LGBTQI+, give me your cash
Deuxième destination européenne la plus fréquentée par les touristes LGBTQI+, difficile pour Ibiza de s'en passer. Mais pink capitalism ne rime pas avec obtention de droits.

Réunion de stars autour de la piscine du Rocks Hotel à San Antonio. Le DragFest Ibiza réunit la jet set de la communauté queer pour quatorze heures de performances et de shows.
William, Jujubee, Sagittaria, Envy Peru, Inti, les gagnants et gagnantes du Drag Race, défilent et posent au milieu d'une foule en délire venue du monde entier pour l'occasion. Les talons aiguilles claquent sur la scène, les hanches se cambrent au rythme de la musique. Ici, pas de dress code. Perruques blondes, résilles, cuir, strass et paillettes sur les yeux, les looks sont travaillés au millimètre. Des billets d’entrée allant jusqu’à 300 dollars par tête et un maître-mot : l’exubérance.
Andrew, créateur des Drags Fest de L.A, Londres et Ibiza explique l’importance d’un tel évènement : "C'est une safe place et un espace d’expression sans limite qui donne de la visibilité à la communauté LGBT."
* Direction votre ordinateur pour plus de photos du DragFest.
Les soirées mythiques de l'Extravanganza à l’Amnesia, ou l’anniversaire de Freddie Mercury au Pikes Resort en 1987, certaines fêtes queer sont gravées dans les mémoires.

L’histoire de l'île est intimement liée à celle de la communauté LGBTQI+. Berceau hippie, elle a attiré les non hétéros dès les années 1960. Cette terre de tolérance et de liberté a longtemps accueilli celles et ceux qui fuyaient les carcans de leur pays.
Herbert et Gabriel, un couple de Suisse arrivé ici il y a 60 ans, se souviennent de ces nuits folles et embrumées passées Calle de la Virgen. "Avant, cette rue était blindée. Tout le monde était dingue. Ici, on se construisait une autre personnalité, un personnage unique." Nuits dégenrées, expérimentations et espace d’expression, Ibiza est le lieu de tous les possibles. De tous les excès, aussi. Un carnaval quotidien dans les rues où l’on se croise, se regarde et se mélange. "Dans les années 80, on venait avec dix valises remplies de vêtements plus fous les uns que les autres. On inventait notre propre style." Herbert et Gabriel ont trouvé ici ce qu’il ne leur était pas permis de vivre en Suisse.
En 2005, l’Espagne légalise le mariage pour tous et toutes. Une avancée qui consolide la place d'Ibiza sur le podium des destinations favorites des LGBTQI+. Une relation particulière confirmée par Juan Miguel Costa, directeur du tourisme au Conseil d’Eivissa : "Pour nous, cette communauté est une clientèle très importante."

Originaire du Mexique, Emilio travaille depuis trois ans à Callas Ibiza, un bar de la Calle de la Virgen.
Originaire du Mexique, Emilio travaille depuis trois ans à Callas Ibiza, un bar de la Calle de la Virgen.
Emilio semble y trouver son compte. Cet ancien community manager a quitté le Mexique il y a trois ans.“Ibiza est ma terre d'accueil. À Calle de la Virgen, je me sens bien. J’ai trouvé mon chez moi.”
Une fois leurs valises posées, les touristes laissent leur vie bien rangée dans leur pays. Zofia et Veronika ne manquent jamais l’appel de la Calle de la Virgen. Ces deux trentenaires sont tombées amoureuses il y a cinq ans, en Pologne, leur pays natal. "À Ibiza, nous sommes libres. Pouvoir se balader main dans la main ou s’embrasser à la plage face à un coucher de soleil, c’est un luxe qu’on ne peut pas se payer à Poznan."
Donnant-donnant
Un gagne pain précieux pour certains clubs et hôtels de l’île. Mais Ibiza n’est plus la seule destination touristique LGBTQI+ friendly dans le monde. Et la concurrence est rude. "Aujourd’hui il y a Mykonos et d’autres villes qui tentent d’attirer ces clients. On essaye de ramener de nouveau les touristes LGBT en organisant des évènements comme la Pride", confirme Juan Miguel Costa.
Se balader dans certains quartiers, c’est traverser les plus gros clichés sur la communauté - des drapeaux arc-en-ciel, des soirées gay, des pool parties. À San Josep, la chaîne d’établissement de luxe orientée vers la communauté LGBTQI+, Axel Hostels, propose des chambres à 140 euros la nuit. Sur leur site, une ribambelle d’hommes en slip moulant dans la piscine, mains derrière la tête. Toute une mise en scène. Cliché vous avez dit ? L’entreprise "HeterosFriendly", comme elle aime se définir, possède des petits palaces dans les plus grandes villes du monde - Venise, Barcelone, Miami ou Berlin. En 2017, ce géant du commerce arc-en-ciel faisait 16 millions d’euros de chiffre d'affaires.
Pink capitalism
La chercheuse à l’Université des Baléares, Paola Rodenas, a étudié le phénomène de l’argent rose."Le tourisme LGBT sur l’île est l’un des segments les plus rentables et puissants du secteur. Il constitue ce qu’on appelle l’argent rose."
Un concept qui fait référence à l’incorporation de la cause LGBTQI+ dans une dynamique de profit. De grandes entreprises semblent soudainement s'engager dans la cause. C’est souvent le cas lors du mois des fiertés, en juin, à l’occasion de la Pride. "Ça s’illustre lorsque des multinationales très puissantes décident de changer leur logo pendant un mois par un arc-en-ciel ou de créer des totes bags aux couleurs vives", analyse Paola. Juan Miguel Costa n’a pas peur de le dire : "C’est une cible importante pour l’île. Ils vont dans les meilleurs hôtels et restaurants, donc ils dépensent beaucoup d’argent." Selon le dernier rapport de l' Association internationale du voyage gay et lesbien, leur budget s’élève à 130 dollars par jour et par personne en moyenne.
La fête c'est bien, des droits c'est mieux

Toni connaît l'homophobie dès son plus jeune âge. Son père le met à la porte lorsqu'il apprend se relation avec un autre homme.
Toni connaît l'homophobie dès son plus jeune âge. Son père le met à la porte lorsqu'il apprend se relation avec un autre homme.
Dans son minuscule bureau aux mille drapeaux multicolores situé à la Plataforma socialsanitaria, Toni Marti Torres milite. Il est président de La llave del Armario, la plus importante association de défense des droits LGBTQI+ aux îles Baléares. Et pour lui "Ici, les touristes gays sont une population protégée parce qu’ils sont utilisés pour obtenir de l’argent." Le Barcelonais avoue à demi-mots les vertus du dinero rosa. "Cette capitalisation a permis à des personnes LGBT d'entrer dans le commerce du luxe qui n’est plus réservé aux hétérosexuels." En 2017, Llaver del Armario a gagné une belle bataille, celle de la Pride. Jusque-là, elle était uniquement organisée par les plus grandes entreprises d’Ibiza. Désormais les associations sont elles aussi autour de la table. "Il faut bien comprendre que même si la Pride est une grande fête, elle permet surtout de donner de la visibilité aux droits de la communauté LGBT." Bref, des confettis sur des chars, c’est bien. Mais des droits, c’est encore mieux.
Dépression hivernale
"Ibiza a cette image de tolérance. Mais pendant l’hiver, quand tout le monde s’en va, c’est une autre île", s’indigne Carmen.

À 55 ans, cette ibicenca préside l’association Chrysallis Illes Balears, un collectif de parents de mineurs transgenres. Elle agit sur tous les fronts. "Nous faisons des conférences dans toutes les écoles de l’île." Parler pour visibiliser et protéger. Chrysallis organise des formations avec le personnel éducatif et sanitaire et les forces de l’ordre. Leur but : que toutes les personnes transgenres soient reçues avec respect dans les situations du quotidien.
Discrétion oblige, rendez-vous sur une plage à quelques kilomètres du centre de l'île. Impossible de prendre son visage en photo. "Tout est démultiplié à Ibiza. Parce que c’est petit. Ce n’est pas comme dans les pays du continent. Il y a une méfiance grandissante à s’engager dans la lutte pour les droits des minorités de genre", se désole la cuisinière de profession.
Dans son bureau, Toni regrette que le tourisme LGBTQI+ ne fasse pas avancer les mentalités des locaux et locales plus rapidement. "C’est une belle vitrine qui nous a aidé pendant plusieurs années. Mais maintenant, nous ne voulons plus de cette image de communauté LGBT qui ne tient que sur le commerce mais des changements dans la loi." Et il y en a eu. Grâce à leurs mobilisations, le Consell Insular de Ibiza a créé en 2021 le nouveau service de soins pour les personnes LGBTQI+ (SAI) dirigé par Chrysallis. La ministre du Bien-être social, Carolina Escandell raconte : "Nous devons donner de la visibilité sur les réalités des personnes LGTBQI+, qui souffrent de stigmatisation. Il faut démanteler les préjugés envers eux." Une victoire pour Toni et Carmen. À Paola de conclure : "Il n'est pas possible de promouvoir l'arrivée de touristes LGBT si la sécurité des locaux n’est pas garantie. L’État a un rôle à jouer dedans." Des droits qui peinent encore s'installer. Mais poco a poco, les choses bougent.