José Padilla, le prince du soleil

Le soleil se couche sur Sant Antoni. Une dernière note de baléarique résonne à cet instant. Les applaudissements s’envolent vers le ciel étoilé. Celui de José Padilla. Encore un crépuscule sans le créateur du son d’Ibiza. Disparu il y a deux ans, le prodige de l’électro continue de vivre dans les enceintes du mythique Café del Mar. Chaque jour, ses titres y sont joués et renforcent la tonalité d’un lieu rempli d’histoires et de mélodies. Un son unique : bossa nova, house, funk, reggae… Un cocktail d’exotisme venu des quatre coins du globe, concocté au fil des voyages, des expériences et des rencontres. Chez chacun et chacune, il a laissé un souvenir, une anecdote, faisant sourire ou briller les yeux de celles et ceux qui témoignent. Padilla : un frère pour les siens, un ami pour les uns, un rival pour certains.
Sinueux comme les hauteurs de son île, le parcours de Padilla jusqu’au grand Café del Mar ne s’est pas fait sans sacrifices ni labeur. L’Espagnol pose ses valises en 1975, rêvant de vivre de sa musique. “Avant de jouer au Café, José a mixé pendant 20 ans dans les clubs”, raconte Andy Wilson, producteur britannique admirateur du “magicien” et animateur radio chez Ibiza Sonica, bien ancré dans son canapé au milieu de ses 7 000 vinyles. “On le forçait à passer des musiques commerciales : il détestait ça, c’était un rebelle. Il n’était pas un DJ de club de vacances.” Un caractère bien trempé et un amour de sa musique qui l’a plusieurs fois mis à la porte de clubs, expliquant son itinérance des premières années.
Natif de Gerone et victime de relations familiales tumultueuses, il a dans son sang la passion catalane. Dans ses influences, il casse les codes selon Clara Da Costa, amie proche venue tenter l’aventure ibicenca à 17 ans en quittant son Brighton natal. Elle raconte, les yeux embués, les racines musicales de son mentor et ami : “Dès le début de sa vie, il a beaucoup voyagé dans le monde entier pour trouver des vinyles. (...) Sa collection est née de ses voyages.” Entre deux gorgées de cappuccino, Andy Wilson égrène les influences : “Il jouait autant de musique africaine, qu’asiatique, mais aussi de la musique brésilienne. Il comprenait chacun de ces mouvements.”






Sa légende se forge aussi à travers les rencontres. Il fait la connaissance d’Alfredo Fiorito à cette époque, DJ argentin lui aussi venu se faire un nom. Ensemble, ils s’échangent des cassettes de morceaux et les revendent : un business qui ne se fait pas sans certaines tensions. Elles animent la flamme d’une rivalité entre les deux hommes.
Andy Wilson raconte : “Ils n’étaient pas amis. José, lui, savait se rendre accessible dans sa musique. Pour comprendre Alfredo, il fallait le voir mixer.” Frappé par le temps et les aléas de la vie, Alfredo Fiorito est aujourd’hui un vieil homme à la parole rare et précieuse. Il se souvient de sa relation avec Padilla, avec une certaine distance et d’une voix faible : “C’était un compagnon de travail. On s’est rencontré grâce aux cassettes. Pour moi, ce n’est pas le père de la baléarique, ce n’est pas le meilleur.”
Amitié ou rivalité : personne ne sait vraiment qualifier le lien qui les unissait. Malgré tout, Clara Da Costa ne doute pas de la sociabilité de Padilla : “On s’asseyait entre amis pour écouter sa musique, dans les montagnes. Il adorait ces moments. Les grandes foules, ce n’était pas son truc.” Mais elles le lui rendent pourtant bien, surtout celles du Café del Mar, qu’il intègre enfin en 1991.
Les premiers rayons

Avec ce bar, José Padilla a entretenu une vie d’amour et de rancœur. Là bas, il a créé un moment unique dont tous les DJs rêvent : chaque soir, il envoyait la dernière note de son mix à l'instant où le soleil quitte l'horizon. Cette idylle avec le Café a longtemps été convoitée. Là-bas, il y passait des disques avant de pouvoir vendre ses cassettes. “C'était une sorte d'arrangement d’un autre temps, rappelle Clara Da Costa. Il a grandi avec eux. Et ils ont grandi avec lui. Que serait devenu le Café sans cet homme ?” La Britannique frissonne en se remémorant les couchers de soleil passés à ses côtés, la dernière note du disque, l’émotion, les sanglots et les applaudissements des fêtards déjà éméchés. "Aujourd'hui, les DJs essaient d’imiter ce moment unique. C’est son héritage”, soutient-elle, tourmentée par les réminiscences du passé.
Elle soupire, puis se remémore sa rencontre avec José Padilla. Venue à Ibiza en 1992 pour travailler, ils échangent leurs premiers mots. “C’était au Café, avant le début de la saison. Aucun autre établissement n’était installé sur la côte. Nous jouions au backgammon en buvant un lait chocolaté au brandy, une boisson typique de l’époque”, sourit-elle. Puis de conclure : “les DJs ne pouvaient pas avoir un meilleur professeur que José pour jouer un set éclectique". Cet avis, Ken Fan le partage. Résident au Café depuis quelques années, il s’est laissé bercer par la baléarique de Padilla. “En 1998, la première fois que je suis venu ici, José mixait. C'est un moment suspendu dans ma mémoire. Et me voilà aujourd’hui à travailler dans son antre. C’est énorme !”
Formule magique
Padilla, par sa musique, savait donner une texture à l’espace. Et quand il s’agit de définir son style, chacun a sa propre définition. À commencer par Andy Wilson : “Cette musique capture l’émotion. Elle sonne particulièrement bien en extérieur. C’est hors du temps et des genres. Elle est plus une sensation, un mode de vie, qu’un genre.” Lui aussi se souvient d’une première rencontre marquante au cours d’un après-midi d’été 92. “C’était aussi au Café. Nous avions des amis en commun. Sa manière de mélanger les genres était unique. Pour l’époque, c’est du jamais-vu. C’est un vrai magicien !” Et lorsque l’usage de la drogue est évoqué autour d’un café, il reconnaît : “Même si la drogue n’est pas nécessaire, les sons de José s'écoutent bien en étant stone, sourit-il. À l’époque, les gens avaient l’habitude de fumer un joint, rien de plus.”
C'est au Café del Mar que Padilla a popularisé sa musique baléarique. Un genre qui garnit la grande collection de vinyles d'Andy Wilson, avec certains coups de coeur.
Ce “magicien”, Paco Fernandez ne l’a pas reconnu au premier regard. “C’était en 1997, je sortais mes poubelles. Il m’a demandé de prendre une musique de mon album pour l'inclure dans sa compilation. J'ai refusé, se souvient le guitariste. Au lieu de ça, il m'a alors proposé de collaborer directement avec lui, ce que j'ai accepté."Avant de rejoindre la “famille” de Paco, Padilla a coupé les ponts avec le Café. “Il s’est opposé aux propriétaires. Le Café del Mar a voulu s’approprier sa marque de fabrique. José est devenu plus grand que le bar.” Pourtant, c’est là-bas, après trois volumes de compilation, qu’il a compris quelle direction il donnerait à sa musique : celle du chill-out.
Du zénith au crépuscule

En 1999, après sa sixième et dernière compilation, il plie bagage. “Après ça, il a continué à faire d’autres choses, rappelle Clara Da Costa. Il a recommencé à voyager dans le monde entier pour répandre sa musique très éclectique". À son retour. Il rejoint Paco Fernandez et consorts dans leur studio à Sant Antoni.
Là-bas, ils s’enferment nuit et jour, ils composent. “Toute la grosse équipe était réunie: Stevie, un ingénieur du son londonien, Steve, mon fils, José et moi, le compositeur. Avoir les meilleurs ne suffit pas, il faut une équipe qui a du cœur”, raconte Paco, le regard perdu dans le passé. Le plus jeune, Steve Fernandez, mesure sa chance : “Je venais de sortir de l’école à Barcelone. Il m’a énormément appris, c’était passionnant. Il pensait la musique plus qu’il la jouait. José, c’était l’âme.” En composant avec eux l’album “Navigator”, Padilla a donné naissance à son plus grand tube, “Adios Ayer”.
Chef d'orchestre
“L’origine de ce morceau, c’est la rupture avec sa petite amie de l’époque et avec le Café, son autre amour. Dans ses relations, il était aussi amoureux qu’instable", narre Paco Fernandez en se servant un verre d’eau gazeuse. Pour le père et son fils, c’est la magie du studio qui a transcendé la composition de ce titre : “Comme disait Picasso, « Il faut être en train de travailler pour pouvoir être inspiré. » On a eu cette chance”, savoure le fils avant que le père n’abonde, “On ne gardait rien pour nous. L’album était au-dessus de tout.”
Pour définir la magie Padilla qui réside dans ses plus grands tubes, Clara Da Costa a une métaphore culinaire bien à elle : “C’est comme si deux chefs essayaient de faire le même plat. L’un cultive lui-même ses propres légumes, arrosant chaque matin son potager. L’autre va au marché pour recueillir ses ingrédients. Tous les deux se mettent aux fourneaux avec tout leur savoir-faire. Pourtant, c’est le premier chef qui aura le meilleur plat. Pourquoi ? Parce qu’il y a mis de l’amour. José, c’était ce chef.” José, c’était l’amour en musique et en excès.





Clara Da Costa et José Padilla : amis, mentor et élève.
Clara Da Costa et José Padilla : amis, mentor et élève.

Andy Wilson, témoin privilégié de la carrière de Padilla.
Andy Wilson, témoin privilégié de la carrière de Padilla.

Steve et Paco Fernandez, les derniers compagnons de route.
Steve et Paco Fernandez, les derniers compagnons de route.

Alfredo Fiorito, l'autre parrain de la baléarique.
Alfredo Fiorito, l'autre parrain de la baléarique.
Concernant sa consommation de drogues : “Elle était récréative. Elle se limitait à un joint, parfois une ligne, précise Andy Wilson. Il a toujours lutté contre une addiction : l’alcoolisme. Ses problèmes avec le Café rendaient le climat anxiogène.” Suite à la nomination aux Grammys de “Navigator”, des agents ont cherché à l'escroquer. Puis, l’hédonisme lui a brûlé les ailes. Vieillir dans l’industrie de la musique, notamment pour les DJs, est une épreuve parfois douloureuse.
“Une fois que l’apogée est passé, la chute est difficile. À son époque, José n’avait pas d’agent. Il dépensait à outrance, dans les voitures, la drogue, les vêtements…” Mais il se souviendra toujours d’un homme “particulièrement drôle”, un fan de Will Ferrel : “Il connaissait par cœur Ron Burgundy. Il se marrait à réciter les répliques avec ses meilleurs potes. Il était hilarant.”
Mythique baléarique
En dépit des excès, Padilla a su inspirer la nouvelle génération. ”Beaucoup essaient de reproduire la musique d’Ibiza dans leur sous-sol, mais aucun n’est parvenu à la faire vivre en dehors de l’île”, précise Andy Wilson. La relation avec le public, celle avec l'environnement et les drogues : tout a changé.
Pour Alfredo Fiorito, les discothèques à ciel ouvert permettaient d’être en harmonie avec la nature, les étoiles… Andy Wilson, lui, ne s’y retrouve plus : “Pourquoi les gens suivent les shows à travers leur putain de téléphone au lieu de danser ? Les gens à l’Ushuaïa ou ailleurs ne dansent plus. Ils veulent montrer où ils sont. Le DJ ne doit pas être plus important que ce qu’il joue.”
Cette conviction en rappelle d'autres. Autour de la notion de baléarique, tous ne s'accordent pas sur la même définition. Pour Steve Fernandez, c'est une toute nouvelle conception de la musique : “José a créé une nouvelle compréhension de la musique, sans être musicien paradoxalement. L’harmonie avec le coucher du soleil a rendu la musique physique.”
D'autres sont plus réservés et tempèrent les ardeurs, comme Andy Wilson : “On en fait trop. Mais il est indéniable que certains disques sonnent plus ibicencos avec ce tempo très lent qu’on peine à imaginer dans les discothèques.”
Paco Fernandez a, quant à lui, un avis bien tranché et dénonce : “Elle n’existe pas. C’est un concept, rien de plus. Il faut parler du son d’Ibiza. La baléarique est trop éclectique pour avoir une formule. Vouloir y coller une étiquette, c’est être commercial.”
Éternel soleil
Au grand dam de Paco Fernandez et de ses amis, la figure de Padilla perd contre le temps, à l’inverse de sa musique. En octobre 2020, il succombe d'un cancer qu'il n'a pas pu soigner à cause de ses soucis d'argent. “José n’a jamais eu en Espagne la reconnaissance qu’il mérite. Ici, on ne pousse pas les artistes”, regrette Steve Fernandez. Pour continuer de se souvenir, Andy Wilson a réuni, un an après son décès, Paco Fernandez, Alfredo Fiorito et les autres dans un studio d’Ibiza Sonica pour une soirée spéciale Padilla.
Le passé n’avait pas totalement disparu ce soir-là. Le mutisme d’Alfredo Fiorito a marqué Andy Wilson. D’après Paco Fernandez : “C’était très émouvant. Tout le monde pleurait.” En se souvenant de ces instants, il frappe sa poitrine de son poing, régulièrement, comme pour ranimer les braises de son affection pour le soleil couché.
Depuis le départ de José Padilla, la musique baléarique a perdu un père mais a gardé une famille. Au gré des évolutions elle a continué à s'appuyer sur l'oeuvre de son créateur. Plongez dans sa discographie.
Café del Mar - Volume 1 (1994)
Café del Mar - Volume 2 (1995)
Café del Mar - Volume 3 (1996)
So many colors (2015)
Café del Mar - Volume 4 (1997)
Café del Mar - Volume 5 (1998)
Café del Mar - Volume 6 (1999)
Café Mambo Ibiza 09 - Celebrating 15 Years (2009)
Café solo - José Padilla (2006)
Café solo - José Padilla (2007)
Bella Musica 4 (2009) - José Padilla
Navigator Edition Special - José Padilla (2002)
Singita Miracle Beach 10th Anniversary - José Padilla & Glass Coffee (2012)
Binary Sun - José Padilla & Kirsty Keatch