Pas d'Internet en prison : derrière les murs de Gradignan
A l'heure où Internet fait partie intégrante de nos sociétés, le monde carcéral fait les frais en silence de la fracture numérique. Le 30 septembre 2022, avocats et défenseurs des droits des prisonnières et des prisonniers ont saisi le tribunal administratif suite au constat alarmant de conditions de vie dégradantes entre les murs de la prison de Gradignan. L'enjeu de l'accès à internet en prison, devenu central dans ce contexte, est défendu dans une lettre ouverte transmise à Elisabeth Borne deux jours plus tôt.
Fermé. Tout est fermé. Le Centre Pénitentiaire de Gradignan, tout comme n'importe quel établissement pénitentiaire, n'ouvrira pas ses portes pour dévoiler ses réalités. En se rapprochant de l'accueil, une porte bleue électrique détonne au milieu de tout ce gris. Deux arbres apportent un peu de vie à ce lieu. Le haut grillage surmonté de barbelés en spirales encercle les différents quartiers des détenues et détenus. Des cris et bruits de frappe de balles résonnent sur les parois de la prison : il semblerait que ce soit l'heure de la sortie dans la cour. On devine les trois derniers étages de l'édifice, aux fenêtres étroites et au crépis craquelé.
La porte métallique s'ouvre lentement et laisse sortir les bénévoles du Club Informatique Pénitentiaire (CLIP) qui quittent ce bâtiment froid pour regagner leur voiture sur le parking à proximité. La tête baissée, sans un mot, ils tracent leur chemin machinalement. Ces retraités, sensibles aux enjeux carcéraux, donnent depuis de nombreuses années des cours d’informatique à un petit groupe de détenus dans le quartier des hommes. Le CLIP a une autorisation de l'administration pour intervenir chaque mercredi après-midi pendant deux heures. S'il y a bien des postes informatiques dans une petite salle, ils ne permettent pas l'accès à Internet. Ce sont seulement des postes équipés avec des logiciels intranet, c’est-à-dire un réseau informatique privé qui utilise les mêmes protocoles qu’Internet. Interrogés, ces bénévoles insistent sur la nécessité de penser à ce qui les attend à leur sortie, à leur réinsertion qui n’est pas un processus simple. C'est donc tout naturellement qu'ils ont accepté d'être signataires de cette lettre, dont ils voient les enjeux pour l'introduction d'Internet dans les prisons et soutiennent son objectif : améliorer les conditions carcérales par le numérique et, en cela, réduire la fracture numérique des détenus une fois sortis de prison.
La lettre ouverte à la Première ministre Elisabeth Borne demandant l'accès à internet en prison, publiée le 28 septembre et signée par 643 actrices et acteurs du milieu pénitentiaire.
Le lettre insiste sur le fait qu'autoriser les détenues et détenus à se connecter au web permettrait de réduire la "fracture numérique", c'est-à-dire une inégalité d'accès aux technologies de l'information et de la communication pour le ou la détenue qui va se ressentir à sa sortie d'incarcération en créant un décalage important avec le reste de la société connectée.
La lettre insiste sur le fait que l' "interdiction" d'Internet dans les milieux carcéraux n'est pas juridique mais administrative. Aucune loi interdit à ce jour l'usage d'Internet dans les prisons. Seules deux notes, en 2004 puis renouvelée en 2009, abordent la question. Cela est plutôt dû à la nature même de notre édifice juridique plutôt qu'à une absence de volonté de légiférer; même si on peut supposer aussi que le gouvernement évite d'en faire une loi car cela en ferait un sujet de société plus exposé.
Le projet "numérique en détention" n'est, du point de vue des signataires de la lettre, pas suffisant : il n'est qu'une simulation du vrai Internet (notamment des sites de la CAF, Pôle Emploi) là où les détenues et détenus pourraient effectuer de véritables démarches.
Cette lettre ouverte permettra-t-elle de réelles avancées dans l'avenir ? "La balle est dans le camp du gouvernement désormais" avance Arthur Delaporte, député socialiste du Calvados et signataire de la lettre.
Une lettre ouverte suivie d'une saisie
du tribunal administratif
Le 30 septembre dernier, le bâtonnier de Bordeaux, la section française de l’Observatoire International des Prisons et l’association A3D ont décidé de saisir le tribunal administratif en raison de conditions de détention déplorables. Infrastructure vieillissante, surpopulation record de 203% au 1er août 2022... "Nous avions hâte d'avoir un retour de la part du tribunal" confie Thierry Chantegret, photographe pour le Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté (CGLPL) ayant pris le cliché ci-contre lors de la première semaine de juin dernier.
Ce retour ne s'est pas fait attendre: dans une ordonnance du 11 octobre 2022, le juge des référés du Tribunal Administratif de Bordeaux considère que, selon le communiqué de presse du Barreau de Bordeaux, "les conditions d’incarcération au centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan portent une atteinte grave et manifestement illégale au droit de ne pas subir de traitements dégradants ainsi qu’au droit au respect de la vie privée et familiale des personnes détenues".
S’il s’estime incompétent pour ordonner des mesures structurelles telles que la fermeture de l’établissement, conformément à la jurisprudence, il a cependant prononcé plusieurs mesures urgentes pour améliorer le quotidien des personnes incarcérées.
Des attentes girondines régies
par une décision politique nationale
Pour Xavier Denecker, bénévole à l'Association Nationale des Visiteurs de Prisons (ANVP) de Bordeaux, l'une des principales raisons de l'opposition de la Maison d’arrêt de Gradignan à la mise en place d'un Internet entre les murs de la prison est le fait que les syndicats de surveillants pénitentiaires craignent les débordements que cette innovation pourrait impliquer. En effet, cet accès, aussi régulé soit-il, suppose des effectifs plus importants dans le personnel. Or, à ce jour, le renforcement des effectifs n’est pas suffisant pour assurer la surveillance et la régulation de l’usage de la connexion par les détenus et détenues. Les surveillants et surveillantes ont peur qu’un usage peu contrôlé d’Internet par les personnes incarcérées engendre des risques d'évasion qui leur seront directement reprochés, étant donnée leur place dans la chaîne du personnel.
Xavier Denecker, voix calme et visage marqué par le temps, affirme qu’actuellement, le syndicat le plus fort à la Maison d’arrêt de Gradignan est celui de Force Ouvrière, syndicat qui ne soutient pas la mise en place d'Internet sans une évolution des conditions de travail du personnel pénitentiaire.
Sur le parking de la prison, les témoignages des bénévoles du CLIP de Gradignan rejoignent ceux du député Arthur Delaporte, ayant exercé son droit de visite de la maison d'arrêt de Caen. Le constat est le même : l'Internet des prisons est une simulation. "Ce n'est pas Internet : c'est un système fermé, pour que les personnes détenues puissent s'entraîner à faire des démarches administratives de la vie réelle."
"Ces ordinateurs ont constitué une véritable avancée à un moment donné. Mais maintenant c’est très frustrant de donner des cours d’informatique à des personnes détenues sans pouvoir leur montrer ne serait-ce que la CAF ou Pôle Emploi"
La France, contrairement au reste de l’Europe, a donc visiblement fait le choix de l’interdiction. Pour le député Arthur Delaporte, le gouvernement préfère ne pas s'exposer aux critiques. Modifier la loi reviendrait à assumer un acte fort au sujet de personnes ayant commis des délits et des crimes. "Le cas de la prison, c’est vrai que c’est un cas compliqué parce qu’on défend des personnes qui sont privées d’un certain nombre de droits, mais pas de tous les droits, et qui ont en général fait des choses terribles ; on va défendre des gens qui ont tué des gens. Mais nous disons justement : on les a mis en prison car la peine c’est la privation de liberté, non pas la misère intellectuelle à vie. La privation de liberté, c’est déjà une peine très lourde en soi".
Lors d'un entretien, le député Arthur Delaporte revient sur la spécificité de la France vis-à-vis des conditions carcérales.
Une peur des abus de l'usage d'Internet... que les détenus ont déjà
L’enjeu de l’accès à la connexion dans la prison de Gradignan ne semble pas constituer une question centrale, reléguée au second plan des préoccupations de la sphère institutionnelle.
Pourtant, la plateforme TikTok donne à voir des vidéos créées par des détenus depuis leur cellule. Il y a environ un an, Jeron Combs, détenu effectuant une peine de près de 70 ans à la prison de Réau, est devenu une personnalité de TikTok depuis sa cellule. A partir de son compte aujourd'hui désactivé, il exposait ses compétences en cuisine pour finalement être suivi par plus de 300 000 personnes.
Un phénomène similaire éclate à l’échelle de la Maison d’arrêt de Gradignan avec des centaines de vidéos. Derrière les hashtags #MaisondarretGradignan et #prisontiktok, se cachent des dizaines de comptes de détenus (exclusivement masculins) qui publient du contenu presque tous les jours. Et les publications sont variées. Certains mettent en avant les plats qu’ils parviennent à se préparer avec les produits achetés à la réserve, qu’ils partagent avec leurs co-détenus; d'autres montrent leur chambre et les objets qu’ils ont pu faire entrer pour personnaliser leur espace personnel. Certains vont jusqu'à filmer la cour - espace où les détenus assurent leur temps de promenade hors-cellule - depuis leur fenêtre ou parlent de la durée de leur peine. Certains vont jusqu’à faire des déclarations à leurs proches (petites amies notamment) et trouvent par TikTok un moyen différent de l’appel téléphonique autorisé par l’administration pour communiquer avec l’extérieur. Ces publications, aussi simples soient-elles, traduisent en réalité un réel besoin de connexion avec l’extérieur et de communication par le biais du numérique.
Les prisonniers expriment sur TikTok leur besoin de communiquer avec la société.
Cuisine, chambre, cour de prison : les prisonniers montrent leur quotidien.
Les membres du CLIP témoignent en ce sens. Le groupe de six détenus qui suit régulièrement les ateliers a confié à plusieurs reprises que les équipements de la prison ne leur permettaient pas de réellement conserver un lien avec leurs proches.
"Ils réclament énormément Internet, la communication avec l’extérieur, c’est ce qui leur manque le plus"
L'accès à Internet représente aussi un véritable enjeu d'équilibre sentimental pour les détenus : celui de maintenir une relation avec un conjoint ou encore continuer de voir son enfant grandir à l'extérieur.
L'un des bénévoles du CLIP avoue discrètement, de peur d'être entendu par la surveillance caméra de la Maison d'arrêt, que nombreux sont les détenus qui utilisent des téléphones portables, entrés illégalement dans l’enceinte de la maison d’arrêt. Cette confession témoigne de l'insistance de la part du Club Informatique Pénitentiaire de donner un accès régulé à Internet dans ce type d’établissement.
Pour Xavier Denecker, qui se rend chaque samedi matin à la Maison d’arrêt de Gradignan pour échanger avec trois personnes détenues, la peine de privation de liberté est déjà extraordinairement lourde pour les personnes qui la subissent : "Est-ce qu’il faut ajouter une privation de contact ? La réponse est non : pour une question humanitaire et pour une question de cohérence avec l’un des buts de la prison, qui est celui de la réinsertion". C’est pourquoi, il insiste sur la nécessité de maintenir les activités associatives de visite de prison qui constituent aujourd’hui le seul moyen durable mis en place pour créer du lien entre détenus et société civile. Internet est devenu le moyen privilégié pour entretenir pour l’ensemble de la société, dont les personnes détenues sont privées. Par conséquent, les visiteurs et visiteuses de prison agissent en reconstructeurs de lien pour ces personnes.
Contactée, la direction interrégionale des services pénitentiaires de Bordeaux-Gradignan a refusé tout entretien.
Et maintenant ?
La question de la numérisation et de la mise en place d'Internet au sein des prisons demeure taboue en France. Par peur d’adopter une position trop clivante vis-à-vis des opinions de certaines sensibilités politiques, le gouvernement français ne prend pas de mesure marquée et directe sur l’amélioration des conditions carcérales. Côté prison, le personnel pénitentiaire survit dans la précarité et fait état d'un sous-effectif latent qui ne permettrait pas de gérer efficacement la mise en place du réseau Internet. Une situation dans l'impasse, mais que le parlementaire Arthur Delaporte semble vouloir changer : "En en parlant, je me dis peut-être que (...) j’aurais bien fait un amendement au PLF (NDLR : Projet de Loi de Finances) pour donner des crédits pour la mission informatique en prison". Cela témoigne-t-il d'un réel engagement sur le long terme ?
Quoi qu'il en soit, la section bordelaise de l’Association Nationale des Visiteurs de Prison a eu écho d'une évolution suite à l'envoi de la lettre ouverte. Elisabeth Borne aurait communiqué aux signataires qu’elle recevra prochainement une délégation de six associations impliquées dans cette démarche, sans indiquer de délai précis. Cependant, à ce jour aucun communiqué officiel n'est disponible sur les plateformes officielles en ligne à ce propos.
Crédits photos : Photo n°1 © T.Chantegret - CGLPL ; Photo n°2 © Cory Le Guen. Toutes deux prises à la maison d'arrêt de Gradignan.