Les conducteurs de bus TBM
à bout de souffle
Les conducteurs de bus bordelais ont des poches sous les yeux et le moral en berne. Le syndicat TBM Force Ouvrière, majoritaire au sein du réseau, revendique de meilleures conditions de travail dans une lettre ouverte adressée à l’entreprise de transports Keolis, vendredi 14 octobre 2022. Aux Quinconces et à la Gare Saint-Jean, certains conducteurs sont en surrégime face au manque d’effectif et aux incivilités récurrentes.
“Il y a 20 ans, c’était intéressant de travailler dans les transports en commun. La paye était ultra-correcte, avec des avantages. Maintenant, on a du mal à venir bosser. On travaille quand même les week-ends, les jours de fête, tard le soir, très tôt le matin…”, explique Muriel, assise devant la caméra de son ordinateur. Cette quadragénaire est la créatrice des “Brèves de talanquère", un blog sur lequel elle raconte son quotidien de conductrice de bus. Dans le secteur des transports depuis quatre ans et demi, l’adhérente au syndicat Force Ouvrière (FO) se fait l’écho de la colère qui gagne ses collègues. À travers un courrier remis le 14 octobre au directeur général de Keolis Bordeaux Métropole – l’exploitant du réseau TBM –, FO dénonçait des conditions de travail qui se “dégradent depuis plusieurs mois”. “Le personnel de conduite est en souffrance et au bord de la rupture”, concluait-il.
Des jours de repos refusés
à cause du manque d'effectif
Parmi les doléances des salariés, la non-attribution des jours de repos demandés. TBM Force Ouvrière constate “une baisse significative des permissions accordées entre 2019 et aujourd’hui”. Rencontrée à la fin de son service sur une place des Quinconces ensoleillée, Nicole* plussoie, d’un ton faussement détaché : “J’ai plus de quatorze jours de repos sur mon compteur parce que j’ai travaillé les jours fériés, mais quand j’essaie de les poser, ils ne sont pas accordés.” Pour celle qui travaille au volant d’un autobus depuis maintenant trois ans, “il manque tellement de conducteurs qu’on ne peut pas bénéficier de nos jours de repos”.
Les conducteurs de bus du réseau TBM dénoncent une dégradation de leurs conditions de travail. (© Luigy Lacides)
Les conducteurs de bus du réseau TBM dénoncent une dégradation de leurs conditions de travail. (© Luigy Lacides)
"Dans la seule région Nouvelle-Aquitaine, le nombre d’offres d’emploi publiées au sein du secteur a augmenté de 91% entre le premier semestre de 2021 et celui de 2022"
Cette pénurie de chauffeurs de bus est le signe d’un véritable manque d’attractivité du métier. Selon un rapport du cabinet de conseils Kyu paru en septembre 2022, le niveau de tension au recrutement dans le domaine des transports routiers de voyageurs est supérieur de 1,5 à 2,3 fois à la moyenne nationale. Dans la seule région Nouvelle-Aquitaine, l’évolution du nombre d’offres d’emploi publiées au sein du secteur a augmenté de 91% entre le premier semestre de 2021 et celui de 2022, indique ce même rapport.
Autre conséquence de ce manque de personnel : la variabilité exacerbée des horaires des conducteurs de bus. Redouane, qui prend sa pause aux alentours de 16 heures sur la place des Quinconces, peut en témoigner. “Volant”, cet ancien commercial aux cheveux poivre et sel n’est affecté à aucune ligne. Il est envoyé là où sont les besoins. Résultat, “tu peux alterner rapidement entre les horaires de jour et de nuit, et ça, ça te casse”.
Des salaires grignotés par l’inflation
Face aux difficultés de recrutement, les salaires dans le secteur des transports routiers ont été augmentés de 2,6% entre mars 2021 et mars 2022. Ce qui constitue l’une des plus fortes hausses tous secteurs confondus, selon l’étude du cabinet de conseils Kyu. Reste que l’année 2022 est marquée par une inflation qui frappe de plein fouet le pouvoir d’achat des ménages français. De quoi tirer la sonnette d’alarme chez les chauffeurs de bus interrogés.
Keolis a renforcé temporairement la sécurité autour de l'agence TBM Gare Saint-Jean pour faire face aux incivilités. (© Luigy Lacides)
Keolis a renforcé temporairement la sécurité autour de l'agence TBM Gare Saint-Jean pour faire face aux incivilités. (© Luigy Lacides)
"Aujourd’hui tout est cher. Regardez l’essence. Moi j’habite à vingt-cinq kilomètres de Bordeaux. Quand vous voyez que tout le monde est augmenté sauf vous…"
À 7h40, Leslie s’apprête à acheminer son bus de la Gare Saint-Jean à l’aéroport Bordeaux-Mérignac. Elle dit gagner aux alentours de 1600 euros par mois, et déplore la non revalorisation de son salaire : “Aujourd’hui tout est cher. Regardez l’essence. Moi j’habite à vingt-cinq kilomètres de Bordeaux. Quand vous voyez que tout le monde est augmenté sauf vous…” Pour de nombreux conducteurs du réseau TBM, la signature, le 23 septembre, d’un accord “pouvoir d’achat” – qui octroie cinq cents euros de prime à de nombreux salariés – n’est pas suffisante. TBM Force Ouvrière n’a pas répondu à l’appel à la grève interprofessionnelle qui s’est tenue le lundi 18 octobre. Le syndicat espère encore obtenir gain de cause lors de la prochaine négociation annuelle obligatoire (NAO), qui se tiendra fin novembre. À l’ordre du jour, la revalorisation de la valeur du point d’indice par rapport à 2022. Mais pour Baptiste, qui s’est syndiqué en janvier 2020 “parce qu[‘il] sentai[t] que ça allait se durcir”, “l’augmentation de 0,2% prévue pour la NAO future n’est pas satisfaisante à cause de l’inflation galopante”.
Derrière la talanquère, la violence
Regard vif, Muriel glisse quelques indications sur le sujet de sa prochaine brève. Au sommaire cette fois-ci, l’insulte d’une passagère de la ligne 1. “Une nana voulait descendre à un arrêt non desservi. J’ai refusé pour sa sécurité. Ce à quoi elle a répondu : ‘Tu ne conduis pas le bus à ton père, connasse !’”. Les conflits de ce genre sont “à l’image de la société” selon Muriel, qui poursuit : “On pense à la possible agression en permanence. Les histoires des collègues tournent en boucle et on a des notes de service qui relatent officiellement les faits.” Les violences subies par Muriel et ses collègues viennent se greffer aux problématiques liées au manque d’effectif. Résultat : les conditions de travail en pâtissent. Ces questions sécuritaires sont en tête des revendications syndicales depuis plusieurs mois déjà. La lettre ouverte de Force Ouvrière pourrait replacer le plan de sécurité initié par Keolis en février 2022 dans l’actualité, et permettre d’en dresser un premier bilan.
Les conducteurs de bus du réseau TBM disposent de boutons de sécurité pour signaler un incident. (© Luigy Lacides)
Les conducteurs de bus du réseau TBM disposent de boutons de sécurité pour signaler un incident. (© Luigy Lacides)
Avant de reprendre son service, Leslie partage son ressenti sur l’évolution des incivilités dans la métropole bordelaise. Assise dans le siège de sa cabine, elle déplore le manque de considération des usagers envers la profession : “Souvent, les gens me disent ‘bonjour monsieur’, cela prouve bien qu’ils ne nous regardent pas”, lâche-t-elle avec humour. La mère de famille se décrit comme une “pipelette” qui aime aller vers les gens. Le comportement des passagers influe sur sa psyché, et par extension, sur sa conduite. “Quand une personne me dit merci et au revoir, ça égaie ma journée”, reconnaît la cinquantenaire.
Son caractère solaire et le ton léger qu’elle s’efforce de conserver éludent les violences qu'elle a subies par le passé. Ralentie par la circulation sur le Cours de la Marne, la conductrice prend le temps de se confier : “Je me suis faite agresser par un passager l’an dernier, et j’ai dû arrêter de travailler pendant un moment.” L’ancienne femme de ménage a porté plainte dans la foulée, mais a dû attendre “plusieurs mois” pour obtenir une prise en charge par un psychiatre.
La pandémie de Covid-19 a entraîné une hausse des incivilités dans les autobus, selon Keolis. (© Luigy Lacides)
La pandémie de Covid-19 a entraîné une hausse des incivilités dans les autobus, selon Keolis. (© Luigy Lacides)
Les analyses faites par le réseau de transports Keolis notent une augmentation des incivilités depuis le premier confinement. En janvier 2021, le Directeur Général de l’entreprise, Pierrick Poirier, confiait d’ailleurs à Sud Ouest que les incidents liés à la sécurité ont avoisiné le millier en 2020. C’est “trois fois plus qu’en 2019”. En revanche, les agressions sur le personnel de l’entreprise sont restées stables, passant de 81 en 2019 à 84 en 2020.
La tchatche et le laxisme
pour éviter les incidents
Du côté des Quinconces, certains conducteurs adoptent une posture différente face aux incivilités. C’est le cas de Redouane, dont le bus est garé à proximité de la Foire aux plaisirs. Reconverti dans le transport de voyageurs après une carrière de commercial, il indique ne pas avoir rencontré d’incidents majeurs : “Moi, je pense qu’à partir du moment où tu mets une bonne ambiance dans ton bus, on ne viendra pas t’embêter”, dit-il avec assurance. Mais alors, comment mettre une bonne ambiance ? “Avec un sourire, un bonjour”, répond Redouane. Le chauffeur ne partage pas les revendications des syndicats au sujet des incivilités. Pour lui, “ceux qui portent du négatif, c’est toujours ceux que l’on entend le plus.”
Certains conducteurs, habitués à côtoyer les mêmes usagers, se voient offrir du café ou des pâtisseries. (© Luigy Lacides)
Certains conducteurs, habitués à côtoyer les mêmes usagers, se voient offrir du café ou des pâtisseries. (© Luigy Lacides)
La pause du conducteur vient de se terminer. Il repart en direction de Saint-Médard en cette fin d’après-midi, et le chassé-croisé des bus continue. 5 minutes plus tard, Baptiste gare son bus à quelques mètres de là. Lunettes de soleil sur le nez, casquette noire posée sur son crâne chauve, il ferme les yeux sur certaines incivilités pour éviter les tensions. “Les gens qui ont trop d’affaires ou qui ne valident pas sont des sources de conflits”, confie le chauffeur. “Je les laisse faire parfois, car le stress de la conduite est déjà présent.” Il est partisan d’une présence policière accrue pour lutter contre les incivilités, et notamment contre les fraudeurs. Lui, Muriel et les autres auront l’occasion d’évoquer leurs maux lors de la NAO de novembre. Une échéance cruciale qui pourrait donner de l'air aux conducteurs, ou accentuer leur mal-être.
*Excepté celui de Muriel, qui a expressément donné son accord pour ne pas être anonymisée, tous les prénoms des conducteurs de bus ont été changés.
Contacté, le service communication de Keolis n'a pas souhaité répondre à nos questions et nous transmettre les chiffres des incivilités sur le réseau TBM.