Le tourisme de croisière
à marée basse




Les paquebots débarquent à nouveau sur les quais bordelais, mais le vent a tourné. Après 14 mois d'arrêt, la croisière n'a pas encore retrouvé ses niveaux d'avant-crise, au grand dam des professionnels du secteur.

Il faut être sur le quai de la Lune lorsqu’un paquebot débarque à l'aube. Voir les agents municipaux dresser des centaines de barrières pour privatiser le bord de la Garonne. Entendre les vélotafeurs maudire "ces foutus bateaux", lorsqu’ils arrivent les uns après les autres face à l'obstacle insurmontable. Observer leurs mines dépitées, alors qu'ils rebroussent chemin, trainent leurs vélos sur les escaliers.

De l'autre côté du mur de ferraille, au pied des monstres d'aciers, les visages sont tout autres. Reposés, souriants. Deux salles, deux ambiances. De toute évidence, certains n’avaient qu’une hâte : remonter à bord.

Plus d’un an et demi que les quais de Bordeaux n’avaient plus accueilli ces géants de fer. Plus d'un an et demi que Casey Perry, responsable d’expédition pour l’entreprise Crystal Cruise, n’avait pas vu la Garonne.

"We couldn't wait any longer !"

Depuis août, les navires de croisière ont repris la mer, et avec eux, c’est l'industrie qui redémarre. “On avait hâte”, confesse la jeune britannique embarquée à bord du Crystal Endeavor. Flambant neuf, ce navire polaire de luxe fête sa première année de mise en circulation. “On est partis d'Islande. Après ça, Londres, Cherbourg, Bordeaux ce week-end. Puis on repartira pour Lisbonne, et après, ce sera Miami, San Juan à Porto Rico, et Ushuaia avant d’entamer la saison antarctique". 

Les croisières ont repris le 17 août dernier, après une année 2020 au cours de laquelle la totalité des 65 escales de paquebots avait été annulée. Sur les quais de Bordeaux, les croisiéristes sourient à nouveau, mais l'enthousiasme de la reprise n'a pas encore chassé toutes les craintes.

La croisière ne s'amuse plus

Avec seulement 20 escales maintenues sur 60 programmées initialement, l'année 2021 s'annonce maigre. Et au faible nombre de croisières s’ajoutent des taux de remplissage particulièrement bas. “Sur le Crystal Endeavor, on a une capacité de 200 touristes. Là, on a seulement 130 personnes” acquiesce Casey Perry. 

On devrait être à 70 % de pertes de chiffre d’affaires par rapport à 2019,

Pour Christophe Tissinier, directeur du tour-opérateur Bordeaux Excellence, le constat est le même : “On a des bateaux à 50% de taux de remplissage”. Pour lui, c’est simple : “On devrait être à 70 % de pertes de chiffre d’affaires par rapport à 2019, contre 98 % en 2020”.

Mais pour les tour-opérateurs comme Christophe Tissinier, les paquebots sont seulement la partie visible de l'iceberg. Après 14 mois de sommeil forcé, c'est l'ensemble des activités fluviales qui tourne au ralenti. Bateaux de plaisance, navettes, voiliers, super-yachts : partout, les taux de remplissage dégringolent et plongent le tourisme fluvial dans un trouble qui dépasse la seule mauvaise santé de la croisière.

Un ressenti que corrobore le dernier baromètre de l’activité du tourisme fluvial publié en septembre 2021 par Entreprises Fluviales de France (E2F), estimant la fréquentation de cette année à 48 % du niveau de 2019. 

"La reprise est essentiellement locale"

Avec les restrictions de déplacement imposées par la crise sanitaire, les touristes transatlantiques ont disparu des paquebots maritimes. Pour le tourisme de croisière, cela représente près du quart de la clientèle qui est laissée sur le quai. Syméon Gurnade, directeur général de Bordeaux River Cruise et délégué « Région Ouest » d’E2F explique : “Les croisiéristes ont recentré leurs activités sur une clientèle française et européenne, dont le panier d’achat quotidien moyen est moins élevé que celui de la clientèle internationale, notamment américaine. La reprise bordelaise est donc essentiellement locale. ”.

Qu'ils sont loin, les niveaux de 2018, quand 33 303 touristes, (dont 23% d'américains pour seulement 3% de français) faisaient escale au port de la Lune ! Avec une dépense quotidienne moyenne de 150 euros par touriste, c'étaient alors plus de 5 millions d’euros de retombées économiques pour Bordeaux et sa métropole, selon les estimations de Laurence Bouchardie, coordinatrice de Cruise Bordeaux.

Sur le Crystal Endeavor, plus de personnel que de clients.

Des retombées économiques incertaines

Le tourisme de croisière international est particulièrement dépensier, et les commerçants bordelais le savent.

Je veux qu’ils restent, j’en ai besoin !

Angèle Baillardran, co-fondatrice de la maison de cannelés Baillardan, milite pour ce tourisme lucratif. « Je veux qu’ils restent, j’en ai besoin ! » crie-t-elle. Le touriste de croisière est une cible de choix pour l’entreprise. Alors forcément, lorsqu’on parle d’interdire les paquebots, la co-fondatrice embraye : «C’est très à la mode tout ça, écolo-bobo».

Mais l'engouement de Madame Baillardran ne représente pas l'avis mitigé de la profession. Antoine Conan, gérant de l’entreprise de location de vélos Oxy'jeunes, loue ses deux roues aux tour-opérateurs. Il se satisfait du retour des paquebots, même s'il n'en dépend pas. “Globalement, la part est très basse. La clientèle internationale, à notre niveau, elle ne nous a pas manqué.

« Le tourisme maritime ? Ça n’a aucun impact dans mes chiffres. »

Sur la place de la Comédie, L’Intendant Grands vins de Bordeaux, cave de renom, propose des dégustations de vin en anglais, pour les touristes non francophone. « Le tourisme maritime ? Ça n’a aucun impact dans mes chiffres. » explique le responsable. « Entre 2019 et 2020, le chiffre d’affaires n’a pas été affecté. »

Le sentiment contrasté de l'impact économique du tourisme de croisière peut s'expliquer par sa faible affluence. Sur les quais de Bacalan, Aurélie Lascourrèges, chargée de relations presse à la Cité du Vin, peut la quantifier. En 2019, seulement 2% de la fréquentation du parcours permanent venait des croisiéristes. Cela représente un peu moins de 9000 personnes. Bien que non négligeable, cela reste marginal.

Les 39 159 tonnes de métal du Silver Spirit écrasent l'architecture bordelaise.

Un avenir entre deux eaux

L'inquiétude sur le futur du secteur est aussi écologique. La pollution atmosphérique qu’engendre la circulation des navires fait craindre une restriction des flux, voire une interdiction comme l’a décrété Venise cet été.

A Bordeaux, la pression politique s'accentue d'autant plus que depuis septembre, les émissions des paquebots bordelais sont scrutées dans le cadre d’une étude nationale. L'équipe de #Ceciestunexercice a d'ailleurs publié un article sur les enjeux écologiques et scientifiques de cette étude dite “de caractérisation des particules fines issues de la navigation fluviale” (Capnavir).

Les partisans de l'interdiction devront donc prendre leur mal en patience. En réponse à l'absence de nouvelles mesures coercitives, le groupe Extinction Rebellion menait une action le 2 octobre dernier devant le Silver Spirit, appelant les croisiéristes à “se réveiller” devant l’urgence écologique.

⏰ Ce samedi 02 octobre au matin, Extinction Rebellion Bordeaux a réveillé les touristes du paquebot SILVER SPIRIT en...

Publiée par Extinction Rebellion Bordeaux sur Dimanche 3 octobre 2021


Hurmic, bouteille à la mer

A la tête de la mairie de Bordeaux depuis 2020, l'écologiste Pierre Hurmic avait pourtant fait de l’encadrement du tourisme de croisière un élément clé de sa campagne. Dans son viseur, le fioul lourd utilisé par les navires et sa forte teneur en soufre. En 2018, il avait demandé qu’une étude environnementale soit menée par l’Autorité de surveillance de la qualité de l’air. L’Atmo avait conclu à une concentration en dioxyde de soufre importante, mais toujours en-dessous des seuils d’alerte de l’OMS. 

Je suis étonnée qu’il y ait encore des bateaux, je pensais qu’ils allaient stopper

Désormais aux manettes, la position de la municipalité n’est plus si univoque. De quoi surprendre les commerçants comme Angèle Baillardran : “Avec le nouveau maire, je suis étonnée qu’il y ait encore des bateaux, je pensais qu’ils allaient stopper”.

Côté métropole, des mesures compréhensives ont également été consenties pour empêcher le naufrage de l’industrie. Il a notamment été décidé de réduire de 80% le montant de la redevance d’accostage pour les trois paquebots restés toute l’année en hivernage sur les pontons de Bordeaux. Des aménagements qui représentent un manque à gagner de 270 000 à 280 000 euros selon le média économique Placeco.


La ville de Bordeaux aurait-elle mis de l’eau dans son vin ? Difficile à dire à la sortie d’une crise sanitaire qui a poussé les exécutifs locaux à faire le nécessaire pour maintenir l’économie locale à flot. Avec les résultats de l’étude Capnavir attendus en 2022, P. Hurmic sera appelé à clarifier la position de la majorité municipale.