Livreur à vélo :
une course effrénée au bord de la saturation

Un livreur à vélo et un autre assis

© A.D.

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Ils font partie de ces "petites mains" rendues visibles avec le confinement. Les livreurs à vélo ont su se rendre indispensables au bon fonctionnement des activités rescapées des mesures sanitaires. La vente de repas livrés à domicile a explosé, avec elle une tendance se dessine. De plus en plus de travailleurs s’inscrivent sur les plateformes numériques comme Uber Eats ou Deliveroo. Comment chacun arrive à tirer son épingle du jeu ? Reportage à coups de pédale sur un système bien huilé.

Un livreur sur une place de Mulhouse

En danseuse sur son vélo, un livreur traverse à la hâte la place de la Réunion à Mulhouse © C. Bihannic

En danseuse sur son vélo, un livreur traverse à la hâte la place de la Réunion à Mulhouse © C. Bihannic

Les rideaux des devantures ferment. En cuisine, le personnel s’active. Dehors, les livreurs attendent. Aux abords du McDonald's de Toulouse, place du Capitole, une dizaine rôde. Ils patientent les yeux rivés sur leur téléphone. Sur leur dos, ces grands sacs isothermes arborent les couleurs des grandes plateformes de la foodtech : Deliveroo, Uber Eats pour ne citer que les plus connues. Partout en France, les coursiers de livraison de repas à domicile continuent d’assurer le service d’intermédiaire entre les restaurants fermés et les clients de ce second confinement. Ils travaillent, en nombre, parfois de plus en plus.

"Je fais un meilleur chiffre d'affaires"

Toufik, livreur à Calais

Même si on est trop nombreux, pour moi ça marche mieux qu’avant, soulève Toufik, livreur Uber Eats à Calais au volant de sa voiture. “Je fais un meilleur chiffre d’affaires”, affirme-t-il. Survenu le 30 octobre, le reconfinement en France oblige les commerces non-essentiels qui souhaitent poursuivre une activité à recourir à la livraison. Conséquence directe, les plateformes de la foodtech augmentent leur offre. “Uber a passé des partenariats avec des nouveaux restaurants, explique Toufik, je ne fais que ça maintenant”. Hocine fait le même constat. Ce coursier toulousain de 31 ans parcourt une trentaine de kilomètres par jour. “Beaucoup plus d’établissements sont ouverts, remarque-t-il, en mars, il n’y avait pas autant de livreurs !” Il a désormais décidé de faire de ce travail son activité principale.

Tom, deux ans d’ancienneté chez Uber Eats, observait déjà “énormément de coursiers avant le confinement”. La crise sanitaire n’a eu aucune conséquence sur le nombre de commandes de ce bordelais. L’étudiant de 20 ans sent les restaurateurs tendus par la période. “J’ai été témoin de deux altercations pendant le confinement alors que je n’en avais jamais vu avant", raconte-t-il. Au contraire, les clients, sensibles à leur situation, laissent des pourboires plus généreux.

Un coursier récupère une commande sur la terrasse d’un fast-food.

Les restaurateurs apportent la commande à l’extérieur du restaurant en période de crise sanitaire © C.Bihannic

Les restaurateurs apportent la commande à l’extérieur du restaurant en période de crise sanitaire © C.Bihannic

A Montpellier comme à Toulouse, le marché est saturé. “Il n’est pour le moment pas possible de poursuivre votre inscription dans votre ville en raison d’un nombre suffisant de coursiers”. Les nouveaux candidats ont reçu ce message. Uber Eats ne recrute plus. “On est fixé” commente une internaute dans un groupe de discussion privé sur Facebook. Sur les réseaux sociaux, chacun partage son expérience. Pour ceux qui attendent d’entrer dans la course, le confinement aurait pu être une aubaine. La demande n’est pas la même dans toutes les villes.

" Il y a un turnover important "

Fabien Lemozy, sociologue

Un groupe de livreurs sur leur vélo

A Mulhouse, dans la rue du Sauvage, des attroupements se forment pour faire passer l'attente © C. Bihannic

A Mulhouse, dans la rue du Sauvage, des attroupements se forment pour faire passer l'attente © C. Bihannic

Le nombre de livreurs sur le marché demeure une donnée impossible à connaître. "La plateforme [Uber ou Deliveroo] centralise toutes les informations, énonce le sociologue Fabien Lemozy, elle seule connaît les chiffres. Mais elle n’a aucun intérêt à les dire et reste opaque à ce sujet”. Avec son collègue, Stéphane Le Lay, ils enquêtent sur les liens entre les nouvelles organisations du travail et la santé mentale. Cette étude, financée par la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares, ministère du travail) porte sur les plateformes de livraison de repas. “Quand un livreur voit plus de coursiers arriver, cela ne veut pas forcément dire qu’il y a plus de monde, explique le chercheur, il y a un turnover important”. De nouvelles recrues arrivent sur le marché, d’autres sortent du circuit.

 “Il faut prendre en compte la fermeture des restaurants, ajoute Stéphane Le Lay, il se peut que la zone où se trouve le livreur est la seule où ils sont ouverts. Tous les autres coursiers vont y venir”.  L’afflux de nouveaux n’est alors qu’une impression. “Il faudrait une étude précise, modère le sociologue, on n’a pas encore assez de recul sur la période et la recherche a besoin de temps”.

" Visibilité ne veut pas dire reconnaissance "

Séphane Le Lay, sociologue

Deux personnes de dos

Les livreurs se postent souvent aux abords des restaurants des grandes chaînes de fast-food, comme ici place de la Victoire à Bordeaux © A. Desmaison

Les livreurs se postent souvent aux abords des restaurants des grandes chaînes de fast-food, comme ici place de la Victoire à Bordeaux © A. Desmaison

Des publics de plus en plus précarisés acceptent de travailler pour des miettes avec les plateformes : étudiants, chômeurs de longue date, mineurs, constate Fabien Lemozy, si la crise venait à provoquer un flux plus important de demandeurs d’emploi, on peut se dire que des personnes vont avoir recours aux plateformes. Ces dernières ne sont pas regardantes sur les qualifications ou les compétences des personnes qu’elles embauchent”. Les sociologues le rappellent, “dans les moments de crise, ou de transformation du fonctionnement économique, il y a aussi des effets qu’on ne peut pas prévoir”.

Sous la pluie, à toute heure, “la tête dans le guidon”, les livreurs assurent une mission “essentielle” depuis le premier confinement. La livraison de repas doit se poursuivre. Les médias relaient l’idée que cette période a mis les livreurs sous les projecteurs. L’image d’un travail garanti est transmise. “La visibilité ne veut pas dire reconnaissance, nuance Stéphane Le Lay, surtout quand on voit la baisse des tarifs des courses. Il y a eu un imaginaire de la première ligne, pourtant la rémunération a été revue à la baisse et les relations avec certains clients ont parfois été tendues”.

Cinq personnes posent sur des vélos

L'équipe de Kooglof au complet se réjouit du succès du démarrage de leur activité pendant ce confinement © Marine Stieber

L'équipe de Kooglof au complet se réjouit du succès du démarrage de leur activité pendant ce confinement © Marine Stieber

La chute des tarifs a été un élément décisif pour l’équipe de l’association Kooglof à Strasbourg, active depuis le 5 novembre. “On en a eu tous assez d’être payé 2,50 € à la course avec Deliveroo, raconte Florian Gentelet, l’un des quatre fondateurs, on a en commun ce ras-le-bol, ce dégoût des conditions de travail qui ont dégringolé ces deux dernières années”.

" La flexibilité n'existe pas pour le coursier

Morgan Lamart, coursier salarié

La même déception se ressent chez les Coursiers Bordelais. Morgan Lamart, salarié en CDI pour la coopérative, pointe du doigt les créneaux imposés et le manque de transparence sur le prix d’une course. "Les livreurs sont trop à la merci des plateformes, dénonce le jeune homme, en réalité la flexibilité n'existe pas pour le coursier”. Il regrette un manque de protections sociales ou de compensation pour l’utilisation du téléphone et du vélo.

Cinq personnes qui posent, joyeuses

Les Coursiers Bordelais pédalent sur leur vélo-cargo depuis septembre 2017 ©

Les Coursiers Bordelais pédalent sur leur vélo-cargo depuis septembre 2017 ©

A Bordeaux la coopérative a trouvé son public, même en période de crise sanitaire. Après l’annonce du premier confinement, “c’était de la folie, nous avions un nombre de courses phénoménal de certains supermarchés, pour livrer principalement du PQ, des pâtes et de l'alcool”, raconte Morgan Lamart. Face au manque de matériel de protection, ils décident de fermer les portes avant de proposer bénévolement leurs services à des associations pour venir en aide aux plus défavorisés. Pour cette seconde vague, mieux préparés, ils ont décidé de poursuivre leurs activités.

Le reconfinement a été une aubaine pour la jeune association strasbourgeoise. “C’est un peu moche à dire, mais c’est une période propice à la livraison à domicile”, avoue Florian Gentelet entre deux courses. “Beaucoup de gens attendaient ce genre d’alternative à Strasbourg”, constate-t-il. Ces initiatives cohabitent avec les géants de la foodtech.  “On a des partenariats avec des restaurants qui travaillent avec les autres plateformes” reconnaît Florian Gentelet, “ça ne nous pose pas de problème”. Ils font partie du “système” mais savent qu’ils ne sont pas dans la même “sphère”.

On ne peut pas rivaliser avec les mastodontes, assure Morgant Lamart, ils sont trop puissants”. Leur objectif est de proposer une “livraison sociale” et “ça marche plutôt bien” assure le Strasbourgeois. Morgan Lamart espère qu’un jour toutes ces coopératives formeront une fédération assez puissante pour concurrencer les industries mondiales. Les Coursiers Bordelais veulent “prouver qu’un autre modèle est possible”. S’ils passent leur chemin devant les chaînes de fastfood, ils se jettent volontiers dans la mêlée à coups de pédale saccadés, sac isotherme sur le dos. Téléphone en main, chacun attend la prochaine commande : top départ, la course est lancée.

Un homme sur un vélo

Dès la réception d'une commande, le coursier se presse vers sa destination © C. Bihannic

Dès la réception d'une commande, le coursier se presse vers sa destination © C. Bihannic