L'école du micro d'Ariège

L'Ariège prend le mic. Longtemps rejeté et marginalisé par l’industrie musicale, le rap, en vogue dans les banlieues durant les années 90, fait aujourd’hui fantasmer les jeunes, jusque dans les plus petites bourgades ariégeoises. Une poignée d’artistes n’hésite pas à se l’approprier et à le revisiter.

En haut des montagnes ou dans les vallées, ils sont nombreux à s’être lancés. Non, le rap n'a pas sa place que dans les quartiers. Ils s’appellent Sovajon, Raoul, Nost, Shino … Ils habitent à Pamiers, Foix, Daumazan-sur-Arize ou encore Saint-Girons. Cette nouvelle génération, élevée par Internet, a aujourd’hui entre 18 et 20 ans. Tous ont commencé à écrire dans leur chambre, au collège voire même en CM2. « Le rap est le style le plus simple d’accès pour un jeune, un ordinateur avec internet suffit», analyse Sovajon. Une enceinte connectée, un texte, un son enregistré au téléphone. Avec le temps, chacun s’est construit son propre home studio.

« Aujourd’hui, les jeunes se posent une après-midi, ils enregistrent, et trois jours après c’est sur Instagram », explique Cédric Rodriguez, médiateur culturel de la scène ariégeoise à la Paajip (Pole Agglomération Adolescence Jeunesse Information Prévention). Il les connaît presque tous. « Il y a quelque chose qui a été désacralisé autour de l’enregistrement et de la production. »

Sovajon vient de sortir le clip "J'regarde la lune" premier extrait de son prochain projet

« Ils habitent à 4km d’écart et ne se connaissent même pas »

    « Cédric, c’est un grand frère », expliquent les jeunes musiciens tour à tour. Tout le monde parle de lui et peut compter sur lui. Son ancien collectif, Wake Family, a eu du succès jusqu'à Toulouse.

Comment et où enregistrer ?  C’est encore Cédric qui s’en charge à la Paajip. La structure est subventionnée et leur permet ainsi d’enregistrer des albums. Il aiguille également les plus jeunes vers des studios. Son travail ne s’arrête pas là : « Il y a d’autres dispositifs mais l’idée c’est que les jeunes se connectent. Ils habitent à 4km d’écart et ne se connaissent même pas. »

    Difficile pour les jeunes artistes d’enregistrer dans un territoire avec si peu de studios professionnels. « Il n’y a pas de structure pour accompagner les premiers pas. Nous, on voulait être un tremplin », sourit Brian Mathis, du label Onde Productions. « La location d’un studio professionnel et la construction d’un home studio coûte le même prix, alors les jeunes vont travailler à Mcdo pendant deux mois, et ils s’achètent un home studio », raconte Cédric. « Je crois qu’il y a un studio pro à Daumazan mais à Foix, il n’y en a même pas. Je fais tout depuis chez moi. Les prod’, les sons. » explique Nost, jeune rappeur à Alzen, qui s’est lancé dans la MAO (Musique Assistée par Ordinateur). Il a appris avec ses amis ou sur des tutoriels Youtube, comme tous les autres. Car comme le dit Adeline, une proche du label Onde Productions : « Il y a deux mondes. La culture qui a tout gagné, qui est récompensée. Et celle plus locale, qui fait moins de bruit et qui se fait d'elle-même, par les gens qui n’ont pas les contacts ». Quant aux clips, le problème est le même : « Il y a peu de compétences en vidéo, en Ariège », pointe Cédric.

Après avoir connu un succès à l'échelle locale avec son groupe, Cédric Rodriguez prépare son premier projet solo. @Julie Malfoy

Les structures sont rares et « il n’y a quasiment pas de scène de diffusion. Il n'y en a qu'une à Sainte-Croix-Volvestre : Art’cade, Art’cade et Art’cade » ironise Hugues Schamberger, responsable de Radio Transparence. Pour lui, l’Ariège, un département de
150 000 personnes plutôt vieillissant, est « pauvre en musique ». Alors il tente de partager la culture locale à la radio, un « espace d’expression pour les gens du territoire ». Heureusement, une nouvelle salle est en construction à Foix, qui permettra aux jeunes talents locaux de monter sur scène. Une vision partagée par le label Onde Productions : « Nous, notre catalogue, c’est la vallée ».

Hugues Schamberger est le directeur d'antenne de Radio Transparence, une radio basée à Foix. @Julie Malfoy

« Qu’on soit en Ariège ou dans le 93, les problèmes sont différents mais sont toujours les mêmes »

    Le rap appartient à ceux qui ont quelque chose à dire et chacun s’inspire de ce qu’il a vu et vécu. S’ils n’ont pas grandi dans les banlieues, n’ont pas vécu les mêmes choses, ils subissent une « misère sociale peut-être plus vicieuse. On la voit pas comme dans les quartiers. », explique Cédric. Un avis partagé par Myth’R : « Ce qui ressort du rap parisien, c’est la galère. Mais qu’on soit en Ariège ou dans le 93, les problèmes sont différents mais sont toujours les mêmes. » Chacun pointe du doigt l’isolement. Et justement, s’ils dépeignent des problèmes similaires, les textes des rappeurs ariégeois trouvent leur singularité.

« J’ai pas grandi dans les quartiers, je peux pas raconter la même chose. » confirme Nost. « Ton environnement t’influence. Les trajets en stop, c’est des choses qu’on fait pas en ville » raconte Cédric. Pas de nom de ville, ou peu. Pas de « 09 ». Mais tous assument et revendiquent leur Ariège. Pourtant, comme en bas des tours, la misère se ressemble : Vivre ici laisse pas vraiment d’espoir, lâche Raoul dans Autre part, car c’que j'rappe c’est ma vie elle a rien d’onirique.

« Moi, mon stade à côté c’est un champ de patates »

    L’Ariège est une terre qui « bouge beaucoup » disent-ils. « Daumazan ? C’est un endroit particulier. Il y a plein de néo-ruraux, de punks, de drogués. Y a des squats et à côté, il y a les gens du coin, qui sont là depuis toujours, et qui n’aiment pas trop les hippies », rit Raoul. Cette Ariège clichée, ils en jouent. Cédric explique qu’il y a parfois de l’autodérision dans les textes, des blagues sur les campagnards, sur la consanguinité. « Le rap est une culture très identitaire ou l’on représente son quartier, ici c’est pareil », conclut-il.

    « Eux ils doivent prendre le bus. Moi, j’ai pas de bus. Moi, pour aller au cinéma j’ai 70km à faire. Moi, mon stade à côté c’est un champ de patates » s’amuse Myth’R. Il a aujourd’hui quarante ans, et deux albums de rap à son actif. Trois ans de vie à Toulouse lui ont suffi.
« J’étais devenu con, je me faisais du mal à moi-même. Quand tu as vécu en ville, tu prends du recul, tu apprécies l’Ariège. Et même si tu revendiques pas d’où tu viens, ça sera toujours au fond de chacun. » 

La nouvelle génération s’accorde sur un point : l’envie de percer. « Je m’investis au point que si j’fais pas ça, je sais pas ce que j’peux faire. Je sais pas faire autre chose en fait », confie Sovajon. 

Raoul a beaucoup écouté de rap quand il était petit, notamment Oxmo Puccino, IAM et Lunatic

Raoul a beaucoup écouté de rap quand il était petit, notamment Oxmo Puccino, IAM et Lunatic

“Ici le rêveur trouvera tout ce qu’il désire”

LaL’o’Kal, à travers un projet produit par Onde Productions, montre une autre facette de l’Ariège dans le court-métrage “Chez nous” : l’hospitalité. C’est les locaux qui accueillent bras ouverts ; indépendants des discours divers, racontent-ils. Ce n’est pas la misère, pas les problèmes qu’ils évoquent. Au contraire, leur musique est une invitation : Lal’O’Kal, passez les voir à l’occas’, chantent-ils, car ici c’est chez toi, chez nous.

Peu ou pas de jurons. Au contraire : le rêve. Le rêve de ceux qui sont partis s’installer à la campagne, loin des villes : On connait un peu Bruxelles et un peu Lille, c’était écrit sur les panneaux. Leur monde à eux est paisible, ils n’ont ni clé ni serrure, la porte est ouverte. Mais un rêve nuancé, car comme ils le disent, c’est compliqué de sortir du chemin, de s’installer au vert. Vivre à la campagne, se débrouiller, profiter. Ode à la nature, chez nous, on a le remède et pas le vaccin.

Zéro limite

Le nez plongé dans les archives de la discographie de Radio Transparence, Hugues Schamberger raconte :
« Ici, on cherche à créer un équilibre.  On essaie d’intégrer le rap dans l'éclectisme de la radio. Il n’y a pas assez de productions pour se permettre de faire une radio spécialisée ». Les barrières entre le rap et les autres genres sont totalement éclatées, selon le professionnel. Un schéma que l'on retrouve chez la plupart des artistes du département. 

À ce jour, le groupe ayant fait le plus de bruit à l’échelle locale, c'est la Wake Family. Ils sont maintenant séparés. Mené par Cédric Rodriguez, le groupe était composé de 7 musiciens. La disparité au sein du collectif en termes de styles et de genres a été la force de leur succès. Cédric reste fier de cette aventure mais aujourd’hui, au-delà de ses projets personnels, il s’investit pour perpétuer ce mélange des genres auprès de la nouvelle génération.
« On ne veut pas juste connecter les jeunes entre eux mais que chacun apporte ce qu’il sait faire de mieux. »

Les jeunes artistes, répartis sur l’ensemble du territoire n’écoutent pas les mêmes albums, n’ont pas les mêmes artistes préférés. Nost, dans sa petite bourgade à Alzen, est un adepte de la drill, un sous-genre du rap venu de Chicago et caractérisé par des paroles crues et un rythme irrégulier. En travaillant avec Cédric, il explore d’autres styles et d’autres thématiques. « On sort de l’entre-soi, c’est ce que permet notre territoire », assure Cédric. 

Dans le nord de l’Ariège, à Montbrun-Bocage, l’équipe du label Onde Productions, installée dans un ancien moulin, n'est fermée à aucune proposition artistique :
« On a cette envie de toucher à tout et de ne pas s'enfermer dans un genre. » 

RAP’N’ROLL

Ce mélange des sonorités permet également de s’ouvrir à un public plus large. Hugues, qui se revendique de l’école du rock, n’appréciait pas du tout l’univers du rap à une certaine époque : « Quand j’entendais NTM, je me disais "c’est quoi cette merde" » se rappelle-t-il. C’est grâce à Haella Tenia, un groupe de rap local aux influences métal, qu’il apprend à écouter et comprendre ce qu’est le rap. Ce groupe, c'est le précurseur du genre en Ariège. Il était composé de trois jeunes fils d’ouvriers à Lavelanet, une ville industrielle en perdition à l’époque. Actifs jusqu’au début des années 2000, ils se sont depuis retirés du monde de la musique. 

Le rock continue d’influencer les nouvelles générations. Ce qui plait et que les jeunes tentent de reproduire dans le rap, c’est la musicalité et l’authenticité dans la création. La plupart ne sont pas juste interprètes mais aussi compositeurs. Noé a appris à créer des instrumentaux sur le logiciel FL studio en regardant des tutoriels sur Youtube. Raoul, un rappeur de Daumazan-sur-Arize, faisait partie d'un groupe avec guitare basse et beatbox, avant de se lancer en solo. Sovajon, lui, a fait le choix de s’entourer de vrais musiciens pour mettre en forme son premier album. Il travaille notamment avec un pianiste professionnel. « Sur mon prochain projet, il y aura zéro samples, que du réel » confie-t-il. Comme d’autres, il n’hésite pas à explorer de nouvelles sonorités et tente d’apporter des innovations musicales.
Myth'R a un œil attentif sur ce que fait la nouvelle génération « l’influence du métal a clairement amené une 7ème corde dans le rap. »

La signature d’un contrat  

    Ils ont tous été bercés par la notion d’indépendance. Nost ne souhaite pas signer. Il se fera tout seul, à l’image des Daft Punk, qui « ont tout cassé sans l’aide de
personne ». Onde Productions ironise « on n’est pas des modeleurs de gens » et c’est pour ça qu’ils ne signent pas avec des groupes mais pour des titres. Pour Sovajon, « le contrat n’est pas un graal. La réalité, c’est que quoi qu’il arrive, je finirai par signer, au moins en distribution. »
Pour d’autres, comme Raoul, « le fait d’avoir un truc concret, d’avoir un papier dans les mains » l’a aidé à se considérer comme un vrai rappeur.