Ibiza, l'insolaire

Malgré un ensoleillement record, à peine 1% de l'électricité produite sur l'île est issue du photovoltaïque. Depuis novembre 2021, l'explosion des tarifs de l'énergie a ravivé l'intérêt pour le solaire, longtemps boudé par les particuliers comme par les pouvoirs publics.
Santa Gertudis. En plein milieu de l’île, sous les parasols blancs d’Es Jardins de Fruitera, le solaire semble être une évidence. Javier Roig est l’un des premiers à avoir équipé son restaurant de panneaux photovoltaïques, lorsqu’en 2016, il a pris la succession de son père.
« On avait besoin de davantage de puissance pour le restaurant. Endesa-GESA, qui produit l’électricité thermique et la distribue sur l’île, nous demandait des montants délirants pour monter en gamme, alors on a décidé de parier sur le renouvelable. » Sur le toit du restaurant, 150 panneaux permettent de générer jusqu’à 30 kilowattheures (kWh), et ainsi d’assumer la totalité des besoins énergétiques de l’enseigne.



Pionnier de l’autosuffisance énergétique, c’est moins par engagement écologique que par pragmatisme économique que Javier a opté pour le solaire. Pour un investissement qui a coûté autour de 400 000 euros, le Consell d'Ibiza a participé à hauteur de 50%.
Une mise de départ d'autant plus conséquente que l'installation a mis du temps à atteindre sa pleine efficacité. « L’entreprise qui m’a installé tout ça travaillait dans le paysagisme. Un désastre. Pendant près de cinq ans, la production était minime, le système tombait en panne en permanence, et je dépendais de mes générateurs thermiques pour combler les insuffisances », se rappelle Javier Roig.
Aujourd'hui, le système fonctionne à plein. Les batteries en plomb ont laissé place au lithium-ion, et au gré d'aménagements successifs, le restaurant a atteint l'autonomie énergétique.
A Ibiza, rares sont ceux qui, comme Javier, ont fait le pari du solaire. En 2020, à peine 1% de la production d'énergie électrique provenait du photovoltaïque, selon le dernier rapport de l’Observatoire de la soutenabilité de la Fondation Ibiza Preservation. En 2021, la production photovoltaïque a même connu une réduction de 33 %, tandis que la demande en énergie augmentait de 14,6%.
256%
Depuis dix-huit mois, en Espagne, les prix de l’énergie ont littéralement explosé : de mai 2021 à mai 2022, le tarif moyen de l'électricité a augmenté de 256%, passant de 79 à 203 euros le MWh.
Une flambée due au mix énergétique espagnol, dépendant à 30% du gaz, fortement impacté par la guerre en Ukraine et l'arrêt des importations provenant de Russie, oblige aujourd'hui le pays à diversifier sa production énergétique.
Moins chère et plus propre, l’énergie solaire apparaît comme une alternative idéale. Avec une moyenne de 337 heures d'ensoleillement par mois, Ibiza est l’une des zones les plus propices au développement du photovoltaïque en Espagne. A titre de comparaison, Madrid dispose de 278 heures de soleil chaque mois.

2%
Pour couvrir 100 % des besoins énergétiques de l'île avec des installations photovoltaïques, il faudrait occuper moins de 2 % de sa superficie, selon la Fondation Ibiza Preservation.

Une taxe sur le soleil
Malgré des ressources naturelles optimales, le solaire est toujours resté à la marge de la production énergétique de l'île.
De fait, jusqu’en 2018, les producteurs particuliers d’énergie solaire devaient s’acquitter d’une taxe sur le raccordement au réseau, communément appelée « impôt sur le soleil ». Mise en place en 2015 sous le gouvernement de Mariano Rajoy (PP), cette taxe avait pour objectif de financer l’entretien du réseau électrique pour les utilisateurs qui génèrent leur propre électricité.
Une absurdité totale pour Pep Malagrava, directeur général de l'énergie et du changement climatique au Gouvernement des Baléares : « Les producteurs payaient deux fois : une fois en réglant leur facture, une fois en payant la taxe. Ils étaient pénalisés alors qu'ils dotaient l'île de moyens de production d'énergie propre. »
L’impôt sur le soleil a limité le passage au photovoltaïque pour de nombreux espagnols y voyant un coût supplémentaire à des installations déjà onéreuses. En parallèle, la mesure a provoqué la multiplication des installations en autogestion et favorisé le développement de communautés énergétiques, distinctes du réseau de distribution public.
Les entreprises acheteuses d'énergie imposent un plafond lorsqu'elles rachètent le surplus des particuliers. Le tarif qu'elles proposent ne peut dépasser la moitié du prix de vente de leur électricité. Couplées à la crainte d'un retour de l'impôt sur le soleil, les contraintes économiques fixées par les distributeurs ont conduit une part importante des producteurs indépendants à ne pas se raccorder au réseau.
C'est le cas de Hazel Morgan, présidente de l'association Amics de la Terra à Ibiza et productrice d'énergie solaire depuis plus de 45 ans.
Quand elle est arrivée sur l'île en provenance d'Angleterre, Hazel a décidé d'installer deux panneaux photovoltaïques, sur le toit de sa maison à Santa Eularia, dans l'Est de l'île. « C'était tellement nouveau ; il n'y avait pas encore de possibilité de raccord au réseau. »
Au fil des années et des rencontres, l'activiste a constitué le collectif Santa Eularia en transition. « Quand le réseau est arrivé à Santa Eularia, Endesa-GESA était le seul producteur privé d'énergie. Ils voulaient imposer aux propriétaires l'installation de pylônes électriques ». L'anglo-ibicenca se remémore les « pratiques mafieuses » du groupe, parlant même de menaces de mort à l'encontre de certains membres de la collectivité.
Quand elle a eu l'opportunité de se raccorder au réseau, Hazel a donc opposé un refus catégorique. À son sens, le salut énergétique et écologique passera par l'autogestion. « Pour ceux qui le peuvent. »

Car la bataille du solaire se situe aussi au niveau du portefeuille. En 2017, un panneau solaire coûtait autour de 600 euros pour une production énergétique relativement faible. Le prix du panneau est progressivement tombé, atteignant 200 euros en 2021 pour une efficacité énergétique doublée. Côté batterie, le passage du plomb au lithium-ion permet désormais de stocker des quantités bien supérieures à ce qui se pratiquait par le passé.
La pandémie de Covid, qui a durement frappé l'Espagne, a elle aussi marqué un coup d’arrêt dans le passage au photovoltaïque. Par manque de trésorerie et de visibilité économique, les ibicencos ont repoussé leur transition tandis que les usines de panneaux solaires réduisaient leur capacité.
Aujourd’hui, avec l’explosion des tarifs de l’énergie, la demande atteint des records. « En 2019, seuls 20% des devis proposés aux clients, étaient acceptés. Aujourd’hui, on est à 60% », explique Joan Tur, installateur de panneaux solaires à Ibiza. Toutefois, selon lui, la production n’est pas encore revenue à la hauteur de la demande.
« À notre niveau, nous constatons une augmentation moyenne de 35% du prix des panneaux. »

Malgré la volonté du Gouvernement des Baléares de passer à 35 % d’énergie renouvelable d’ici 2030 et à 100 % en 2050, le retard est bien là avec seulement 4 % atteints en 2022.
Selon Pep Malagrava, « Ibiza dispose d’une situation géographique et topographique particulière qui rend plus compliquée l’installation solaire contrairement à Minorque ou à Majorque. Par ailleurs, les promoteurs sont davantage intéressés par la construction de complexes hôteliers et touristiques plutôt que par des fermes
solaires. »
Pour Itziar Arratibel d’Ibiza Preservation, « l'écart entre ce qui doit être fait et ce qui est fait, continue d'être désespérément long. Au rythme actuel, il sera difficile d'atteindre les objectifs dans les délais fixés. »
Un désintérêt ressenti dans la production de l'île qui ne produit qu'1,29 MW contre 8 MW à Minorca, pour une population d'un tiers inférieure. En réaction, la mairie d'Ibiza a décidé d'octroyer un crédit d’impôt sur la taxe foncière d’une valeur de 50%, pendant 5 ans, censé favoriser l'essor du solaire chez les particuliers.
Le Gouvernement des Baléares a aussi acté que les toits de plus de 5 000 m² devront se doter de panneaux photovoltaïques d'ici 2035. Comme les parkings privés de plus de 1 500 m² et les parkings publics de plus de 1 000 m².
Des objectifs largement insuffisants pour les Amics de la Terra d'Ibiza. Pour l'association, la solution passe avant tout par le développement de communautés énergétiques. À en croire Laura San Miguel (à droite) : « La solution viendra du collectif. Sur l'île, beaucoup de communautés énergétiques sont disséminées. »
Sur l'île, le groupe Jésus en transition apparaît comme un précurseur. Juan, l'un de ses membres, explique : « On a installé des panneaux solaires pour 35 familles dans le village, ce qui permet d’assumer entre 50 et 75% de nos besoins énergétiques ».
Les Amics de la Terra y voient l’opportunité de contester l’oligopole historique des multinationales Naturgy, Endesa-GESA et Iberdrola, qui possèdent à elles seules plus de 85% du réseau national de distribution.
Jordi Salewski, ancien membre des Amics de la Terra et désormais « Monsieur environnement » de la mairie d'Ibiza explique : « l'île est un exemple de décentralisation de la production d’énergie. On ne veut pas de grandes fermes solaires. D’une part parce que ça fait peur aux gens, d’autre part pour éviter de dépendre de ces grandes entreprises. »
En 2022, face au boom des prix, l’Union européenne a limité le prix du MWh à 40 euros, pour l’Espagne et le Portugal. Il passera à 50 euros dans quelques mois. Une dérogation à titre de « régime spécial » et « temporaire », acceptée par les deux pays ce 13 mai 2022. Mais en attendant son application, le prix du MWh atteignait encore les 190 euros le 19 mai.

« Les ressources existent, les aides existent et la technologie existe ».
Hazel Morgan, présidente des Amics de Terra à Ibiza
