"L 'Aliénor", célébrité oubliée

"L'Aliénor", le premier bateau-restaurant de Bordeaux, attend son heure. Après avoir connu des jours fastes, l'embarcation historique de la Garonne est en dépression. Vendu, abandonné, puis racheté pour un projet ambitieux, il attend maintenant un nouveau défi pour raviver sa flamme.
Il existe une vie qu'on ne soupçonnerait pas, un passé de fêtes et de paillettes qu'on ne peut plus deviner. Amarré depuis 2013 au ponton Montesquieu, quai de Queyries, sur la rive droite, "L'Aliénor" semble à l'abandon, reposant parfois sur la vase quand la Garonne se retire. Heureusement, des hommes parlent pour lui, pour sa coque fanée, son blanc défraîchi et son intérieur vide.
Ce passé joyeux, Jean-Michel Casimir l'a bien connu. « J'y ai travaillé pendant 15 ans, jusqu'en 2011 à peu près. J'étais capitaine et responsable du bateau ». À la barre, il a vécu les heures les plus heureuses de l'embarcation. «"L’Aliénor" était bien connu à Bordeaux. Dans le temps, on faisait beaucoup d’animations, de fêtes, de grands repas ! Il y a beaucoup d’inaugurations qui ont été célébrées sur notre bateau».
"On faisait beaucoup d’animations, de fêtes, de grands repas !"
Jean-Michel Casimir

Un projet précurseur
Construit en 1983 sur le modèle des bateaux-mouches de Paris dans les ateliers Hurmic à Langoiran, gracieux et raffiné, "L'Aliénor" s'est imposé comme le premier bateau de tourisme fluvial à Bordeaux. «Dans les années 80, le port était surtout un port de commerce. Il n'y avait pas encore de tourisme sur la Garonne. Dans les tout premiers bateaux, il y avait aussi le "Ville de Bordeaux"», précise Franck Jouanny, chargé du développement du tourisme fluvial, de l'aménagement du fleuve et des activités nautiques de 1999 à 2003 à la mairie de Bordeaux.
"L'Aliénor", baptisé ainsi en référence à Aliénor d'Aquitaine, avait d’abord travaillé pour les "Les Bateaux d'Aquitaine". «Quand ils ont tout arrêté, vers 1996, le bateau a été vendu aux enchères. Et c'est là que monsieur Philippe Barthalot l'a racheté pour y faire ce fameux bateau-restaurant. Le premier de Bordeaux », rapporte monsieur Casimir.
Bateau moteur du tourisme fluvial
Vitré, l'établissement de 43 mètres laisse transparaitre son coeur : une immense salle pouvant accueillir jusqu'à 250 personnes, en plus de l'équipage composé d'un capitaine, d'un second, du personnel de salle et de son responsable. «On prenait plaisir à travailler sur "L'Aliénor". On sortait deux, parfois trois fois par jour. En journée, on allait jusqu'à Blaye, Cadillac, même Libourne».

L'Aliénor accueille une fête privée en 2010. Ⓒ Michel Le Collen
L'Aliénor accueille une fête privée en 2010. Ⓒ Michel Le Collen
«Le soir, on partait vers le port de Bassens, puis on revenait dans Bordeaux. On jetait l'ancre de L'Aliénor en face de la place de la Bourse », se souvient le capitaine. Au moment où le bateau lance ses croisières, les municipalités ne misent pas encore sur le tourisme fluvial pour attirer. «Quand on demandait à avoir des pontons bien appropriés pour nous accueillir sur Cadillac, on n'avait qu'un petit ponton pas très solide, pas bien sécurisé, donc pas formidable», se rappelle Jean-Michel Casimir.
Une reconversion peu naturelle
Par son activité et ses requêtes auprès des mairies, "L'Aliénor" contribue à faire de la Garonne le lieu de vie que l'on connaît. Mais en 2011, le remuant propriétaire décide de passer à autre chose, de cesser l'activité. Le capitaine Casimir lâche aussi la barre du bateau : «Je suis parti à la retraite à ce moment-là. Finalement, on a été le dernier équipage de ''L'Aliénor''.»
Aujourd'hui, il garde un très bon souvenir du bateau, «J'ai aimé cette période. Il y avait toujours du monde, des soirées… c'était festif». Depuis, l'homme a suivi la reconversion de "L'Aliénor" : «le bateau est resté plus de deux ans dans les bassins à flot. Et puis, c'est un couple qui l'a racheté.»
Premier bateau-librairie de France
Ce couple, c'est Richard et Brigitte Muairon. Leur projet : faire de "L'Aliénor" le premier bateau-librairie de France. Ancien propriétaire d'une scierie, et ancienne employée de Galimard, le couple est piqué de littérature. À tel point qu'il souhaite renommer le bateau "Cripure", un héros du Sang noir, un roman de Louis Guilloux. Les époux estiment posséder entre 7 000 et 8 000 livres.
«Je me suis jurée que si j'ouvrais un jour une librairie, je l'appellerais "Cripure"» confiait Brigitte Muairon.
Bien amoché et raffermi, le bateau devait être confié aux chantiers Nicolas. Son antre devait se métamorphoser en salon bibliothèque à l'avant et en bibliothèque moderne à l'arrière. Cependant, le projet n'a pas vu le jour. «Le temps est passé, monsieur Muairon a repoussé le projet plusieurs fois puis il a estimé qu'il était trop âgé pour se lancer dans cette affaire-là» confie Franck Jouanny.
"Il a repoussé jusqu'au jour où il a fini par abandonner"
Franck Jouanny

L'abandon d'un projet original
Bien que la nouvelle vie de L’Aliénor ait été assez médiatisée, le projet n'était qu'un feu de paille. Le budget était conséquent pour en faire un havre de paix recevant du public. Franck Jouanny explique que «le bateau n'était plus aux normes et qu'il nécessitait des travaux importants». En ce qui concerne les autorisations, «c'est très compliqué de recevoir du monde sur un bateau, notamment à Bordeaux» poursuit-il. Si quelques idées ont été lancées, le propriétaire s'est finalement rendu compte de ces difficultés. «Il a repoussé jusqu'au jour où il a fini par abandonner.»
Aujourd'hui amarrée aux côtés du "Marco Polo" et du "Royal", l'embarcation fait grise mine et ne joue pas des coudes avec ses concurrents. Voir ce bateau chagrine Jean-Michel Casimir : «ça me fait un petit pincement au cœur quand on voit qu'il n'est plus entretenu, qu'il tombe à l'abandon. Nous, on y faisait toujours attention. On y faisait tout l'entretien, la peinture, le lavage. On gardait le bateau propre comme tout. Quand on le voit maintenant, ça fait un peu mal.»
Un rachat ?
Malgré son corps épuisé et sa proue dégarnie, « intérieurement, la salle des machines et la motorisation sont impeccables » ajoute Franck Jouanny. Le problème reste l'obtention d'un permis de navigation. Aujourd'hui, les normes ont évolué depuis la construction de ce bateau. «Les modifications structurelles coûteraient très chères. Tous les bateaux anciens ont été mis à la casse» conclue-t-il.
Selon lui, plusieurs propositions de rachat auraient été faites récemment. Cependant, avec la pandémie de covid-19, les intéressés hésiteraient à investir plusieurs centaines de milliers d'euros de travaux. Aujourd'hui, "L'Aliénor" patiente en coulisse. Qui saura lui redonner vie ?

Amarré au ponton Montesquieu, L'Aliénor fait grise mine. Ⓒ Hugo Bouqueau
Amarré au ponton Montesquieu, L'Aliénor fait grise mine. Ⓒ Hugo Bouqueau