Les bidonvilles de Brazza et la Fabrique Pola, une cohabitation singulière
Sur les quais de Brazza à Bordeaux-Bastide, un quartier en pleine mutation, la Fabrique Pola, un lieu culturel et artistique et trois bidonvilles cohabitent depuis 2019. Une relation de voisinage se noue à travers des temps de partage, le plus souvent organisés par la Fabrique Pola. Derrière cette initiative d’inclusion, s’agit-il d’un réel engagement ou plutôt de “social washing” ?

"Je trouve ça assez exceptionnel qu’un lieu culturel soit juste là, en face d’un squat, c’est du jamais vu" se réjouit Klervi Labenne, volontaire en service civique à la Fabrique Pola depuis avril 2022.
Quand la Fabrique Pola s’est installée en 2019 sur les quais de Brazza à Bordeaux, les campements existaient déjà. Depuis, ils se sont agrandis. Trois bidonvilles entourent désormais ce lieu consacré aux arts visuels et géré collectivement par 21 groupes d’artistes et d’associations.
À l’intérieur, deux communautés - l’une bulgarophone, l’autre turcophone - cohabitent. "La relation est directe" appuie Bastien Castellan, chargé de la relation aux territoires et aux personnes à la Fabrique Pola. Face à ce constat, c’est une question de "bon sens" et de "relation de voisinage à entretenir". D’ailleurs, celui-ci reconnaît le rôle et l’importance de la géographie des lieux dans l’engagement pris par la Fabrique Pola : "Si nous nous étions installées 300 mètres plus loin, c’est clair que nous n’aurions pas eu les mêmes liens avec les habitantes et habitants des bidonvilles."

La Fabrique Pola, lieu de pratiques artistiques et culturelles, située au 10 quai de Brazza à Bordeaux.
La Fabrique Pola, lieu de pratiques artistiques et culturelles, située au 10 quai de Brazza à Bordeaux.

Polacabana, le bar de la Fabrique Pola, au bord de la Garonne.
Polacabana, le bar de la Fabrique Pola, au bord de la Garonne.
David Dumeau, médiateur au sein de la Mission squat Bordeaux Métropole, suit de près les 150 personnes qui habitent dans ces bidonvilles. Avec une à deux interventions par semaine, lui et ses quatre collègues ont participé à la création du lien entre la Fabrique Pola et les habitantes et habitants. Pour le travailleur social, la genèse du projet des ateliers de la Fabrique Pola à destination des enfants était de prévenir les conflits et d’instaurer une cohabitation saine. C’est d’ailleurs à ce titre que le service “Résorption des bidonvilles” de la préfecture de Gironde alloue à la Fabrique Pola une subvention annuelle pour mener ces ateliers. Cette subvention fait d’ailleurs débat alors même qu’un poste en médiation scolaire n’a pas pu être financé auprès de la Mission squat, faute de moyens financiers. Un choix qui s'explique, selon David Dumeau, par l'objectif de tranquillité publique voulue par la préfecture et auquel les ateliers de la Fabrique Pola participent.
Côté Fabrique, Bastien Castellan porte un autre regard : "À la base, le projet de la Fabrique Pola était plutôt d’accompagner les artistes et de lutter contre leur précarité. La question de s’ouvrir à d’autres types de public est venu dans un second temps ". La gratuité des expositions et de l’accès au lieu permet de diversifier au maximum un public habitué, plutôt proche des Beaux-arts, des milieux étudiants et majoritairement composé de catégories socio-professionnelles supérieures. Tout l’enjeu du pôle de relations et territoires est ici : comment faire de ce site une ressource pour d’autres personnes que les familiers du lieu. Pour y pallier, des ateliers sont menés auprès de publics marginalisés. Dans les prisons, les hôpitaux et avec le voisinage, aussi.
" À la Fabrique Pola, on a plein d’artistes qui savent faire des choses de leurs mains. Pourquoi les gens d’en face n’auraient pas accès à ça ? "

Les ateliers,
un premier pas vers les voisins et voisines
Un mercredi après-midi, tous les quinze jours, est consacré à l’accueil des enfants du voisinage. Ce mercredi, c’est l’Insoleuse, un collectif d’artistes abrité par la Fabrique Pola, qui anime un atelier de sérigraphie. L’horloge affiche 13h50. "Il est l’heure d’aller chercher les loulous" lance Klervi Labenne, volontaire en service civique et coordinatrice de ces ateliers. À peine passées les grilles du premier campement, Anka et Gabriella lui sautent dans les bras. Plus loin dans le bidonville, Klervi Labenne s’approche d’une caravane où Asen, boudeur, refuse de sortir. Il ne veut suivre le groupe que porté sur le dos de Klervi Labenne. Depuis le début de sa mission, la volontaire s’attache à tisser un lien de confiance avec les voisins et voisines. "Tous les soirs, dès que je sors du travail, je vais leur faire un coucou, je discute cinq, dix minutes avec eux". Klervi Labenne a, au fil des mois, appris où habite chaque enfant habitué des ateliers. Elle reconnaît leurs visages, connaît leurs prénoms. Après avoir parcouru les trois campements, un groupe d’une dizaine d’enfants se constitue.
"On n'a jamais réussi à dire « Mercredi 14h, vous venez à 10 et vous attendez devant cette porte, les artistes vous attendent »" ironise Bastien Castellan. Les ateliers requièrent capacités d’adaptation et patience. Klervi Labenne accompagne les membres de Pola dans l’organisation de l’atelier et la relation avec les enfants. Aujourd’hui, elle aide Hugues Legrand de l’Insoleuse. L’objectif ? Sur deux séances, créer un album personnalisé que chaque enfant pourra ramener chez lui.

À l'entrée du bidonville, des affiches informent les habitants des ateliers organisés par les associations du quartier.
À l'entrée du bidonville, des affiches informent les habitants des ateliers organisés.


Klervi Labenne, en service civique à la Fabrique Pola, canalise Asen, dans l'atelier de L'Insoleuse, en le portant dans ses bras
Klervi Labenne, en service civique à la Fabrique Pola, canalise Asen, dans l'atelier de L'Insoleuse, en le portant dans ses bras

Hugues Legrand, de L'Insoleuse, aide le jeune Yosko à mener à bien la deuxième activité de l'atelier du jour.
Hugues Legrand, de L'Insoleuse, aide le jeune Yosko à mener à bien la deuxième activité de l'atelier du jour.
La première activité du jour consiste à fabriquer un badge à l’aide d’un tissu sérigraphié par les enfants. Chacun leur tour, munis d’une raclette, ils s’essayent à l’impression en sérigraphie. “Tout le monde va passer” signale Hugues Legrand. Les enfants, énergiques, se charrient entre eux. Klervi Labenne, assise au milieu de la table, participe aux discussions. Après une heure, la fabrication de badges laisse le pas à une seconde activité : écrire son prénom à l'aide de formes abstraites. L’attention se perd petit à petit. Les plus dissipés préfèrent partir à la découverte du grand hangar. Klervi Labenne essaie de les maintenir dans l’espace dédié à l’atelier. En vain. Certains enfants rentrent chez eux.










"On adapte la proposition pour qu’elle soit assez courte et que l’attention soit relativement captée". Un temps de goûter est, par exemple, prévu au milieu de l’atelier. Celui-ci est d’ailleurs l’un des temps forts de cet après-midi. Chacun est servi équitablement : deux tranches de quatre-quarts, quatre grains de raisins et un cookie. Nansi met de côté une part de gâteau, qu’elle entoure d’un essuie-tout : “C’est pour mon autre soeur, elle n’a pas pu venir à l’atelier, je vais lui en ramener.”
Malgré une réflexion en amont sur le contenu des activités, il est difficile de les mener à leur terme. « On ne sait pas qui va être là, qui ne va pas être là ». Klervi Labenne et l’équipe de Pola s’adaptent. Le but, au-delà de la pratique artistique, est de leur apprendre l’usage d’un lieu. "Je trouve ça important qu’ils puissent suivre ces ateliers" s’enthousiasme Klervi Labenne. David Dumeau, le médiateur de la Mission squat Bordeaux Métropole temporise: “il ne faut pas que Pola devienne la garderie des enfants du bidonville”.
Du fait des divergences culturelles et linguistiques ou de la concurrence pour détenir le leadership, des tensions entre les deux communautés et les diverses familles émergent et marquent la vie dans les bidonvilles. Pour la Fabrique Pola, les ateliers ont justement permis de dépasser ces conflits, du moins entre les enfants, et passent aujourd’hui inaperçus. "Ils ont l’habitude d’être regroupés et de jouer tous ensemble", explique Klervi Labenne. La Fabrique Pola, elle, essaie de maintenir une posture de neutralité. C’est seulement au moment de traduire, en turc ou en bulgare, que l’appartenance à telle ou telle communauté est connue des membres de la Fabrique Pola.



Le défi de l’inclusion
Si les ateliers sont destinés à tous les enfants et adolescent(e)s du bidonville, dans les faits, un certain public manque à l’appel. Bastien Castellan le reconnaît: “Les adolescents garçons, on aimerait bien les intéresser, c’est une question, mais en fait, on ne les voit pas.” La raison invoquée ? La plupart d’entre eux travaillent déjà, ou passent leur temps libre à l’extérieur des bidonvilles.
De même pour les adultes, le lien avec la Fabrique Pola est plus difficile à tisser. Klervi Labenne identifie deux explications à cette forme de distance : “Les familles c’est plus compliqué, c’est assez exclusif, elles restent beaucoup entre elles, et puis il y a la barrière de la langue”. Face à cette difficulté, ce sont le plus souvent les enfants qui font le pont en traduisant.
Alors pour créer du lien avec les adultes, sans toujours s’appuyer sur les enfants, la Fabrique Pola les convie aux soirées et aux événements musicaux organisés régulièrement. Si Bastien Castellan reconnaît qu’il n’y a pas toujours de communication quant à cette programmation, “il suffit qu’il y ait un peu de son, que la grille soit ouverte et qu’il y ait plus de monde que d’habitude pour que certains et certaines viennent voir ce qu’il se passe”. À l'occasion de la clôture du Festival des arts de Bordeaux, la mère de Klaire et Petya confie avoir emmené ses enfants avec elle pour écouter de la musique. Elle n'est pas restée très longtemps à cause du bruit. Le plus souvent, ça reste les hommes qui viennent boire une bière au bar de la Fabrique Pola, Polacabana. Quant à Klervi Labenne, elle raconte, enthousiaste, avoir pu regarder le concert avec trois ou quatre adolescentes, qui “n’avaient jamais vu ça de leur vie !”. Finalement, si la Fabrique Pola tente de tisser une relation de voisinage et de confiance au fil de ces événements et échanges, elle est loin d’être la seule dans le quartier Bordeaux-Bastide.
Depuis sa création en 2002, “le projet de Pola est assez militant pour qu’on soit ouvert aux autres”, avance Bastien Castellan. Si aucun de la dizaine de membres de la Fabrique Pola n’a de formation de médiateur ou de travailleur social, Bastien tout comme Klervi Labenne revendiquent une forte sensibilité aux questions sociales. Cette fibre militante tout comme l’espace couvert de 4000m2 ont permis à ce lieu culturel de s’imposer naturellement comme l’épicentre de la réflexion autour de l’intégration des habitants et habitantes des bidonvilles. Les exemples sont nombreux. Récemment, le jardin de la Fabrique a accueilli un atelier de sensibilisation pour l’hygiène bucco-dentaire, coordonné par les médiateurs et médiatrices de la Mission squat de Bordeaux métropole. Une autre fois, le parking s’est transformé en terrain de sport à ciel ouvert avec l’équipe des Girondins de handball. Lorsqu’il pleut, c’est la bibliothèque de rue organisée par ATD Quart Monde qui trouve refuge dans les locaux de Pola.

La terrasse-jardin, lieu de convivialité et d'accueil des activités extérieures.
La terrasse-jardin, lieu de convivialité et d'accueil des activités extérieures.

La terrasse-jardin, lieu de convivialité et d'accueil des activités extérieures.
La terrasse-jardin, lieu de convivialité et d'accueil des activités extérieures.
“Une relation sans cesse questionnée”
Les relations avec ce public demeurent instables. Pour Klervi Labenne, mener des échanges réguliers et sur le long terme est assez délicat, puisque “ça bouge tout le temps, il y en qui viennent, d’autres qui partent”. Certaines familles bénéficient de programmes de relogement, d’autres font des allers-retours en Bulgarie. Bastien Castellan abonde en ce sens: “Il y a des familles qu’on a pendant trois ou quatre mois, puis l’été arrive et elles ne reviennent pas”.
Le jour-même, une famille rentre tout juste de quatre mois en Bulgarie. À l’arrivée de la voiture dans l’un des bidonvilles, immatriculée “BG”, plusieurs autres familles se précipitent vers celle-ci. Les bras s’ouvrent pour accueillir les habitants et habitantes de retour. Les sourires se dessinent sur les visages, c’est l'effervescence. Anka entraîne l’une des fillettes vers la Fabrique Pola, Bastien Castellan la reconnaît. Elle venait, elle aussi, aux ateliers du mercredi, avant son départ en Bulgarie.
Dans les moments de conflits, la méfiance s’invite parfois. “En quelques phrases, et vu que c’est une population fragile et sujette à beaucoup de préjugés, la relation de confiance entre Pola et les bidonvilles peut être brisée”, déplore Bastien Castellan. Il relate que l’été dernier, la police était intervenue à l’occasion de l'Aïd bulgare et avait présenté la Fabrique Pola comme dénonciatrice. Bastien Castellan s’en défend : “On les appelle quand il y a des faits de violences, mais jamais pour un mouton.”
Une procédure judiciaire est en cours quant à l’expulsion des trois bidonvilles. Et c’est l’avenir même de la relation qui est en jeu. Si l’équipe de Pola, tout comme les autres associations du quartier Bordeaux-Bastide, font “comme si”, pour reprendre les mots de Bastien Castellan, aucun ne se fait d’illusion. Informée par les médiateurs de la Mission squat de Bordeaux métropole, et première spectatrice des opérations immobilières d’envergure menées dans le quartier de Brazza, l’équipe de la Fabrique Pola se montre pessimiste. “C’est prévu pour devenir une grande zone arborée et verte, une sorte de coulée verte, et on serait le seul bâtiment à rester intact, donc on n’est pas dupes sur l’avenir des camps”.
Face à ces constats, Bastien Castellan et Klervi Labenne relativisent leur rôle dans le quotidien des habitants et habitantes du bidonville. Concernant les ateliers de pratiques artistiques destinés aux enfants, Bastien Castellan admet : “Bien sûr, l’éveil à la photo, la gravure ou la sérigraphie n’est pas prioritaire, mais c’est tout ce qu’on sait faire. Alors nous on considère que les enfants doivent faire des trucs d’enfants et pour le reste…”. Après un temps de réflexion suspendu, il conclut : “On ne remplacera jamais une vraie offre de proximité avec des services publics."
