Dans l'intimité cachée des personnes âgées
94 % de nos aînés sont amoureux et la moitié d’entre eux ont encore des relations sexuelles. C’est ce que révèle la dernière étude publiée le 29 septembre 2022 par l’association Petits Frères des Pauvres. La surprise que provoquent ces chiffres révèle une invisibilisation de la vie sentimentale des personnes âgées qui n'est pas sans conséquence.

À quelques pas de la Cité du vin, la résidence sénior Les Girandières est à la fête. Au milieu du réfectoire aménagé en piste de danse, Pierre et Pierrette, 84 ans tous les deux, virevoltent sous le regard admiratif des autres convives. “Ça donne envie d'être amoureux” murmure une résidente en les regardant. L’atmosphère est chaleureuse, les discussions vont bon train et le mousseux coule à flot. Plusieurs couples amoureux dansent au rythme du blues. Cette scène est la parfaite illustration de l'étude publiée le 29 septembre dernier par Petits Frères des Pauvres. Elle révèle que 94 % des seniors ont encore des sentiments pour leur moitié. Plus encore, il apparait que la moitié d'entre eux ont encore des relations sexuelles. L'étonnement face à ces chiffres met en lumière le tabou entourant la vie sentimentale de nos ainés.
La docteure Véronique Lefebvre Des Noettes, gérontopsychiatre et docteur en philosophie, a une explication à cela : « Le corps vieillissant nous rappelle notre finitude. Les gens n’ont pas envie d’être exposés à ces corps qui se donnent du plaisir ». Selon elle, c’est aussi la raison pour laquelle il n’y a que peu d’études publiées sur le sujet. En France, l'étude de Petits Frères des Pauvres est la première de grande ampleur à avoir été réalisée. A leur échelle, Pierre et Pierrette ont conscience de cette invisibilisation.
Pour vivre heureux, vivons cachés
Nés à quelques jours d’intervalle, les amoureux célèbrent tous les ans leurs anniversaires ensemble. En septembre 2017, quelques mois après la mort de son mari, Pierrette décide d'emménager dans une résidence pour senior afin d’éviter la solitude. Lors d'une soirée à l'opéra, elle rencontre Pierre, veuf lui aussi, et installé depuis juin dans le même établissement.
« Comment voulez-vous que je ne remarque pas cette beauté » sourit-il en lui lançant un regard complice
« j’ai très vite cherché à la voir le plus souvent possible ».

Sorties à deux à l’opéra, restaurants en tête-à-tête, trajet dans la même voiture, les deux résidents multiplient les moments ensemble. Christian, proche de Pierre, se souvient : « Il était très gêné. Mais à force de me parler de Pierrette, je me posais évidemment des questions ». Il est l’un des premiers au courant lorsque le couple s’embrasse pour la première fois le 1er février 2019. Depuis cette date, si leur immense passion est très perceptible, ils confessent préférer rester discrets. En dehors des soirées dansantes, Madoune, la meilleure amie de Pierrette, ne les a jamais vu s’enlacer ou s’embrasser en public. Toujours ensemble, ils se contentent de se tenir la main devant les autres.
« Je ne voudrais pas faire de peine aux résidents seuls » confie Pierrette. Même discrétion avec la famille qui selon Madoune aurait mal pris la relation de leurs ainés. Pour l’anniversaire du couple, ils sont rassemblés autour d’une grande table près de la piste de danse.

« La vie affective, intime et sexuelle des plus âgés est traitée de façon caricaturale »
La Docteure Lefebvre des Noettes considère que la famille aurait tendance à infantiliser leurs anciens et nier ainsi leur vie sentimentale. Cette infantilisation passe aussi par un déni de leur vie sexuelle, une dimension examinée par l’étude de Petit Frère des Pauvres. Alain Villez, son président, se lamente d’un sujet encore peu et mal traité : « La vie affective, intime et sexuelle des plus âgés est traitée de façon caricaturale ». Les chiffres sont formels, 32% des 80-84 ans ont encore des relations intimes. Par relations intimes, il faut y voir deux aspects : le sexe et les gestes affectifs.
Pierre insiste sur cette distinction : « Notre relation est beaucoup plus basée sur de la tendresse comme danser ensemble ou s’endormir l’un contre l’autre dans le lit ». Pierrette complète en affirmant que certaines de ses amies ont aussi des relations intimes pour combattre la solitude.

Une sexualité pourtant existante
D’après le sociologue Vincent Caradec, « les expériences des personnes qui vieillissent sont en décalage avec les représentations négatives et âgistes du corps vieux et du corps féminin en particulier ». Il reste acquis que les femmes sont souvent les plus seules à la fin de leur vie, après la mort de leur mari. Irène, veuve et célibataire, a quant à elle, décidé de continuer à s’épanouir sexuellement.
« J’ai continué à avoir des relations sexuelles à ma retraite, et pas seulement une, et pas seulement un homme à la fois ! »
Cette presque octogénaire, contactée à Madrid par téléphone, pourrait être l’exemple type de la personne âgée évoquée dans l’étude de Petit Frère des Pauvres. Depuis sa séparation et sa retraite anticipée en 2004, Irène papillonne sans engagement. Son désir reste le même qu’avant : « J’ai continué à avoir des relations sexuelles à ma retraite, et pas seulement une, et pas seulement un homme à la fois ! ». Irène a eu une relation amoureuse après son mari. À la mort de cet amant, la madrilène n’a plus eu que des relations sporadiques basées sur le sexe. Pour elle, la ménopause a été signe de libération sexuelle : « Tu ne peux plus tomber enceinte, quelle joie ! Le sexe sans préservatif c’est mieux que jamais ! ».
Irène admet que son grand âge et sa forme physique ne lui permettent plus de se masturber comme avant, cela demande de l’organisation et du temps. Elle songe à se procurer ce « fameux aspirateur à clitoris » , « ça ira plus vite et je le ferai plus souvent ». Elle admet quand même être un cas isolé parmi ses amies auxquelles elle a mis du temps à en parler.

Une invisibilisation aux conséquences graves
Malgré un apparent progressisme de l’Espagne par rapport à la France vis-à-vis des questions de libération sexuelle, Irène confie qu’elle n’a jamais été suivie médicalement pour sa santé gynécologique :
« On a vérifié ce que je mangeais, ma tension etc. mais aucune question sur le sexe ».
« la vie affective, intime et sexuelle des personnes âgées est une dimension à ne pas négliger »
La docteure Lefebre Des Noettes déplore les mêmes enjeux en France. L’invisibilisation de la vie sentimentale des personnes âgées aurait des conséquences plus dramatiques comme les questions de consentement ou le développement d'IST. Une crainte appuyée par les chiffres de Santé Publique France. L'organisme montre que 1184 seniors ont découvert leur séropositivité en 2016, soit 20% de l’ensemble des découvertes.
En parallèle, la gérontopsychiatre voit d'un bon œil les couples de séniors qui se forment notamment à l'hôpital. Ils peuvent être selon elle « une excellente thérapie contre la dépression ou les troubles du sommeil ». Yann Lasnier, délégué général de Petits Frères des Pauvres, insiste : « La transition démographique doit être prise dans toutes ses dimensions, la vie affective, intime et sexuelle des personnes âgées en est une à ne pas négliger ».

Pleine d’espoir, Véronique Lefevre Des Noettes se réjouit de l’étude de Petits Frères des Pauvres. Elle salue aussi leur future campagne d’affichage dans les stations du métro parisien. « Dans les pubs du métro, on a plutôt l’habitude de voir des belles jeunes femmes mais pas des vieux en situation intime ». Cette initiative éveillera peut-être les consciences. En attendant, Pierre et Pierrette comptent bien profiter de leur idylle « jusqu’à la fin ».