tester ses vignes. "Par précaution j'ai quand même fait une analyse. Et même si ça coûte cher, je pense que c'est indispensable pour moi, car c’est mon métier, mais aussi pour le consommateur", précise-t-il. Au prix de 700€ l’analyse réalisée dans un laboratoire privé bordelais, le résultat est formel : le taux de fumée ingéré par le grain de raisin est trop faible pour envisager qu’il soit perceptible au goût du vin. Un résultat qui s’explique notamment par la période de l’incendie. "Au moment où le feu a débuté, la pellicule du raisin était très dure, très ferme." Un élément détaillé par Axel Marchal, oenologue-consultant, lors d’un entretien pour Terre de vin : "Ce que l’on sait, c’est que le plus gros risque de perméabilité des raisins à ce goût de fumée se situe après la véraison et que cela affecte plus fortement les raisins rouges que les raisins blancs". En d'autres termes, la véraison est l'étape où la pellicule de raisin se colore et devient plus fine. Durant cette période, à proximité d'un incendie, les molécules des fumées viennent alors se fixer sur la baie du fruit et infusent les molécules du raisin lors du processus de glycosylation - ou métabolisation du sucre - ce qui engendre un goût de fumée prononcé. Il poursuit : "nous n’en [étions] pas encore à mi-véraison, on peut alors penser que la pellicule des raisins a moins de perméabilité que si l’on était fin août.". Bien que l’odeur de fumée se soit propagée dans une grande partie de l’hexagone, le Château de Landiras semble être passé entre les gouttes… des chutes de cendre.

Rester prudent pour ne pas être surpris

Loïc Pasquet, propriétaire du domaine Liber Pater à Landiras, adopte un discours différent. Celui qui produit "le vin le plus cher du monde", était, lui aussi, en première ligne lors des incendies et a même dû temporairement évacuer son exploitation par mesure de sécurité. Si ses vignes ont été épargnées par les flammes, il demeure tout de même extrêmement prudent sur l’issue du millésime. "Il est probable que la fumée ne se soit pas mélangée au sucré du raisin, (...) mais je pense que certains cépages plus sensibles seront impactés", confie-t-il. L'oenologue, qui goûte régulièrement ses vins, aurait même senti un "goût de fumée plus prononcé sur le Petit Verdot" que sur le Cabernet.

"Identifier un risque, ça ne veut pas dire que c’est irrévocable. Les gens ont vu les feux et on a senti la fumée jusqu’à Paris, donc le risque, bien sûr qu’il est présent ! À un moment, il faut arrêter de raconter n’importe quoi !" s’emporte Monsieur Pasquet, installé derrière sa table de dégustation. Le viticulteur est radical : si son vin a un goût de fumée, toute la cuvée sera jetée. Pour Loïc Pasquet, il n’est en aucun cas question de tenter de mélanger les cépages ou d’ajouter des produits pour atténuer le goût de fumée. "Moi, je ne fais pas du Coca !" s’exclame-t-il avant d’ajouter que ce qu’il aime faire, "c’est des grands vins. (...) J’ai fait du vin parce que c’est ce que je savais faire. Le goût de la fumée, c’est un défaut. S’il est là, c’est foutu. Donc si c’est bon tant mieux, si c’est pas bon tant pis.".

Le propriétaire du domaine Liber Pater, dénonce même une "négation" de la part des viticulteurs qui expliquerait les opinions si divergentes autour de ce sujet. "De nos jours, il ne faut jamais dire ce qui ne va pas, comme si les impacts allaient être moins grands". En se remémorant la conférence organisée par l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin (ISVV) le 30 août 2022, Loïc Pasquet insiste sur "le risque probable, prouvé scientifiquement" que les experts ont évoqué. Pour lui, nier l’existence de ce risque est un moyen pour les vignerons d’"éviter qu’on [les consommateurs et les acheteurs] crache sur Bordeaux, qu’on entache la réputation de millésime du siècle, qu’on fasse du Bordeaux Bashing". Une opinion clairement contredite par le viticulteur, dont le domaine est une de ses plus grandes réussites, comme il l'explique dans un épisode de 20 Divin, le podcast du vin.

Rémi Schneider, directeur technique d’Oenobrands va également dans ce sens. "Il faut se méfier du slogan ‘Il n’y aura pas de problème à Bordeaux’. Il peut y en avoir. Ça ne touchera certes pas tous les cépages, mais des vins individuellement". Spécialiste du goût de fumée, Monsieur Schneider a étudié ce phénomène en Afrique du Sud, au Chili et en Californie. Il est désormais à la tête du groupe Oenobrands, une entreprise qui développe des solutions oenologiques issues de biotechnologies et les commercialise sur les cinq continents via un réseau de distributeur.

Penser des protocoles de protection pour aujourd’hui… et pour demain

A l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin (ISVV), Alain Blanchard, professeur et directeur de l’ISVV s’agace de la médiatisation autour du goût de fumée. La conférence organisée en août dernier par l'Union des Œnologues de France sur la problématique des goûts de fumées n’a pas suffi à mettre fin au débat. Sollicité par e-mail, le scientifique répond.

"Ce sujet a donné lieu à des polémiques reprises par de nombreux médias à la fin de l'été. C'est un sujet très sensible pour les producteurs girondins qui voient ici une nouvelle menace non-justifiée sur la qualité de leur production. Tous les résultats réalisés jusqu'à présent (par des laboratoires privés) n'ont montré quasiment aucun effet des incendies de cet été sur la qualité des vins ou des moûts. En ce qui concerne l'ISVV, nous avons entrepris une campagne de collecte d'échantillons pour réaliser des analyses très poussées. Nous ne communiquerons pas sur ce sujet tant que nous n'aurons pas les résultats, donc pas avant mars-avril 2023, date de la fin du processus de vinification et de fermentation de la cuvée 2022."
E-mail d'Alain Blanchard, reçu le 11 octobre 2022

Un avis que ne partage pas Rémi Schneider. Pour lui, la menace est bel et bien présente. Le 4 septembre 2022, lors d’un webinaire, le scientifique a même présenté son protocole de vinification pour minimiser les goûts de fumée. Testé à l'étranger, notamment en Afrique du Sud et en Australie après les incendies ravageurs de 2020, le protocole est en théorie applicable en France. Il requiert cependant l’utilisation de produits chimiques et le déploiement de moyens matériels et financiers en amont, puisqu’à l’heure actuelle, une partie des produits utilisés sont “non-autorisés en Europe sans un équipement spécifique”. Une explication accessible dans le replay du webinaire ci-dessous.

Du côté des vignerons, il est davantage question de solutions de protection globale des parcelles, comme l’a évoqué Loïc Pasquet pour son domaine où il a installé "des pare-feux". "L’année prochaine, on fera ce qu’il faut en plus ! On a les moyens pour protéger les vignes.". Réflexion partagée du côté du Château de Landiras où François Puerta envisage, pour les années à venir, la mise en place d’éoliennes dont l’objectif serait autant de brasser l’air chaud que froid. Rappelons en effet que si les vendanges 2022 ont été faites sous des chaleurs harassantes, l’année dernière les vignerons ont perdu près de 50% de leurs plantations à cause d’une gelée. Selon eux, il faut donc réfléchir sur le long terme.

L'oenologue Renny Lebrun conclut en allant dans ce sens. Pour lui, résoudre le problème de la protection des vignes contre les flammes, c’est "sortir du champ viti-vinicole et englober un domaine beaucoup plus vaste : la prévention des incendies avec toutes leurs conséquences sur les populations, la pollution et la déforestation.".

Métier de la terre, dépendant de la météo, des grands froids et des canicules. N’est-ce pas là le véritable problème ? Si les avis divergent toujours autour du potentiel goût de fumée du millésime 2022, tous s’accordent en effet sur un point : il faut lutter contre le réchauffement climatique pour maintenir en vie les vignes.

Crédits photo : Camille Hurcy / François Puerta / Loïc Pasquet