Le dernier des cybercafés

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On croyait que les cybercafés n'existaient plus mais ils résistent. À Bordeaux, le dernier d'entre eux, La Cyb, a bien failli disparaître, la faute au « tout chez soi ». Elle et son propriétaire ont 28 ans tous deux, tout un symbole pour cette maison qui renaît de ses cendres. Voyage au cœur du dernier cybercafé de la ville, avec une pointe de nostalgie.

Du tram qui vient de s’arrêter à l’arrêt Musée d’Aquitaine, descend une flopée de geeks. Cette soirée du mercredi 11 octobre, ils ont rendez-vous à La Cyb, à un pas de là, pour participer à un tournoi de Smash Bros. Les 35 joueurs prennent bientôt tous les postes d’assaut. À compter de novembre 2024, de pareilles soirées seront organisées tous les vendredis jusqu'au bout de la nuit.

Difficile à croire, mais ce cybercafé aurait bien pu ne jamais rouvrir ses portes en janvier dernier. Situé au 23 cours Pasteur, ce haut lieu du gaming à Bordeaux souffle cette année ses 28 bougies. Depuis le début de l’année 2023, c’est un triumvirat au regard tourné vers l’âge d’or des cybercafés qui gère l’établissement installé en face du musée. Traversant l’immeuble d’un bout à l’autre, la salle est idéalement agencée : d’un côté le repère des geeks, avec un comptoir de café pour le moins original - il arbore de grossiers robinets en métal - de l’autre le coin dédié à la bureautique, où il est notamment possible d'imprimer des documents. Le déclin des cybercafés s’est amorcé quand les gens ont commencé à avoir un ordinateur chez eux, soit entre 2007 et 2010. Et si l'établissement du centre de Bordeaux n'a pas échappé à la purge menée par le développement d'Internet, il tente, petit à petit depuis un changement de propriétaires en janvier 2023, de remonter la pente.

Nicolas et Yann, 43 ans tous les deux, ont fréquenté le même premier cybercafé, L’Héroïque Sandwich, il y a 25 ans, rue de Candale, entre le lycée Montaigne et la fac de médecine. « Il fallait attendre plus de trente minutes pour avoir accès à un pc, c’était la folie », se souvient-il. Aujourd’hui fermé, son déclin serait dû, selon nos deux geeks quarantenaires, à un manque de volonté de renouveler le matériel informatique. Alors même qu’au début des années 2000, les machines évoluent à vitesse grand V.

Les actuels propriétaires de La Cyb, qui existait déjà du temps de L’Héroïque Sandwich, estiment que leur concurrent a souffert, comme tant d’autres, de l’hygiénisation de la société. Avec des salles aseptisées où l’on vise uniquement le gamer.
« Jouer c’est aimer être dans sa bulle, aimer être l'acteur d’un univers. Quand la plupart des salles de jeu sont passées aux murs blancs et aux bureaux impeccables, c’était déjà le début de la fin, remarque Gauthier, copropriétaire depuis le début de l'année. Notre système de gestion du temps de jeu est imparfait mais suffisant. Nos joueurs nous achètent des heures, en profitent puis nous informent ensuite de leur départ ; ils viennent ainsi nous saluer. On apprécie cette proximité. » Voilà comment, entre autres choses, le dernier cybercafé à thème de Bordeaux tire son épingle du jeu. Nous voilà d’ailleurs interrompus par un certain Maxime, 17 ans, qui vient saluer l'un des patrons.

S’assoir à un poste durant un quart d’heure coûte un euro aux gens de passage. « C’est cher, reconnaît Gauthier, mais c’est pour inciter les gens à acheter du temps d’avance. » Les abonnés, eux, payent deux euros de l’heure. Trois jeunes adultes rencontrés en milieu d’après-midi déboursent respectivement chaque mois 120, 140 et 180 euros. « Je ne fume pas, je ne bois pas, le jeu est mon seul petit plaisir », assume l’un deux.

Gauthier, de client à patron  

Avant de passer derrière le bar, Gauthier était client de La Cyb. Sept ans durant. Et s’il s’y retrouvait pour être dans sa bulle, il n’était pour autant pas hermétique aux autres. Au moment de notre rencontre, il hébergeait même un pote de passage à Bordeaux, rencontré cinq ans plus tôt dans cette même salle. « On jouait chacun dans notre coin, et puis un jour il m’a proposé d’aller boire une bière », raconte-t-il, se remémorant le jour où lui et son ami se sont adressés la parole pour la première fois, à deux pas du bar depuis lequel il nous conte ses souvenirs.

Le dernier des cybercafés bordelais voit se blottir, dans ses canapés d'un autre temps poussiéreux voire tâchés, des personnes en recherche vitale de tissu social. Fabienne, amie des propriétaires, est une rescapée de la rue. Elle y a longtemps vécu après avoir fui les coups de son mari violent. La Cyb, c'est pour elle un refuge, un endroit où elle se sent considérée. D'ailleurs, elle n'y vient que pour bavarder et boire café sur café. Elle ne s'est même, en vingt ans, jamais assise à un poste. Aujourd'hui, elle est venue présenter Hanna, sa petite fille dont elle est si fière. Dans ce cybercafé règne une bienveillance rare où chacun, quel que soit son parcours, peut s'y sentir à l'aise.

Il y a aussi cette grand-mère, Laurence, dissimulée dans la sombreur d'un angle de la pièce. Elle aime à tenir la jambe de Gauthier, son bienfaiteur, qui lui permet de s'étendre sur la pluie et le beau temps plusieurs soirs par semaine. « Parfois j’ai le malheur de la relancer, et là, c’est le drame ! », s’amuse l'intéressé.

Quand il a repris le cyber du cours Pasteur en janvier dernier, « il était en train de se casser la gueule. Quand j’ai compris que c’était la fin, j’ai balancé des idées en vrac au proprio pour que La Cyb se réinvente, je ne me voyais alors pas spécialement investir dans l’affaire. Mais j’ai finalement décidé d’y aller, de tout donner, c’était vraiment important pour moi ». Pour remettre le cybercafé historique sur pied, il s’est associé au propriétaire depuis vingt-deux ans, Tu Dung, et à un client de l’établissement depuis douze ans. Croiser, dans le même temps, une femme âgée venue faire ses papiers, un jeune de seize ans qui n’a pas d’ordinateur à la maison, des gens fortunés comme des gens qui le sont moins, ou même des anciens, sont autant d’arguments qui ont conduit Gauthier à franchir le cap.

« Avant de reprendre La Cyb, je me suis évidemment interrogé sur le sens de la démarche. En sachant que la grande ère du cybercafé est révolue depuis un bout de temps. Dix ans en arrière, de nombreux appartements étaient mal desservis. Et puis l’ère du tout chez soi est arrivée, ce qui a du sens, mais je pense que depuis la pandémie de Covid-19, les gens se rendent compte que tout chez soi c’est surtout tout tout seul. Je ne sais pas si mon commerce a de l’avenir mais il a du sens. »
Gauthier, nostalgique mais pas moins aventurier

« Il y a eu un moment où La Cyb a loupé le coche », expliquent deux joueurs installés côte à côte. Revenus en mai dernier après le changement de propriétaires, ils s’étaient tous deux éclipsés en raison d’un désintérêt croissant pour le lieu. Les ordinateurs n’étaient plus mis à jour. Problème : si les gens ont, chez eux, une installation à 2000 euros, et qu’ils changent de région du jour au lendemain pour plusieurs années, ils n’accepteront pas de rétrograder et finiront par s’en aller, comprend-t-on. 

Face à des machines de plus en plus sophistiquées, un constat : « Nos machines ne sont pas les plus puissantes du marché, mais elles restent efficaces. On commence à les renouveler depuis le début de l’année. » Les joueurs peuvent notamment profiter de six très bonnes machines capables de faire tourner tous les jeux, à l’image de Cyberpunk 2077 qui pèse 100 gigas. Nous voilà de nouveau interrompus par un jeune homme. « Qu’est-ce qu’il te faut, dis moi ?, lui demande Gauthier. Un kinder, steup. Ça roule, j’arrive tout de suite ! »

En reprenant l’établissement, Gauthier tenait à maintenir l’alcool en dehors de son cybercafé. Avant tout néfaste pour la santé, l’alcool l’est aussi quand il s’agit de jouer, ce qui constitue une des raisons pour lesquelles il refuse de vendre chez lui bières et autres boissons alcoolisées. Mais surtout, le jeune patron veut montrer qu’il est possible de sociabiliser sans faire intervenir l’alcool. Et le jeu est, dans ce sens, un bon moyen pour y parvenir.

Fidèle au poste depuis 2001

À 43 ans, Nicolas, architecte informatique, est en visite au 23 cours Pasteur « au moins deux fois par semaine », et cela depuis le tout début des années 2000. Il y a pourtant chez Nicolas tout le matériel nécessaire pour jouer dans les meilleures conditions : « une machine deux fois supérieure à celles de La Cyb » et une bonne connexion, sans quoi son puissant ordinateur serait bien inutile.

Alors que vient-il chercher dans cette salle de jeu du centre de Bordeaux, située à plusieurs kilomètres de son pavillon lormontais ? « Des gens à qui parler », lâche-t-il sans pudeur. Ses meilleurs amis, qu’il a rencontrés dans cet établissement voilà quinze ans, ont dix ans de moins ou dix ans de plus que lui. « Tout le monde ici a le gaming (jeu en anglais) dans la peau. Les rencontres puis les amitiés se fondent principalement autour de ça, l’âge n’a aucune espèce d’importance. Beaucoup de jeunes ne savent pas que ce genre d’endroit existe. Je suis toujours sidéré qu’il n’y ait pas plus de cybercafés à Bordeaux. »

L'établissement a longtemps été impacté par les travaux du tram, au point que « les gérants du cybercafé ont manqué à plusieurs reprises de baisser définitivement le rideau. L’arrivée de la fibre chez les Bordelais a aussi fait baisser les fréquentations. Pour ce fidèle de la première heure, « La Cyb est un lieu de rencontre et de partage. Mais les jeunes restent de plus en plus reclus, entre eux. À mon époque, j’emmenais les jeunes au bar à la sortie du cyber ».

Le dernier des cybercafés de la ville doit surtout sa notoriété au bouche à oreille. Carole, employée d'un restaurant McDonald's, est sur le point de devenir Bordelaise. Un de ses amis lui a parlé de La Cyb. Depuis qu’elle y a mis les pieds, elle qui habite toujours à Périgueux n’hésite pas à faire deux heures de route pour venir profiter du lieu et de ses adeptes.

Joao, lui, se définit comme « un geek qui change de boulot trop souvent ». Aujourd'hui âgé de 28 ans, il a commencé à fréquenter ce haut lieu du gaming à Bordeaux en 2009. À l’époque, il est lycéen. L'ordinateur se trouve chez ses parents, à Lormont, et le lycée à Bordeaux. À La Cyb, il y avait la possibilité d’avoir Internet et de jouer à partir d’ordinateurs convenables. « J’ai ensuite récupéré Internet à la maison, ce qui m’a conduit à arrêter de venir, sauf en cas de problème. Je commence tout juste à revenir, et, vu l'ambiance, ça donne envie de repasser, l’énergie a changé », raconte le désormais adulte. Lorsqu’il passe la porte du dernier des cybercafés bordelais, ce n’est pas la nostalgie des anciens jeux vidéos qu’il ressent, c’est plus que cela. « Je suis à la fois dans le passé, dans le présent et dans le futur ». Face à lui, Gauthier, le gérant, esquisse un sourire, sûr du potentiel de sa boîte, une vieille dame qui a plus d’un tour dans son sac.

Une salle longue de 45 mètres pour accueillir 40 postes.

Une salle longue de 45 mètres pour accueillir 40 postes.

Depuis le rachat des parts des anciens propriétaires par les nouveaux, le lieu a retrouvé son âme des années 1990.

Depuis le rachat des parts des anciens propriétaires par les nouveaux, le lieu a retrouvé son âme des années 1990.

La possibilité d'imprimer attire environ 15 % de la clientèle.

La possibilité d'imprimer attire environ 15 % de la clientèle.

Un bar à la bonne franquette et sans alcool.

Un bar à la bonne franquette et sans alcool.