La Chance
de Laurie

Il y a Laurie, avec ses ambitions, ses motivations et ses doutes. Elle fait partie de la quinzaine de candidats et candidates à postuler pour la promotion 2023 de l'association La Chance. Une nouvelle antenne de sa prépa aux concours d'entrée dans les écoles de journalisme ouvre à Bordeaux. Destinée aux étudiants et étudiantes boursières, elle vise à apporter plus de diversité sociale au sein des médias. Pour ces jeunes, La Chance représente un rêve qui peut devenir réalité.

© Vincent Grillon

© Vincent Grillon


Une main m’est tendue, il faut que je la saisisse”. Laurie Ngarassi, 21 ans, s’est répétée cette phrase en boucle ces derniers jours pour se motiver. Nous sommes le samedi 15 octobre 2022, 10h56. Elle ouvre la porte et s’engouffre dans l’étroit vestibule du club de la presse de Bordeaux d’un pas décidé. Aujourd’hui, c’est un jour important pour elle : elle passe son oral d’admission pour intégrer la nouvelle promotion bordelaise de La Chance.

Elle est convoquée pour 11h30, avec le jury n°3, et il faut être présent une demi-heure avant. Pour l’occasion, la jeune femme a mis son tailleur bleu électrique qui lui donne confiance, sa “tenue de reine”. Elle est accueillie par deux “chanceux”, des anciens étudiants de La Chance. Pendant une demi-heure, les candidats et candidates doivent rédiger un court texte sur un thème : “Mon son préféré”. Ensuite, ils et elles sont reçues par un jury composé de deux ou trois journalistes bénévoles pour parler de leur motivation pour la profession, de leur situation, de leur manière de préparer les concours et de s’informer.

Un épisode stressant pour les candidats, mais nécessaire aux équipes de l’association pour constituer les promotions. Avant de se rendre dans la salle avec le jury, Laurie confie son appréhension : “Je suis forcément stressée, mais je reste mesurée : si je suis là aujourd’hui, c’est que j’ai une légitimité”.

11h37. Un membre du jury vient la chercher. Son sac sur l’épaule, le visage concentré, Laurie le suit. L’oral va commencer.

Je viens d’un milieu qui n’est pas aisé,
je suis une femme, je suis noire

© Vincent Grillon

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Née à Bordeaux, sa famille quitte la région lorsqu’elle a quatre ans pour s’installer dans les Deux-Sèvres, près de Niort. Elle grandit ainsi dans une petite ville rurale, entourée de ses frères et sœurs et du soutien maternel. Fille d’immigrés, Laurie a un double bagage culturel : “A l’école, nous baignons dans la culture française, mais une fois à la maison, c’est la culture du pays de mes parents, la Centrafrique, qui domine”. Arrivés en France à la fin des années 80, sa mère avait 16 ans et n’a pas pu faire d’études. Son père était ouvrier dans une usine, avant de décéder lorsqu’elle était enfant. Sa mère, qui travaille dans le périscolaire, a donc continué d’élever seule ses six enfants, et a nourri le désir d’indépendance de sa fille.

Je sais que ma situation ne me facilitera pas la tâche : je viens d’un milieu qui n’est pas aisé, je suis une femme, je suis noire.” Son ton est grave, son regard fixe. “Mais ça me motive encore plus à me surpasser, à me battre”. Elle retrouve vite son sourire, et explique n’avoir jamais manqué de rien, sa mère s’étant toujours efforcée de mettre toutes les chances du côté de ses enfants pour qu’ils accèdent au meilleur. Et le meilleur, pour Laurie, c’est le journalisme. C’est son but. Une vocation qui trouve sa genèse dans la série qu’elle regardait à l’âge de 11 ans, Loïs et Clark : Les Nouvelles Aventures de Superman. Clark Kent, personnage principal, devient journaliste au Daily Planet à Métropolis. “J’étais fascinée par ce métier là, ce qu’il faisait, ses actions, comment il cherchait les informations”. A partir de là, elle a su ce qu’elle voulait faire de sa vie. C’était ça et pas autre chose.

Quelques années plus tard, un baccalauréat littéraire mention bien en poche, elle s’oriente en hypokhâgne et khâgne à Bordeaux, puis enchaîne en septembre 2021 par une troisième année de licence d’histoire, parcours Langues et culture. Elle choisit cette année-là pour candidater pour la première fois aux concours d’entrée de trois écoles de journalisme, au printemps 2022. C’est un échec, aucune admissibilité. Mais celle qui écrivait pour le journal de son lycée ne compte pas abandonner et reste ferme dans ses convictions : “Je ne peux pas faire un autre métier que le journalisme, c’est une évidence pour moi”. Pour la jeune femme désormais en première année de Master Géopolitique et relations internationales,  pratiquer le journalisme revient à être témoin des actions de son temps. “Le journaliste est comme un historien, mais aussi un professeur : il transmet aux gens les informations, c’est essentiel pour le fonctionnement de la société”.

Mais alors, pourquoi La Chance ? “Je n’avais pas les outils, je n’étais pas prête pour les concours l’an dernier. La Chance, ce sera une aide précieuse pour m’apporter un réseau, pour apprendre, pour me rapprocher un peu plus de mon but”. Apprendre. La jeune femme ne demande que ça. Mais La Chance ne propose pas qu'un soutien professionnel : une aide financière est aussi apportée. Ce qui aiderait beaucoup Laurie. Boursière au quatrième échelon, l’étudiante est contrainte de travailler quelques heures par semaine pour s’en sortir : “Ma mère m’aide, mais je veux me débrouiller, être indépendante, et ce n’est pas facile. Rien ne me prédestine au journalisme, seule je n’y arriverai pas. Et je n’ai pas les moyens de me payer une prépa onéreuse”.

Mais La Chance, qu’est-ce que c’est exactement ?

Les rédactions ne ressemblent pas à la France”. De ce reproche ancien et récurrent, un groupe de jeunes journalistes tout juste diplômés du Centre de Formations des journalistes (CFJ) fondent en 2007 l’association La Chance aux concours. L’objectif est d'agir pour une plus grande diversité sociale au sein des médias. Car trop souvent, on reproche aux journalistes de vouloir parler de ce qu’il se passe dans notre société sans la représenter correctement. Marc Epstein, président de l'association, insiste sur cette incohérence : “On trouve peu de journalistes ayant grandi dans les zones rurales ou dans les quartiers populaires”. Défi lancé à La Chance, qui s’engage à préparer gratuitement chaque année quelques dizaines de jeunes issus de milieux sociaux populaires jusqu'aux concours des écoles de journalisme reconnues.

Les débuts sont modestes pour l’association. En 2015, le dispositif est lauréat de la Fondation La France s’engage, et à partir de là, l’extension débute. D’abord fondée à Paris, la prépa s’est peu à peu développée et ouvre des pôles dans toute La France : Toulouse en 2015, Strasbourg et Grenoble en 2016, Marseille en 2017, Rennes en 2018 et Bordeaux à la rentrée 2022. Elle a également changé de nom pour être maintenant La Chance, pour la diversité dans les médias. Des cours théoriques sont donnés chaque samedi de novembre à juin par des journalistes bénévoles, mais aussi des conférences, des ateliers d’écriture, des cours de culture générale.

La Chance, c'est une “famille” pour beaucoup. En 15 ans, l’association a aidé plus de 660 étudiants et étudiantes, et compte désormais près de 350 bénévoles partout en France.

Marc Epstein, président de l'association La Chance ©lachance.media

Marc Epstein, président de l'association La Chance ©lachance.media

© lachance.media

© lachance.media

La Chance : cap sur Bordeaux !

La création de ce pôle à Bordeaux, on le doit à Jean Berthelot. Pigiste pour une douzaine de médias dont Le Monde des ados, Sud Ouest ou encore Challenges, il cultive un goût pour la transmission depuis sa sortie de l’IJBA en 2001. Engagé dans le secteur associatif depuis 2004, il recherche un moyen d’agir sur les inégalités sociales en s’intéressant à des sujets comme le service de protection de l’enfance ou la justice de classe. Naturellement, il souhaite poursuivre son engagement associatif dans le milieu du journalisme.

En 2017, il découvre La Chance et s’interroge sur les possibilités de créer un pôle à Bordeaux. On lui répond que ce n’est pas à l’ordre du jour. Un an plus tard, l'association le recontacte pour lui proposer d’encadrer un étudiant qui habite Bordeaux et qui ne peut pas se déplacer jusqu’à Toulouse chaque samedi. Ils préparent les concours ensemble deux fois par semaine en visio et l’expérience s’avère fructueuse : admission à Science-Po.

Alors, convaincu et fier, Jean Berthelot réitère le processus, accompagné de deux amies journalistes. Les années passent et le réseau bordelais s’agrandit : parti d’un seul étudiant en 2018, il y avait en 2022 six étudiants encadrés en distanciel. De fil en aiguille, en juin 2022, le bureau administratif de La Chance donne enfin le feu vert pour lancer un pôle régional officiel à Bordeaux. La fin d’une injustice selon Jean : “Ce n’est pas possible qu’une région comme la Nouvelle Aquitaine se retrouve sans pôle de La Chance”.

Si, au départ, Jean était seul, ils sont désormais vingt-quatre autres bénévoles à s’être greffés au fur et à mesure à l’aventure. Parmi eux, Michel Sailhan. Journaliste à l’AFP pendant 40 ans, ce baroudeur a découvert La Chance au hasard, grâce à un post Facebook publié par Marc Epstein, en avril dernier. Engagé depuis cinq ans pour l’association “Entre les lignes”, qui rassemble des journalistes de l’AFP et du groupe Le Monde, Michel a l’habitude de faire de l’éducation aux médias dans les collèges et les lycées. Mais il cherchait quelque chose de plus poussé, de plus engagé. Le manque de diversité sociale au sein des médias et la déconnexion des rédactions par rapport aux réalités l’ont progressivement frappé : “Les journalistes français ont par exemple eu beaucoup de mal à couvrir les Gilets jaunes, ils étaient en décalage et n’arrivaient pas à communiquer avec eux, ce n’était pas un job facile”. Alors pour lui, La Chance semblait une évidence : “La Chance, c’est donner la possibilité à des gens peu favorisés (socialement, géographiquement, financièrement) de devenir journaliste.” Il insiste, défendant l’importance de l’association pour le métier : “On va produire des journalistes différents, qui seront plus proches des réalités car eux-mêmes en seront issus”.

Contribuer à une plus large diversité sociale, Georgia Diaz souhaite aussi agir dans ce sens. Installée à Bordeaux depuis avril, elle a eu un déclic en intervenant comme formatrice en école de journalisme et en participant au projet “Athletes of the World” du collectif F93 auprès de collégiens de Seine-Saint-Denis. “Ces deux expériences m'ont permis de prendre la mesure de ce que je pouvais apporter à d'aspirants journalistes [...], et ça m’a montré qu’il est important de donner le goût et les clés de décryptage de l’information aux plus jeunes. De là est née l’envie de m’investir plus régulièrement”. Journaliste et pigiste depuis 15 ans, elle constate un progrès dans les recrutements des écoles. Cependant, pour elle, les rédactions ne reflètent toujours pas la diversité de la société, et des associations telle que La Chance sont justement nécessaires.

Jean Berthelot, responsable de La Chance Bordeaux ©Magali Maricot

Jean Berthelot, responsable de La Chance Bordeaux ©Magali Maricot

L’oral, dernière marche avant le Graal

12h10, Laurie descend les escaliers qui la ramènent de l’oral. Le soulagement se lit sur son visage souriant. Le passage devant le jury s’est bien passé selon la principale intéressée, malgré quelques doutes : “Je ne sais pas si j’ai été assez convaincante mais ce que j’ai dit a du sens”. Fidèle à elle-même, elle reste mesurée mais satisfaite de sa prestation. A chaud, elle n’exprime aucun regret. Elle évoque le déroulement de son oral. D’abord des questions sur ce qu’elle souhaite faire dans le journalisme, son stage rêvé, son parcours, l’image qu’elle a du métier. Puis quelques questions sur l’actualité marquante de ces derniers mois, et un article qui a récemment retenu son attention. Enfin, des questions sur son organisation pour préparer cette année les concours en même temps que son master et son travail étudiant.

Un format classique qui n’a pas désorienté Laurie : “Je trouve que l’oral est passé super vite, j’ai l’impression que l'on ne m’a posé que trois questions”. Elle relate trente minutes d’échange où le jury lui a laissé beaucoup de place, si bien qu’elle redoute d’avoir trop “parlé pour ne rien dire”. Aller à l’essentiel était l’objectif pour la candidate qui voulait rester cohérente et convaincre. Elle prend l’exemple du moment où elle a dû expliquer au jury le mouvement #Metoo de manière synthétique et complète, comme si elle s’adressait à une personne qui ignore tout du sujet. “Jétais contente de ma réponse, j’ai trouvé que c’était synthétique et efficace, il fallait expliquer vite et bien et c’est ce que j’ai fait.”

Si elle ressort dans l’ensemble satisfaite de son passage, l’étudiante en Master reste pragmatique et ne s’imagine pas encore admise. Ce sera une expérience qui pourra toujours servir en cas d’échec, ou une grande joie en cas d’admission : “J’appréhende un peu. Si je suis prise je serais tellement contente. Tout restera à faire mais ce sera une grande étape”. Pour l’heure, elle souhaite se reposer en attendant le verdict prévu pour le mercredi suivant.

“Je ne sais pas si j’ai été assez convaincante
mais ce que j’ai dit a du sens”

© Vincent Grillon

© Vincent Grillon

Le hasard est curieux, il provoque les choses

Mais le train de La Chance, Laurie a bien failli le manquer. Retour en arrière, mi-septembre. La jeune femme boit un verre avec sa meilleure amie Garance. De fil en aiguille, celle-ci lui parle d'une prépa qui ouvre à Bordeaux, La Chance. Signe du destin : les inscriptions devaient être initialement bouclées le 10 septembre, mais elles sont finalement prolongées jusqu’au 17. Il reste seulement quelques jours pour candidater, et le train ne passera peut-être plus. Il n’y a pas une minute à perdre. Déterminée à envoyer une candidature bien ficelée, elle exploite au maximum le temps restant : “J’étais pressée mais soucieuse de bien faire. J’ai recommencé le dossier deux ou trois fois avant de l’envoyer”.

Une fois bouclée, elle patiente quelques jours avant de recevoir un mail, le 20 septembre 2022 : “Après étude de votre dossier, vous êtes convoquée pour passer un entretien d’admission à la préparation La Chance, pour la diversité dans les médias, le samedi 15 octobre à Bordeaux. Elle qui ignorait tout de cette prépa il y a peu se retrouve admissible pour l’oral. Le destin semble bien faire les choses.

A ce mail s'ajoute la consigne d’un exercice, un article à rendre sur un thème imposé : vivre avec l’inflation. Deadline pour l’envoi de l’article : le mercredi 28 septembre au plus tard. Un sujet pour lequel Laurie se sent à l’aise. Elle trouve rapidement un angle pour son tout premier reportage : comment une résidence sénioriale trouve des alternatives pour pallier le coût de l’inflation sur les activités proposées. Une fois rédigé, il ne reste plus qu'à se préparer pour le jour J.

La délivrance

Mercredi 19 octobre. 9h35. Le téléphone de Laurie vibre. Un mail vient d’arriver. Elle l’ignore encore, mais elle vient de recevoir la réponse quant à sa possible admission dans la promotion 2023 de La Chance. Elle est en train de donner un cours d’histoire à un étudiant en soutien et s’efforce de rester concentrée malgré l’impatience.

Une demi-heure plus tard, le cours se termine. Elle remarque le mail reçu, et son coeur s'emballe. Inscrite blanc sur noir, cette phrase résonne dans sa tête :  “Suite à votre entretien oral, nous sommes heureux de vous proposer d’intégrer la promo 2022/2023 de La Chance !”. L’euphorie s’empare d’elle. “J’étais tellement contente et rassurée, j’ai relu le mail dix fois pour être sûre”. Les points négatifs ressassés depuis l’oral se dissipent.

Elle est désormais membre de la nouvelle promotion 2023 de La Chance. “C’est incroyable, il y a encore un mois et demi je ne connaissais pas La Chance et me voilà. Je suis tellement reconnaissante”, confie-t-elle d’une voix enjouée au téléphone quelques heures plus tard. Reconnaissante avant tout envers Garance, la première personne qu’elle a appelée pour annoncer la bonne nouvelle. Elle compte profiter le plus possible de cette année : “J’ai envie de découvrir, d’affiner mon style et mon projet professionnel, d’avoir plus d’ambitions en découvrant des choses que je ne connais pas”. Pour la jeune femme qu'elle est, issue d’une famille d’immigrés et ayant grandi dans une zone rurale reculée, le futur n’a jamais semblé aussi proche : “Je m’approche petit à petit de ce que je veux faire, je suis dedans, c’est incroyable”. En attendant, le présent consiste à aller fêter sa réussite avec son amie Garance autour d’un verre, en toute simplicité.

Comme Laurie, ils sont huit à avoir été sélectionnés pour bénéficier de l’encadrement de La Chance à Bordeaux. Huit jeunes provenant tous d’un milieu différent mais avec un objectif commun : décrocher une place dans une école de journalisme reconnue. Pour chacun d’entre eux, un nouveau chapitre débute. Il doit leur permettre d’arriver avec les mêmes armes que les autres candidats aux concours, tout en les rendant fier de porter leur différence et de la cultiver. Pari que Jean Berthelot et son équipe comptent réussir. L'aventure commence le samedi 5 novembre au club de la presse de Bordeaux.