Le jeu vidéo indépendant sauvegarde sa progression

Les développeurs indépendants de Motion Twin, société bordelaise, sont à l'origine d'un succès fulgurant sorti cet été : Dead Cells. Une performance rare au sein d'un marché saturé qui s'explique par différents facteurs.

Dead Cells est la sensation de l'été. Plus que cela, c'est une drogue. Courir. Frapper. Tuer. Courir. Frapper. Mourir. Recommencer. Appliquant une boucle de gameplay (les règles du jeu) simple et immuable, le dernier-né du studio Motion Twin rend accro en quelques parties.

Ses forces ? Un feeling irréprochable manettes en main et une direction artistique chatoyante en pixel-art. C'est aussi le fruit de l'union entre deux genres vidéoludiques, le Metroidvania et le Rogue-like. En clair, il en résulte un jeu où l'on explore un univers aux zones interconnectées en débloquant de nouveaux passages et facultés mais où chaque échec est sanctionné par un retour à la case départ (avec conservation de certains objets et compétences acquis). Le monde étant généré semi-aléatoirement, les parties ne se ressemblent pas et poussent le joueur à aller toujours plus loin.

Une formule gagnante puisque le jeu s'était déjà vendu à plus de 750 000 exemplaires en accès anticipé et se retrouve dans le haut du classement des meilleurs ventes de la plupart des plateformes de jeu depuis sa sortie.

Une partie des salariés de Motion Twin

Motion Twin, à l'origine du jeu, est une société coopérative de production (SCOP) de huit salariés, basée à Bordeaux. Cette forme juridique se traduit par une hiérarchie horizontale au sein de l'entreprise : pas de patron et une égalité revendiquée entre les salariés. Une organisation mise en place en 2005, quatre ans après la fondation de l'entreprise. Pas anarchistes pour autant, les salariés de Motion Twin expliquent que cette manière de fonctionner répondait d'une part à une envie d'égalité entres les membres de l'entreprise et permettait d'autre part d'assurer une certaine stabilité. Le temps a donné raison au studio qui figure parmi les plus vieux du jeu vidéo français aux côtés de gros éditeurs comme Ubisoft notamment.

"On a trois égalités :
- l'égalité de salaire
- l'égalité de temps de travail
- l'égalité de décision"
Sébastien Bénard, game designer

Une stratégie à mettre en place ? Un graphiste vient donner son avis. Une hésitation entre deux modèles de personnages ? Un développeur ramène sa fraise. Une façon de travailler qui permet à tous les membres de la société de s'exprimer et de se sentir sur un pied d'égalité. Des points de blocages subsistent malgré tout : des réunions qui s'éternisent et des décisions difficiles à trancher. Sébastien Bénard, game designer chez Motion Twin, assure cependant que ce modèle convient parfaitement à une société de cette taille.

Malgré le succès de Dead Cells, la SCOP ne cherche pas à s'agrandir. Motion Twin a déjà tenté de grossir ses rangs par le passé : problèmes de communication, égalité remise en cause, ce fut un échec. C'est pourquoi l'entreprise ne compte pas dépasser une dizaine de salariés à l'avenir.

D'autres sociétés ont pourtant réussi à concilier une structure relativement égalitaire, un effectif conséquent et de fortes ventes. Rovio en est un exemple criant : l'entreprise finlandaise est à l'origine de la franchise Angry Birds, la plus célèbre série de jeux mobile vendue à plus de trois milliards d'exemplaires. Des chiffres extraordinaires alors que le pouvoir décisionnel est réparti entre les salariés.

La loi du marché

Avant Dead Cells, Motion Twin était habitué à des succès plus confidentiels et développait des jeux sur navigateur web. A part quelques coups d'éclat comme Hordes, un jeu de survie communautaire, l'entreprise ne parvenait pas à se faire connaître du grand public. Le jeu vidéo bordelais était plutôt associé à un studio comme Asobo à l'origine de jeux à licence comme Ratatouille et Wall-E, chacun accumulant plus de 4 millions de ventes toutes plateformes confondues. Aujourd'hui, Motion Twin a tiré un trait sur le développement de jeu sur navigateur puisque celui ne trouve plus son public qui a migré sur smartphone. Seulement, La SCOP ne cherche pas à investir le mobile.

"L'App Store d'Apple et le Play Store de Google sont verrouillés. Il y a un top 25 des applications et quand on n'est pas dans ce top 25, on ne fait pas d'argent"
Sébastien Bénard, game designer

Dans une optique de liberté et de contrôle sur leurs créations, Sébastien Benard souligne que l'ensemble PC & consoles est l'écosystème le plus intéressant où se développer pour eux, les contraintes étant moins présentes que sur mobile.

Bienveillance de la concurrence

La concurrence n'a pas de connotation négative dans le milieu du jeu vidéo. L'offre est pléthorique, les genres nombreux et les envies des consommateurs sont précises. Comme pour les autres industries culturelles, la concurrence n'est pas vraiment visible puisque n'importe quel individu peut s'adonner au plaisir de goûter à une multitude d'œuvres. Sébastien Benard explique :

"Les gens qui consomment du jeu vidéo ne sont pas exclusifs. On ne retrouve pas la fidélité que l'on a pour une marque de téléphone où là, la concurrence est exclusive"
Sébastien Bénard, game designer

La culture appelle la culture. Des personnes comblées par un jeu vidéo vont s'intéresser à ceux qui lui sont semblables. La concurrence est donc stimulante entre développeurs indépendants et quasi-inexistante entre les indés et les gros éditeurs : les jeux sont radicalement différents et s'adressent à des cibles différentes (le grand public pour les grosses productions, les gamers pour les indés), comme l'affirme Sébastien Bénard.

L'année dernière, à l'automne, le mastodonte Ubisoft a jeté l'ancre à Bordeaux. Ubisoft est le plus gros éditeur de jeu vidéo français (à l'origine de franchises comme Rayman et Assassin's Creed) et le troisième à l'échelle mondiale derrière les américains Electronic Arts et Activision Blizzard. Les ambitions étaient claires: monter une société capable d'atteindre un effectif de 200 personnes et de produire des superproductions vidéoludiques. D'aucuns auraient pu voir cette arrivée d'un mauvais œil et ils se seraient fourvoyés. Coup de projecteur sur la ville, attraction de talents de France et de Navarre, ce débarquement a en réalité dynamisé le marché de l'emploi à Bordeaux. Les indés le rendent bien aux gros éditeurs comme Ubisoft puisqu'ils apportent des idées nouvelles et de l'innovation. A la sortie, tout le monde est gagnant.

"On rencontre beaucoup plus de profils experts et de spécialistes sur Bordeaux depuis l'arrivée d'Ubisoft"
Sébastien Bénard, game designer

Les auspices funestes prévoyaient l'apocalypse pour les développeurs indépendants, écrasés par de gigantesques éditeurs sans âme ou condamnés à se cannibaliser. Les indés répondent pourtant toujours présent. Avec un positionnement judicieux sur le marché, des idées neuves et un contexte économique favorable comme à Bordeaux, ils sont à l'origine de succès critiques et commerciaux à l'image de Motion Twin (Dead Cells), Ninja Theory (Hellblade ; racheté par Microsoft en juin) ou Playdead (Limbo, Inside). Comme si David et Goliath avaient décidé de ranger leurs armes pour vivre en harmonie.