Les derniers instants de la galerie commerciale de La Morlette
Un reportage d'Élise Raimbaux et Jean Rémond

“C’est avec une profonde émotion que je vous annonce la fermeture définitive de mon salon de coiffure. Après de nombreuses années passées ensemble, il est temps pour moi de tourner la page”.
Ce message est scotché sur la vitrine d'un ancien coiffeur, dans le centre commercial de La Morlette. Une galerie marchande, nichée dans le haut de Cenon, entre la ligne de tram A, une station lavage défraîchie et des tours de béton.

Ici, le temps semble comme suspendu. Dès l’entrée, se succèdent des vitrines aux rideaux baissés, des vitres cassées tandis que la verrière du plafond éclaire faiblement l’allée principale, jonchée de carreaux fendus.
Désormais, les passants ne font plus que traverser les allées du centre commercial, sans presque jamais s’arrêter. Mais ce lundi 18 novembre 2024, trois personnes discutent devant l’une des entrées du centre.
“Avant, on venait passer le permis, on achetait notre viande, le journal, on faisait vivre le commerce local”, se rappelle Redoine, 55 ans. Cette “galerie fantôme”, comme il l’appelle, il la connaît bien, puisqu'il habite à Cenon depuis 35 ans. Alors, pour passer le temps et voir ses potes, il vient “tous les jours”.
A sa construction au tout début des années 1970, le centre commercial comptait 23 commerces. Aujourd’hui, “il n’y a plus rien, souffle Redoine. Il ne reste que le Netto, la pharmacie et le PMU, le boucher est parti à la retraite, Duverneuil aussi…”.
Duverneuil, c'est le nom, bien connu dans la galerie, de l'ancien tenancier du commerce de presse. Il a tenu sa boîte pendant près de quarante ans. Aujourd'hui, la boutique a fermé. Seules quelques babioles sont encore visibles derrière la vitrine.
“Une boutique spécialisée dans les appareils auditifs a fermé ses portes il y a quelques semaines”, précise Redoine en jetant un rapide coup d'œil à la façade.
Cependant, malgré une fréquentation en déclin, un petit oasis de vie perdure. A côté de l’ancienne boutique d’audition, les échos chaleureux des habitués du bar PMU de La Morlette continuent de résonner.
Avant de fermer ses portes, la boutique de presse du centre commercial était ouverte pendant près de quarante ans. Photo : Jean Rémond
Avant de fermer ses portes, la boutique de presse du centre commercial était ouverte pendant près de quarante ans. Photo : Jean Rémond
Le bar-PMU de La Morlette continue d'accueillir des clients, habitué.es ou non. Photo : Jean Rémond.
Le bar-PMU de La Morlette continue d'accueillir des clients, habitué.es ou non. Photo : Jean Rémond.


Ce lundi, une quinzaine de personnes sont venues boire l’apéro et jouer au tiercé. Il est presque midi. “Je viens tous les jours depuis presque dix ans pour parier sur les courses”, raconte Alain, un journal sous le bras et un Ricard en main. Aujourd’hui, il est venu avec deux amis, Jean-Marie et Pascal. “J’habite ici depuis 68, avant la galerie, c’était un champ de vaches, on y jouait au foot, se rappelle le second. Maintenant il n'y a plus de vie…".
“Il y a des gens qui viennent de Floirac ou de Lormont, on est au courant de tout ce qui se passe sur la rive droite", affirme Rachid, 65 ans, accoudé au comptoir. "C’est ici que se fait la politique, la vraie. On parle de tout et de rien, mais on échange, on apprend, ça serait une grande perte si ce lieu venait à fermer".
Derrière le comptoir, le barman en poste depuis 2006 ajoute:”Cette galerie est mal gérée depuis des années. Quand vous payez 500 euros d’électricité, 400 euros pour l’eau, 600 euros de gaz et 2000 euros de loyer, c’est difficile de se maintenir à flot. Au bout d’un moment, on arrête de s’investir personnellement”. A 46 ans, celui-ci confie ensuite à voix basse que le patron du bar cessera probablement son activité.
Il faut dire que pour les commerçants de La Morlette, l’avenir est flou. “D’après ce que l'on sait, la galerie aurait déjà dû être rasée avant le covid”, explique l’employé du café.
Un projet de réhabilitation
qui traîne depuis des années
En réalité, l’histoire de la galerie est complexe et remonte à loin. En 2012, un Plan de renouvellement urbain (PRU) porté par Bordeaux Métropole a été mis en place pour les quartiers Palmer, la Saraillère et celui du 8 mai 1945. Le centre commercial est compris dans le périmètre et il est prévu de restructurer “le centre commercial La Morlette”.
Reste que, même si le PRU est porté par Bordeaux Métropole, la gestion de la galerie marchande relève d’acteurs privés. “La réhabilitation traîne depuis des années pour des raisons financières et ça nous préoccupe beaucoup", explique Hervé Chiron, directeur de la politique de la ville et de l’habitat à Cenon. "La mairie ne peut pas faire grand chose, nous accompagnons ce projet parce que le centre commercial est compris dans le PRU, mais ce sont des échanges de privé à privé".
Autrefois, la galerie commerciale de La Morlette comptait un primeur. Aujourd'hui, le rideau reste baissé. Photo : Élise Raimbaux.
Autrefois, la galerie commerciale de La Morlette comptait un primeur. Aujourd'hui, le rideau reste baissé. Photo : Élise Raimbaux.
Pourtant, les mesures envisagées se veulent ambitieuses. “L’idée serait de détruire la galerie pour en reconstruire une, avec des commerces au rez-de-chaussée et des habitations au-dessus, annonce Hervé Chiron. Plusieurs investisseurs se sont proposés, sans résultat. Le dernier en date est Vinci, mais leurs plans ne sont pas à l’équilibre financier donc rien n’est fait”.
Alors, le centre commercial continue de dépérir.
Le supermarché Netto fait partie des trois seuls commerces encore ouverts de la galerie de La Morlette. Photo : Jean Rémond.
Le supermarché Netto fait partie des trois seuls commerces encore ouverts de la galerie de La Morlette. Photo : Jean Rémond.
“On ne sait rien de ce qui va arriver, on est dans le flou", affirme Camille Simon, gérante du magasin Netto. "On nous a parlé d’un nouveau projet immobilier mais nous n’avons pas d’investisseur pour le porter, donc on attend”.
Elle ajoute, pessimiste, qu'à long terme, la galerie ne tiendra pas, ne serait-ce parce qu’elle n’est pas entretenue. Le centre est une copropriété et appartient aux commerçants: “Nous parlons d’acteurs privés, l'entretien ne revient pas à la mairie, mais bien aux propriétaires”, explique Lisa Thomassin, coordinatrice de la Maison du Projet, un lieu de proximité pour expliquer aux habitants les objectifs du PRU.
Une pharmacie est encore en activité dans le centre commercial. Photo : Jean Rémond.
Une pharmacie est encore en activité dans le centre commercial. Photo : Jean Rémond.
Mais rien ne change. Les prix flambent et personne n’est épargné: “Comme la galerie est vide, les charges reviennent sur trois commerces, c’est une contrainte financière, surtout que l’affluence est vraiment réduite : tous nos clients sont des habitués car, si on ne connaît pas les lieux, on pense que le bâtiment est à l’abandon”, souffle Camille Simon.


Et des habitués, il y en a. Habitante du quartier depuis 1956, Josiane déplore la perte des commerces de proximité dans le quartier. “Si le Netto est amené à fermer, je serai obligée de prendre le tram”. Un trajet supplémentaire et non négligeable pour une personne dont l’âge approche 90 ans. Avec peine, elle reprend sa route, munie de son cabas.
Non loin, Ivan, 26 ans, marche d’un pas nonchalant, en sortant de la galerie: “Avant, j’allais régulièrement chez le coiffeur, mais depuis que ça a fermé je suis obligé d’aller dans le centre de Bordeaux”, confie-t-il.
Même son de cloche du côté de Shirley, contrainte d’emmener ses enfants se faire couper les cheveux dans le centre. Elle sort du supermarché, un petit sac plastique en main. “Je ne viens que pour faire mes courses, mais c’est gavé cher”, soupire-t-elle.
“Déjà, il faut appeler un chat un chat, on n’est pas dans un quartier populaire, on est dans un quartier pauvre"
Car oui, le fait que la galerie soit remplie de locaux vides joue sur le porte monnaie des habitants du quartier. “Déjà, il faut appeler un chat un chat, on n’est pas dans un quartier populaire, on est dans un quartier pauvre, voilà", lance Rachid, assis au bar PMU. "Les gens n’ont pas d’argent et en plus il n’y a rien, donc quand l’offre ne suit pas, les prix grimpent”.
Dans les galeries de La Morlette, les témoignages faisant état de problèmes financiers se succèdent. “Nous n’avons pas d’argent, donc les gens vont au moins cher, dans les grandes surfaces, et les commerces de proximité en paient le prix”, souligne Christiane, habitante du quartier et boulangère à la retraite.
“Avant, quand je travaillais, je venais chez le boucher pour me prendre un plat pour le midi, on aidait les commerces locaux, mais maintenant avec les prix je ne pourrais même plus le faire, souffle-t-elle. Le budget change et nous avec…”. Aujourd'hui, Christiane ne se colore plus les cheveux, elle les laisse blancs et ne se maquille plus, faute d’argent.

“Eh oui, on est sur la rive droite ici, les gens n’ont pas de thunes et l’état des centres comme celui de La Morlette les met encore plus dans la merde”, grogne Redoine, occupé à rouler une clope avec du tabac espagnol, le moins cher.
Alors, en attendant l'hypothétique avancée du futur projet immobilier, La Morlette reste à l’abandon et les habitants du quartier sont privés de services essentiels. Mais les habitudes, les souvenirs et les amitiés restent. En observant ses camarades de comptoir, Rachid conclut : “Il y a une vie cachée dans cette galerie, elle est importante pour nous, pour le quartier”.