Le village des péniches au bord du naufrage
Dans le quartier des Bassins à flot à Bordeaux, les habitants du village des péniches voient leurs projets d'habitat sur l'eau menacés par le Grand port maritime de la ville. Fatigués par des difficultés de communication avec le port, ils ont entamé des démarches juridiques dans l'espoir de ne pas voir leurs vies couler.

L’ambiance est presque post-apocalyptique au village des péniches ce dimanche 15 octobre. Le ciel est bas, le vent fait tanguer les navires et seuls les chats des riverains se promènent dans l’allée déserte. Aux alentours du bassin numéro 1, un quartier en pleine construction se dresse. Des immeubles sortent du sol, des restaurants et des commerces aussi.

En plus d'accueillir des lieux comme l'IBOAT, le bassin numéro 1 loge également le "village des péniches" / © Google Maps
En plus d'accueillir des lieux comme l'IBOAT, le bassin numéro 1 loge également le "village des péniches" / © Google Maps
Ce nom de village des péniches, les bateliers se le sont donné eux-mêmes. Les premiers matelots ont posé leurs bouées dans ce bassin numéro 1 il y a maintenant 23 ans. Deux décennies plus tard, vingt péniches y ont élu domicile. Elles paient chaque année une autorisation d’occupation temporaire pour pouvoir y résider en toute légalité.
Un choix de vie radical
Frédérique, dite Fred, est l’une des habitantes du quartier. Il faut longer toutes les autres péniches du village avant de pouvoir apercevoir son navire : l’Europa. Cette Lyonnaise de 57 ans vit seule sur ce bateau de 120 mètres carrés. Le décor est épuré. Des panneaux de bois beiges composent les murs. Un patio extérieur vient séparer l’immense pièce pour créer un autre espace. La lumière traverse de toutes parts, entre le velux et les hublots qui donnent une vue formidable sur le bassin. Lorsqu’elle a acheté le bateau, il était bien loin de ressembler à un magazine de décoration d’intérieur. Il n’était absolument pas fait pour être habitable puisqu’il transportait des grains et du sable. Avec ses fils, elle a conçu les plans avant de les faire valider par un architecte. Puis, ils ont presque tout rénové en famille, de leurs mains, pendant deux ans.
Ce projet, c’était celui d’une vie. “J’ai pas mal vécu au bord de l’eau dans ma vie, et j’adore cet élément, raconte-t-elle. Le projet de tout faire par nous même me plaisait. Et puis c’est vrai qu’il y a un avantage économique car pour une telle surface, je n’aurais jamais trouvé un appartement ou une maison à de tels prix dans Bordeaux”. Après cinq ans à bord, aujourd’hui elle ne reviendrait dans une maison classique pour rien au monde. “Je suis face à ça tous les jours, c’est magique” souligne-t-elle en désignant l’eau.



Un quotidien pas si idyllique
Mais tout n’est pas rose à bord de l’Europa. “C’est beaucoup d'entretien. Tous les dix ans je dois sortir ma péniche de l’eau pour refaire le fond. L’opération dure au moins trois semaines et coûte 10 000 euros. Tout ceci peut augmenter si on réalise que le fond est trop endommagé”. Au-delà de cet entretien obligatoire, plusieurs inconvénients viennent s’ajouter à la vie des bateliers dans le port de Bordeaux. “Pour l’eau et l’électricité, on est raccordé sur les quais. Mais il n’y a aucune borne à disposition proche de mon emplacement. J’ai dû acheter pour 200 mètres de câble et cela coûte très cher. Beaucoup doivent se mettre à plusieurs sur une même borne car il n’y en a pas assez”. Alors que Frédérique confie ses doléances, son amie Anahita fait irruption sur l’Europa.
Du rêve au cauchemar
Elle habite elle aussi au sein du village des péniches depuis trois ans avec son mari et son fils de 17 ans. Comme Fred, elle ne conçoit plus d’habiter à nouveau dans un habitat classique. “Tout me plaît avec ce mode de vie. J’ai besoin d’intimité et de me retirer pour faire de la musique sans déranger les voisins. J’aime la lumière et le fait d’avoir un accès à l’extérieur. J’ai aussi besoin d’un tissu social, et la vie sur une péniche s’y prête parfaitement. Les gens qui vivent sur des bateaux sont des personnes pour qui la solidarité est une valeur importante”, détaille Anahita. Pourtant, elle rejoint Fred sur le fait que le port faillit à fournir des infrastructures suffisantes. “Nous n’avons pas de citerne, ni de raccordement aux égouts donc tout est déversé dans le bassin. Cela fait plusieurs années que nous demandons une réponse à ça, mais rien”. “Les poubelles aussi c’est l’enfer, ça déborde tout le temps”, ajoute Fred. Les rats se sont invités sur le port, et montent depuis régulièrement sur les bateaux.
“Nous on aimerait que cet endroit puisse être ouvert aux Bordelais et qu’une ballade y soit aménagée”, explique Anahita. “La seule chose qu’on demande, c’est un portail qui ferme la nuit. Là, celui qu’on a est ouvert tout le temps, et certains habitants se retrouvent avec des intrusions de personnes bourrées qui sortent de boîtes, au milieu de la nuit”, ajoute la propriétaire de l’Europa.
Malgré cela, les deux femmes ne se verraient pas arrêter de vivre au sein du village des péniches des Bassins à flot. Le Grand port maritime de Bordeaux sonne cependant un autre son de cloche. Leurs modes de vie sont aujourd’hui menacés par de nouvelles ambitions du port.



Le Grand port maritime de Bordeaux, kézako ?
Le port de Bordeaux fait partie d’un ensemble de sept ports situés entre l’estuaire de la Gironde et Bordeaux, tous gérés par le Grand port maritime de Bordeaux (GPMB). Le GPMB a le statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), c'est-à-dire que sa gestion se fait sous la tutelle étatique de la Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer. Le GPMB est le 7ème port maritime français.
Les 2 bassins des Bassins à flot, intégrés au GPMB, sont construits à la fin du XIXe siècle pour permettre aux bateaux naviguant sur la Garonne de décharger à l’abri des marées. Ces 10 dernières années, au gré des projets d’aménagement, le quartier qui entoure les bassins s’est développé, avec beaucoup de constructions de logements, de restaurants, bars, boîtes de nuit, et cinéma.
Les pénichiers vont devoir plier bagages
Les habitants du village des péniches entendent la rumeur d’une délocalisation monter. A son arrivée il y a 8 ans, Frédérique avait déjà été avertie : “ vous êtes là pour 6 mois, après vous passerez de l’autre côté de la passerelle” (le pont du Pertuis ndlr). Anahita, arrivée plus tard, a eu les mêmes échos. Mais récemment, ce déplacement a pris de plus en plus de place dans la vie des habitants du village.
Nous avons tenté de contacter Renaud Picard, le directeur administratif et financier du Grand Port Maritime de Bordeaux (GPMB). Une action juridique étant en cours, le port a refusé de répondre à nos sollicitations.
En mai dernier, il a déclaré au Figaro que ce déménagement aurait probablement lieu en septembre 2023. La proposition faite aux pénichiers est la suivante : être déplacés dans le bassin qui se trouve de l’autre côté du cours Henri Brunet, sur le quai proche de la Base-Marine. Les péniches seraient placées en “rang d’oignon” à une distance de 2,50 mètres les unes des autres. Cette proposition ne réjouit pas les membres du village. Aujourd’hui ils sont placés de manière plus libre et plus éloignés les uns des autres.
La justification de ce déplacement ? Un nouvel amarrage "plus sécurisé et avec un accès plus facile pour les pompiers", selon le GPMB. L’aspect sécuritaire est remis en question par les habitants, pour qui cet argument n’est pas entendable. Le tronçon de route ne serait selon eux pas assez large pour que la circulation et le parking se fassent correctement.
Une autre raison de ce déplacement est à chercher du côté de la requalification de l’espace occupé actuellement par le village. A terme, l’objectif serait d’installer un pôle naval au nord du bassin numéro 1. Selon Anahita et Frédérique, le Port a deux projets pour ce premier bassin actuellement occupé sur un peu moins d’un quart de sa surface (et 400m de “promenade”) par le village des péniches.
D’une part une zone de fabrication et de remise en état de yachts par l’entreprise arcachonnaise CLYD. De l’autre un espace d’hivernage pour les longships qui naviguent sur la Garonne et s’arrêtent pendant la saison touristique au niveau du Quai des Chartrons.
Un enjeu économique pour les habitants
Le Port prévoit en plus du déménagement, d’augmenter le tarif de l’anneau, autrement dit, d’augmenter le coût de l’amarrage. Les pénichiers ont été prévenus récemment d’une augmentation des tarifs. Pour Anahita, l’addition est salée : de 4 700 euros par an, sa taxe va passer à 11 000 euros chaque année.
La justification du port sur cette hausse de prix ? Au Figaro, Renaud Picard indique que l’ancienne redevance est trop basse. Ce nouveau tarif “tient compte à la fois des services rendus aux péniches, des aménagements faits par le GPMB et de la localisation de ces emplacements en plein cœur de ville”. À Sud Ouest, le directeur administratif du Port se justifie : “Ils n’ont pas eu d’augmentation depuis vingt ans, quand le quartier était une friche. Dans quel autre endroit avez-vous vu ça ?”
Une difficile communication entre les acteurs
Les changements envisagés créent des tensions entre le port et les riverains. “Il y a une réelle mixité sociale ici. On a des profs, des retraités, des ouvriers, des ingénieurs, des vétérinaires, des étudiants,... Bref on représente la société. Si le port double le tarif des emplacements, beaucoup d’entre nous ne pourrons plus payer”, décrit Anahita. Les bateliers s’inquiètent également du déménagement. “Il n’y a pas assez d’espace ! Ils veulent nous parquer à deux mètres les uns des autres, sans même avoir prévu de borne incendie !”, complète Fred.



“On en a assez d’être traités comme des sous-humains”
La colère gronde au sein du village des péniches. “Le port ne nous aime pas. Il nous le montre. mais nous, on en a assez d’être traités comme des sous-humains, scande Anahita. On vit dans un bidonville”. Pour faire entendre leurs revendications, ils ont fondé un collectif il y a trois ans lorsque les rumeurs de déplacements se sont accentuées.
Dans tout le quartier de Bacalan, des affiches ornées d’un QR Code sont placardées sur des poteaux. Elles redirigent vers la page Instagram “balance ton port” sur laquelle les membres de l'association décrivent leurs actions et leurs conditions de vie. En mai 2023, ils sont passés à la vitesse supérieure en se montant en association.

Leurs actions se multiplient. Ils essaient de rassembler le plus de personnes à leur cause / © Margot Sanhes
Leurs actions se multiplient. Ils essaient de rassembler le plus de personnes à leur cause / © Margot Sanhes
Avec Anahita comme présidente, le village des péniches a attaqué le port en justice le 3 octobre 2023. Il a enclenché ces démarches en clamant une “absence d’entretien” du bassin et chaque habitant demande une compensation de 25 000 euros.
Ils expliquent également que la procédure du port entraînerait une perte de la valeur de leurs péniches. En réponse à cela, ils demandent un remboursement total du prix de leurs navires. Des valeurs allant entre 300 000 et 800 000 euros selon Sud Ouest. Ils réclament 25 000 euros supplémentaires par personne pour préjudice moral. Le directeur adjoint du port, Renaud Picard, avait confié dans les pages de Sud Ouest après le procès, qu’il était “déçu” de cette “démarche judiciaire”.
Une affaire qui devient politique
Les pénichières indiquent qu’elles sont soutenues dans leurs démarches par plusieurs partis et groupements bordelais : LFI, Bordeaux en lutte, le NPA, Les Républicains et Renaissance. En revanche, la mairie Europe écologie les Verts ne soutient pas ouvertement le village.
Le 3 octobre dernier, Nicolas Florian, ancien maire de Bordeaux, actuel conseiller municipal Les Républicains a proposé une motion de censure. Il y dénonce l’augmentation de la redevance. Dans la présentation de sa motion, il parle de “pression excessive” exercée par le port sur les habitants du village. Il y évoque aussi une décision de déménagement “hâtive et précipitée du grand port”. Il parle du doublement de la redevance comme d’un élément “injuste et injustifié” au regard de l’impact que représente cette augmentation dans le budget des habitants, “considérable”, et de celui dans le budget du port, “minime”.
Au Conseil municipal du 3 octobre 2023, Nicolas Florian a défendu une motion de censure en faveur des pénichiers. Youtube
Le maire du quartier Bacalan, Vincent Maurin, s’est exprimé avant le vote pour justifier l’opposition de la majorité municipale à la motion. Selon lui, elle “attise un conflit en pointant l’unique responsabilité du port”. Il note aussi que le matin du conseil municipal, 19 des habitants du village des péniches ont assigné le GPMB en justice. Au sujet du montant de la redevance, Vincent Maurin cite le port : “elle restera au niveau moyen d’autres grandes villes fluviales”. Il termine : “notre position est que le dialogue doit revenir. Nous restons à disposition pour aider à le rétablir”.
A l’inverse, Myriam Eckert, conseillère municipale Bordeaux en luttes, a pris la parole pour soutenir cette motion. Elle évoque les difficultés financières des Bordelais et parle du droit à se loger. “Nous accompagnerons ces familles tant qu’il le faudra”. Pour elle, le vœu appelle au dialogue.
La motion a été refusée à la majorité du conseil, le maire a voté contre. Selon une publication sur le compte Instagram des pénichiers, le vote s’est joué à 9 voix.

Les pancartes s'entassent devant chez Bruno, en attendant les prochaines actions de l'association / © Margot Sanhes
Les pancartes s'entassent devant chez Bruno, en attendant les prochaines actions de l'association / © Margot Sanhes
En attendant le verdict, les pénichiers continuent leurs actions aux alentours du port. Ils ont lancé une pétition en ligne sur internet et tractent régulièrement dans le quartier de Bacalan. Soutenus par leurs voisins, les bateliers gardent l'espoir de continuer à vivre dans le bassin numéro un.