La presqu'île orpheline

Zorrotza constitue la pointe occidentale de Bilbao. Entre deux bras de fleuves, séparée du centre par une autoroute à six voies, cette presqu’île urbaine a longtemps fait figure de centre industriel. Aujourd’hui, les espaces verts et les aires de jeu côtoient les usines désaffectées du quartier, qui a développé une identité et un caractère propres.

« Ici, les gens ne vont pas “dans le centre”. Ils disent “je vais à Bilbao”. » Zorrotza, onze mille habitant·es, s’échoue dans les bras du Nervión et du Cadagua, là-bas à l’ouest. Bout de terre, bout des lignes ferroviaires, une pointe bétonnée aujourd’hui désaffectée depuis laquelle on ne peut que faire demi-tour.

Pour se rendre dans le centre, il y a le bus, le train ou la voiture. Un seul pont routier relie le quartier à la rive gauche du Cadagua sur laquelle se trouve le reste du district et, plus loin, la ville voisine de Barakaldo. Pour franchir le Nervión et gagner la rive droite de Bilbao, il faut remonter le fleuve jusqu’à la place Sacré Cœur de Jésus. Coupée du reste de la ville par une autoroute, Zorrotza tient plus de l’île que du bras de terre.

Quatre immeubles, des vaches et des usines

Elena et Tilar, respectivement 83 et 78 ans, profitent du soleil sur la place centrale du quartier, qui rassemble deux aires de jeu, le centre communautaire, un mur de pelote basque couvert et des terrains de sport. La « plage de Zorrotza », comme elles l’appellent. Toutes deux ont grandi ici. « C’était tout petit, se souvient Tilar en se laissant aller contre le banc. Il y avait à peine quatre immeubles. Et beaucoup d’usines. »

Un peu plus loin, deux autres grands-mères profitent du soleil et de la vue découverte sur l’arrêt de bus. « Quatre immeubles, confirme l’une d’elle d’une voix douce. Un seul avec un ascenseur. Avant, il y avait une foire aux vaches ici. La “place de la foire”, c’est pour ça qu’on l’appelle comme ça aujourd’hui. »

L’histoire de Zorrotza ressemble à celle de Bilbao, dans les grandes lignes de la fumée industrielle. Le quartier a accueilli des abattoirs, une laiterie puis des usines de carrosserie pour autobus. Jusque récemment, il s’y exerçait encore une activité portuaire, dont une ultime grue témoigne aujourd’hui, à une extrémité du kilomètre de docks désaffecté. Certains édifices, comme les anciens Moulins Basques, comptent parmi les plus marquants du patrimoine industriel de la région.

Dans le centre civique de Zorrotza, Iñaki a affiché les plans de la ville sur les murs (© Alix Villeroy)

Dans le centre civique de Zorrotza, Iñaki a affiché les plans de la ville sur les murs (© Alix Villeroy)

Puis vint la crise

« La dégénérescence urbaine conduit à la dégénérescence sociale. » Iñaki Llano Eguia effleure les plans de Zorrotza, dans la salle du centre civique où l’Association vicinale a élu résidence. Le presque quinquagénaire raconte les années 70 et 80, la crise combinée à la chute de Franco qui frappent durement Bilbao.

Les sondes de qualité d'air avaient été retirées par la ville, avant d'être réinstallées sur demande des habitants (© Alix Villeroy)

Les sondes de qualité d'air avaient été retirées par la ville, avant d'être réinstallées sur demande des habitants (© Alix Villeroy)

La vague de désindustrialisation fait mal, en particulier du côté de Zorrotza, de population et d’activité ouvrières. Privés de travail, les gens qui peuvent partir partent, ceux qui restent et ceux qui arrivent n’ont pas le choix. « Il y a eu beaucoup de problèmes d’addiction et de narcotrafic à cette époque, explique Iñaki. Mais quand les choses vont mal, les gens s’entraident. » Pour lui, le caractère et l’indépendance de Zorrotza tiennent en partie à cette période difficile, où les habitants ont appris à compter les uns sur les autres.

Lui-même, depuis 25 ans qu’il a rejoint l’Association vicinale, s’active pour « améliorer le quartier et la vie de ses enfants ». Zorrotza, dans le sillage de Bilbao, a remonté la pente. Mais il reste encore beaucoup à faire. Iñaki énumère sur ses doigts les actuelles revendications des habitant·es : couvrir une partie de l’autoroute qui passe à côté, enterrer les rails de train pour éviter les accidents, expulser les usines de recyclage chimique Sader et Profersa our des questions de santé publique et de nuisances sensorielles. Tout le monde le dit, par ici : « On attend que les usines s’en aillent, celles qui sentent mauvais. » Tout le monde attend depuis longtemps. À Zorrotza, il faut savoir être patient.

Un jour, ma rénovation urbaine viendra

Le quartier a beaucoup changé, depuis les vaches et les immeubles sans ascenseur des années 50. Mais de manière progressive. Les parcs, la réhabilitation des anciens abattoirs en espaces verts où on vient désormais prendre le soleil et promener son chien, tout ça a pris du temps. Il a fallu trente ans à la mairie de Bilbao pour enfin couvrir le mur de pelote basque construit dans les années 80. L’inscription 1987-2017, en grosses lettres blanches, immortalise cette victoire. Maintenant, on parle de réhabiliter la pointe de Zorrotza, une zone de friche industrielle.

Le quartier a beaucoup changé, depuis les vaches et les immeubles sans ascenseur des années 50. Mais de manière progressive. Les parcs, la réhabilitation des anciens abattoirs en espaces verts où on vient désormais prendre le soleil et promener son chien, tout ça a pris du temps. Il a fallu trente ans à la mairie de Bilbao pour enfin couvrir le mur de pelote basque construit dans les années 80. L’inscription 1987-2017, en grosses lettres blanches, immortalise cette victoire. Maintenant, on parle de réhabiliter la pointe de Zorrotza, une zone de friche industrielle.

Une fresque représentant Clara Campoamor Rodriguez, défenseuse des droits des femmes, s'étale sur un mur de la ville (© Alix Villeroy)

Une fresque représentant Clara Campoamor Rodriguez, défenseuse des droits des femmes, s'étale sur un mur de la ville (© Alix Villeroy)

Le mur de pelote basque de Zorrotza, dont les inscriptions marquent les trente ans qu'il a fallu pour le recouvrir d'un toit (© Alix Villeroy)

Le mur de pelote basque de Zorrotza, dont les inscriptions marquent les trente ans qu'il a fallu pour le recouvrir d'un toit (© Alix Villeroy)

En 2023, l’entreprise bilbayenne IDOM remporte le concours de projets publics pour la rénovation de la pointe de Zorrotza. Au programme, 2 000 logements, un centre économique orienté vers le cinéma et un espace de loisirs à l’extrémité de la presqu’île. Reste à attendre que les deux entreprises chimiques qui occupent la zone quittent les lieux. Les demandes de permis et les appels à marché public pourront alors débuter. Puis les travaux.

À l’heure actuelle, les 100 000 m² de docks désaffectés, dont 20 000 m² de hangars, constituent un lieu idéal pour le tournage de films. Depuis 2018, 26 projets cinématographiques, pas moins, ont été réalisés. Le directeur de la Bilbao Bizkaia Film Commission, Agustin Atxa, prévoit d’ailleurs de rénover l’espace pour « faire plus de films ». La réhabilitation du reste de la pointe et la construction de logements, quant à elles, « ne relèvent pas de sa compétence ». 

Pour le moment, le projet d’IDOM reste donc au point mort.

La mairie et le quartier, une relation délicate

Le rire de Naira Cuevas a quelque chose d’incisif. Cette éducatrice sociale est née à Zorrotza. Depuis quatre ans, elle travaille au centre communautaire Auzoka local, construit en 2017, en même temps que la toiture tant attendue du mur de pelote basque. « Même si les locaux appartiennent à la mairie, la gestion dépend de deux associations d’ici », explique-t-elle. Un partage des responsabilités qui résume assez bien la relation qu’entretiennent Zorrotza et l’administration de Bilbao, entre attentes déçues et fière indépendance.

Si Naira reconnaît que la mairie multiplie les partenariats et les actions thématiques, elle parle quand même d’un quartier « oublié ». « Toute l’activité culturelle et sociale reste dans le centre. On doit se battre pour qu’ils amènent un spectacle de cirque par exemple. Pourtant, on est de Bilbao aussi. »

La radio itinérante permet d'informer le quartier (© Louise Jouveshomme)

La radio itinérante permet d'informer le quartier (© Louise Jouveshomme)

Mais Zorrotza possède son identité et ses ressources propres. Excentré et isolé, l’activité associative y a toujours été très forte. La presqu’île prend soin d’elle, organise ses propres fêtes, demande de ses propres nouvelles. Envie de se tenir au fait des actualités du coin ? La web tv tele zorroza  couvre les événements sportifs et culturels locaux. Les jours de fête, elle se décline en chariot itinérant qui parcourt les rues pour apporter l’info à celles et ceux qui ne la cherchent pas. Aner, étudiant en droit originaire du quartier, n’a pas souvenir de s’être jamais ennuyé.

Le village au bout de la ville

La grande place où les enfants jouent, les bancs où les anciens se rassemblent, les jardins ouvriers le long du chemin de fer… Zorrotza, malgré ses friches et ses odeurs chimiques, vous a des airs de village. Nuria et Raquel ont vécu ici toute leur vie. Elles travaillent toutes deux à Bilbao, mais n’ont jamais envisagé de partir s’installer ailleurs. Il y a la famille ici, les amis. « Toute la vie, sourit Raquel en sirotant sa bière. Il y a des commerces, des bars, des pharmacies, un centre de sport… Bilbao, on y va pour travailler ou sortir de temps en temps. »

En plus, tout le monde se connaît. Marian tient depuis 27 ans le bar qu’elle a repris de ses oncles. Il y a un sourire dans sa voix quand elle parle de Zorrotza. « Les gens vivent bien ici, ils aiment sortir. On est comme une grande famille. » 

Une grande famille fermée. Originaire du Paraguay, une jeune maman surveille sa fille du coin de l'œil. Elle regrette que ses voisin·es ne lui adressent pas davantage la parole. « Ils me disent “bonjour”, ça s’arrête là. » Les gens du cru, installés depuis des générations, baissent la voix pour parler des communautés de gitans qui vivent près de l’autoroute, des personnes venues du Maghreb ou d’Amérique du Sud, « de l’extérieur ». Comme si le village bétonné de Zorrotza demeurait hors du reste du monde.

Louise Jouveshomme et Alix Villeroy