Le jour d'après

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Photo remise par Jean-Luc Gleyze (SDIS 33)

Photo remise par Jean-Luc Gleyze (SDIS 33)

On en a parlé tout l'été. D'importants incendies ont durablement marqué les esprits et les paysages girondins. Les soldats du feu ont été en première ligne et s'ils apprécient les remerciements, ils s'accordent surtout sur la nécessité de changements profonds. L'heure est au bilan et aux revendications, avec l'espoir que ce terrible épisode fasse bouger les lignes.

Crâne rasé et tempes grisonnantes, Guillaume Millet, 40 ans, est pompier professionnel et syndicaliste CFDT. Il sort tout juste de l’une de ses gardes, dans l’hyper-centre bordelais, à côté de la caserne d’Ornano, la plus grande de Gironde.

un pompier devant son camion

Le sergent Millet pose fièrement devant l'un des véhicules de la caserne d'Ornano

Le sergent Millet pose fièrement devant l'un des véhicules de la caserne d'Ornano

Normalement soumis au devoir de réserve des militaires, le soldat du feu a accepté de s'exprimer en sa qualité de syndicaliste, casquette CFDT. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec ses 20 ans d’expérience de sapeur pompier professionnel, il a beaucoup de choses à dire. Evidemment, les feux de forêt de cet été l’ont marqué.

L’infernal été girondin

Le regard hanté, la voix soudainement plus grave, Guillaume Millet nous raconte son été, sur l’impressionnant feu de forêt de Landiras. Il décrit des murs de flammes de 50 mètres, la peur qui prend aux tripes, les 12h de combat “au milieu de l’enfer”. Un incendie de cette ampleur, c’est “une tempête de flammes qui passent à la vitesse d’un cheval au galop”. Autour des minces pistes où circulent les pompiers, s’étendent d’un côté un paysage de cendres, et de l’autre un brasier rougeoyant. La chaleur est suffocante.

Il faut le vivre pour le comprendre. J’ai roulé à l’aveugle dans un camion encerclé par les flammes et la fumée, pour tenter de sauver ma vie et celle de mes collègues qui se cachaient sous leurs vestes en se plaquant au sol”.
Guillaume Millet, sergent à la caserne d'Ornano

Ces incendies ont mis les soldats du feu à rude épreuve, et les médias se sont emparés du sujet. Après le départ du premier grand feu de Gironde, à Landiras, le 12 juillet, un véritable phénomène médiatique s’est mis en place. Bien des images et des témoignages ont circulé et bouleversé les Françaises et Français, entre flammes, bois calcinés, camions de pompiers et villages évacués.

Jean-Luc Gleyze, président du département et du Service Départemental d’Incendie et de Secours de Gironde (SDIS 33), s’est exprimé au jour le jour. Aujourd’hui, quand on lui demande de revenir sur les évènements, ses premiers mots sont dédiés à tous les pompiers français et étrangers venus aider les effectifs girondins. Il souligne une "extraordinaire solidarité” en évoquant les 60 colonnes venues de 60 départements, ainsi que les renforts venus de 6 pays européens.

Il rappelle également qu’au total, ce sont des centaines de départs de feu que les pompiers ont dû gérer, et non pas uniquement les principaux incendies qui ont fait les titres de l’actualité. Son rôle de porte-voix des pompiers girondins lui tient à cœur, assez en tout cas pour que le président des Départements de France lui ait confié une mission flash au sortir de cet été brûlant.

Jean-Luc Gleyze

Jean-Luc Gleyze, à gauche, s'est régulièrement rendu sur le terrain cet été - Photo remise par le SDIS 33

Jean-Luc Gleyze, à gauche, s'est régulièrement rendu sur le terrain cet été - Photo remise par le SDIS 33

Jean-Luc Gleyze a souhaité dresser un état des lieux le plus complet possible, avec son collègue de circonstance, André Accary, président du conseil départemental de Saône-et-Loire.

pompiers

Les flammes ont détruit 30 000 ha de forêt cet été en Gironde, malgré l'action des pompiers - photo remise par le SDIS 33

Les flammes ont détruit 30 000 hectares de forêt cet été en Gironde, malgré l'action des pompiers - photo remise par le SDIS 33

Le rapport de la mission a été publié le 13 octobre. Il fait le tour des enseignements à tirer des incendies de l'été. Prévention, moyens humains, commandement, tout y passe. Et Jean-Luc Gleyze insiste, tous les points sont importants, y compris le premier, la prévention. Il estime qu’il faut commencer par éduquer au danger des incendies les populations vivant dans les zones forestières et qu’il y a beaucoup à faire auprès des jeunes, dans les écoles. Des mesures préventives plus concrètes sont aussi nécessaires, à l’image de l’obligation légale de débroussaillement par les propriétaires de terrain forestier ou du développement des pistes pour les véhicules de secours dans les forêts, qui font déjà près de 43 000 km.

Les canadairs,
de vétustes symboles

Très vite, le rapporteur évoque aussi la question des moyens aériens et plus précisément des canadairs, avec leurs précieux réservoirs de 6000L. Ils sont absolument nécessaires lors de feux de forêt hors normes, explique notre pompier syndicaliste Guillaume Millet, d’autant plus qu’ils permettent d’atteindre des zones difficiles d’accès pour les effectifs au sol. Pourtant, leur apport n'est pas à la hauteur, estime Jean-Luc Gleyze.

Les moyens aériens sont insuffisants en qualité en France et en quantité en Europe
Jean-Luc Gleyze, président du SDIS Gironde

Le sergent Millet acquiesce et insiste sur le problème de la maintenance des canadairs français. Il déplore que “les entreprises qui s’en occupent préfèrent payer des pénalités plutôt que de faire leur travail”. Visiblement agacé, il ajoute que le nombre de pilotes disponibles est aussi un frein qui empêche de profiter de ces outils cruciaux, puisque chaque pilote ne peut voler plus d’un certain nombre d’heures. Finalement, “cet été, l’ensemble des canadairs français n’a été disponible simultanément qu’à 6 reprises”, déclare Guillaume Millet, en insistant lourdement sur le chiffre. Il regrette enfin que les précieux avions soient tous basés à Nîmes, alors que la Gironde abrite une grande partie du plus grand massif forestier d'Europe et cumule le plus grand nombre de départs de feu chaque année. Comme d’autres syndicalistes, Guillaume Millet demande le retour d’appareils à Mérignac, alors que des raisons budgétaires avaient été invoquées pour justifier leur départ définitif. “Même la préfecture est d’accord” s'exclame t-il.

Le président de la République Emmanuel Macron a, semble-t-il, saisi la force symbolique et stratégique des canadairs et a annoncé la commande de plusieurs appareils, dont certains pour 2025. Une date qui laisse perplexe le syndicaliste comme le président du SDIS, face à l'urgence de mesures à courts termes. En prime, les premiers canadairs livrés seront destinés au programme européen Rescue qui n’a pas vocation à protéger les Landes de Gascogne spécifiquement. “Ils seront souvent plutôt sur des feux au Portugal ou en Espagne par exemple” explique Guillaume Millet.

Cet été, les canadairs qui sont intervenus en Gironde venaient de Nîmes. Ils se sont, entre autres, ravitaillés dans la Garonne (vidéo Sud Ouest)

Cet été, les canadairs qui sont intervenus en Gironde venaient de Nîmes. Ils se sont, entre autres, ravitaillés dans la Garonne (vidéo Sud Ouest)

Une mission flash
qui ne chamboule pas tout

Sur les canadairs comme sur d'autres points, la mission flash de Jean-Luc Gleyze met en avant des problèmes, afin d'obtenir des solutions. Mais elle ne chamboule pas tout pour autant et ne remet pas vraiment en cause la stratégie employée cet été, ni le commandement, se contentant de formuler des pistes d'amélioration. Pourtant, des critiques ont été formulées, y compris par des pompiers.

Justement, un pompier volontaire, l’adjudant-chef Cédric* , confie ses doutes et son mécontentement. Selon lui, il faudrait commencer par confier davantage de responsabilités “aux gens de la campagne, qui connaissent mieux la forêt que tous ces officiers de la ville”. Sur ce point, le rapport de la mission flash propose d’améliorer les liens avec des acteurs divers (ONF, chasseurs, forestiers, etc). Mais surtout, Cédric estime que la chaîne de commandement manque de remises en question et que les tactiques d’intervention sont à revoir. Sans détours, il adopte un ton particulièrement critique. Il rit jaune quand on lui demande si l'action des pompiers a été une totale réussite.

En termes de moyens engagés, Cédric pense tout simplement qu’il n’y en a pas eu assez pour gérer les débuts d’incendies. Certains matériels, notamment les engins pénétrants, qui permettent d’aller au contact du feu, n'auraient pas été utilisés à leur plein potentiel d'après lui. Il critique aussi les officiers qui ne feraient pas assez confiance aux chefs d’agrès, responsables d'équipes de plusieurs hommes sur le terrain.

Un autre point soulevé par ce pompier volontaire concerne la technique, pourtant ancienne, des contre-feux. Elle consiste à brûler volontairement une zone délimitée afin d'empêcher la propagation d'un incendie via celle-ci.

"Je trouve complètement anormal de brûler 30ha [de contre-feu, ndlr] pour en protéger 30 autres, et qu'au final ces derniers brûlent quand même !"
Cédric, pompier volontaire

Cédric n'y va pas par quatre chemins et remet explicitement en cause les compétences des unités qui ont utilisé cette technique, abusivement et de manière maladroite d'après lui. Son sentiment est qu'il aurait été "plus pertinent de créer davantage de lignes d’appui pour sauver plus d’hectares".

* Le nom a été modifié

La doctrine française pour les feux de forêt nécessite d'aller au plus près des flammes, pour attaquer les feux naissants, mais des critiques ont été formulées quant à son application - Photo remise par le SDIS 33

La doctrine française pour les feux de forêt nécessite d'aller au plus près des flammes, pour attaquer les feux naissants, mais des critiques ont été formulées quant à son application - Photo remise par le SDIS 33

Derrière les lances, les ambulances

Plus ou moins critique, plus ou moins complet, le rapport de la mission flash s'est en tous cas focalisé sur l'expérience des incendies de l'été. Cela ne signifie pas pour autant que les pompiers n'ont envie de parler que de ces feux.

Cet été relève de l'exceptionnel avant tout. Entre les renforts venus de toute part et le retour volontaire de plus de 90% des pompiers girondins qui étaient en congés, les effectifs n'ont pas vraiment manqué. Guillaume Millet a fait partie de ces professionnels qui ont laissé tomber leurs vacances pour attaquer les feux, au côté de centaines de pompiers volontaires. Avec des engins en nombre, parfois neufs, ces femmes et hommes, ont lutté contre des brasiers grâce à des moyens exceptionnels. Des roulements réguliers ont pu être mis en place pour limiter la fatigue. Bref, le sergent Millet l'assure, ce n'est pas cet été qui pose véritablement problème. "C'était exceptionnel" et cela ne doit pas faire oublier ce qui ne l'est pas, ce qui fait le quotidien des sapeurs pompiers.

"Il n'y a pas que les feux !"
Guillaume Millet, sergent à la caserne d'Ornano

Non, “il n’y a pas que les feux”, insiste le syndicaliste, pour qui l’emballement médiatique estival a, certes, mis en lumière le travail des pompiers, mais aussi invisibilisé des pans entiers de celui-ci. Au début de l’été par exemple, deux tiers des pompiers étaient mobilisés pour des missions de secours “habituelles”, et pourtant, les caméras de toute la France sont restées braquées sur les incendies girondins. Le sapeur pompier comprend l’émoi suscité, mais voudrait aussi être entendu sur des problématiques qui datent de bien avant cette crise exceptionnelle.

Parmi les préoccupations majeures, Guillaume Millet évoque notamment la hausse notable des interventions liées au secours à personne. Au mois d’octobre 2022, les pompiers girondins totalisent d'ailleurs déjà plus de 118 000 interventions, soit davantage que sur l’ensemble de l’année 2021.

A la caserne d'Ornano comme ailleurs, surtout en ville, les interventions de secours à personne sont de plus en plus nombreuses - Photo F. Gilles

A la caserne d'Ornano comme ailleurs, surtout en ville, les interventions de secours à personne sont de plus en plus nombreuses - Photo F. Gilles

Et plus que leur nombre, c'est la justification de ces interventions qui pose problème. Lors de sa garde du jour par exemple, le sergent estime que “sur 8 interventions de secours à personne, une seule était véritablement justifiée”. La régulation du SAMU 33 est pointée du doigt, même si l’attitude de la population aurait aussi une part de responsabilité dans ce trop-plein d’interventions non urgentes. Au niveau du SDIS 33, Jean-Luc Gleyze confirme qu’il y a là un sujet et affirme qu’il est traité régulièrement au conseil d’administration, “depuis des mois voire des années”. Le président du SDIS pense que loi Matras sur la carence ambulancière devrait être revue. M. Millet ajoute que “les ministères de l’Intérieur et de la Santé ne se parlent pas”. En attendant, les pompiers ont le sentiment de faire le travail des ambulances privées, avec de plus en plus de sorties, pas de hausses d’effectifs et de plus en plus de temps passé à patienter aux urgences. L'adjudant-chef volontaire Cédric tient néanmoins à tempérer un peu ce constat, rappelant que c'est un problème dans les villes plus qu'à la campagne.

Et en termes d'effectifs, “il faut remettre du professionnel”, résume-t-il, en pointant le manque de moyens financiers accordés par l'État aux départements. Quant à la loi “DémoProx” (démocratie de proximité) de 2002, qui fixe les moyens alloués aux SDIS en fonction des populations, elle est jugée “mal écrite”. Et pour cause : ce texte se base sur le nombre d’habitants des départements en… 2002.

Le volontariat (environ 4000 volontaires dans le département) est une solution pour compenser les manques, mais “un volontaire n’a une durée d’activité moyenne que de 12 ans” détaille M. Gleyze. Et de toute manière, l’été a démontré les limites de l’appel qui peut être fait à des volontaires, qui ont une vie, un métier à côté.

Un déclic gouvernemental espéré

Les revendications sont nombreuses et les attentes sont fortes. Quand on lui demande s’il pense que le gouvernement sera à l’écoute après sa mission flash, Jean-Luc Gleyze ne laisse apparaître aucun doute : “Il ne peut pas rester sourd” dit-il sans la moindre once d'hésitation dans la voix. Les décisions à prendre sont trop importantes, et il concède qu'“il y aurait une vraie colère, surtout pour [les] rédacteurs de ce rapport, si le gouvernement ne se saisissait pas du sujet”.

Dans sa posture de syndicaliste, Guillaume Millet est quant à lui moins optimiste. Il craint les effets d'annonce. Depuis quelques semaines, le gouvernement a pourtant lancé des réunions avec les syndicats. M. Millet a d’ailleurs représenté la CFDT nationale à l’une d’entre elles, à Paris, le 4 octobre. Il précise que c’est Caroline Cayeux, ministre déléguée chargée des Collectivités territoriales, qui mène les concertations. “Enfin, c'est plutôt des retours d’expériences de notre part que des concertations”, précise-t-il avec un regard qui en dit long. Les syndicats de pompiers mais aussi de pilotes de canadairs font pour l'instant simplement part de leurs vécus, de leurs remarques, de leurs attentes. Habitué de ces réunions, pas toujours fructueuses, Guillaume Millet reste assez sceptique. D’année en année, il sent bien que les pompiers “répètent toujours la même chose”.

J'ai le sentiment que les ministres changent, et qu’il n’y a aucun suivi de dossier entre eux
Guillaume Millet, syndicaliste CFDT SDIS 33

Pense-t-il que, cette fois, les revendications seront entendues ? “On est toujours entendus…”, répond-t-il avec un sourire en coin. Selon lui, il faudrait commencer par revaloriser la notion même de service public, bien trop soumis à des impératifs financiers de rentabilité au détriment du service des citoyens.

Des RETEX (retours d'expériences) sur la saison des feux de forêt ont été organisés au ministère de l'Intérieur, comme ici le 5 octobre - Photo CDFT SDIS 33

Des RETEX (retours d'expériences) sur la saison des feux de forêt ont été organisés au ministère de l'Intérieur, comme ici le 5 octobre - Photo CDFT SDIS 33

Volontaires ou professionnels, les pompiers attendent maintenant que la reconnaissance entendue dans les discours officiels se concrétise. Ils demandent un déclic, un vrai. Cédric va jusqu'à ironiser : “Ils sont en train de faire des demandes de médailles. Des demandes de médailles, vous vous rendez compte ! [Des milliers] d'hectares brûlés, et ils font des demandes de médailles”.

Guillaume Millet, lui, attend la rencontre, annoncée pour la mi-octobre et finalement reportée, des syndicats avec Emmanuel Macron. Tous retiennent leur souffle, mais savent que “pour faire bouger les lignes, c’est un travail de longue haleine”.