Green machine du luxe
Au paradis ibicenco, les riches se pavanent et les hôtels cinq étoiles s’en délectent. La nouvelle tendance est au tourisme durable et le luxueux Six Senses Hotel en profite.
"Vous faites un article critique sur le Six Senses? Cool !" Dans son pick-up blanc délavé, Naor trace sa route direction San Joan. Cheveux longs et débardeur défraichi, l’aventurier connaît l’île comme sa poche. À l’arrière de son véhicule, des palmes et outils en tout genre jonchent le sol. "J’ai travaillé là bas pendant cinq ans en tant que guide et plongeur. Ils ont endommagé une grande partie de l'espace naturel." À quelques kilomètres des lieux, Naor plante le décor.
Entre les criques idylliques de Cala Xarraca et la ville de Portinatx, un oasis. Posé sur les falaises calcaires et arides, le Six Senses Hotel tranche avec le paysage. Une fois sur les lieux, calme et volupté, cocktails et piscine à débordement, et tout un personnel aux petits soins. De Russie, d'Italie ou de France, les riches du monde entier profitent de l’endroit. À quelques mètres, la mer à perte de vue. Pourtant, vue d’en bas, la réalité se dévoile. Creusé dans la pierre naturelle, l’hôtel continue à s’étendre, irrémédiablement. Tas de sable, bétonnières, les chantiers se multiplient. "Le Six Senses était une petite structure à l’époque", indique Inés membre d'une des associations environnementales qui a bénéficié du Fonds pour le développement durable de l'hôtel. Selon elle, "ils ont fait beaucoup plus que ce qui était légal."
À l’origine, le 5 étoiles s’est implanté sur le site d’un ancien hôtel plus petit et bon marché. Joan Carlos Palerm, de l’association environnementale GEN-GOB, raconte : "L’hôtel a triché. Selon la législation en vigueur, il ne pouvait pas augmenter la surface. Ses propriétaires ont donc gagné du terrain en construisant sous le niveau du sol. L’ancien hôtel proposait 175 chambres, aujourd'hui, il en compte 280. C'est une catastrophe environnementale." Malgré les dénonciations des travaux par l’association, accompagnée par une plateforme citoyenne PROU! et le groupe Podemos, rien n’y fait, les travaux sont achevés. Selon l’écologiste, l’hôtel est pourtant au beau milieu d’une aire naturelle protégée. Sollicité, le Six Senses n'a pas répondu à nos questions.
Que dit la loi ?
La loi des Espaces Naturels, promulguée en 1992 et modifiée en 2008 ne crée pas vraiment d’espaces protégés. Elle énonce des règles d’urbanisme pour limiter l’impact des activités humaines sur la biodiversité locale. Et ça change tout.
Dans les Aires Naturelles d’Intérêt Spécifique (ANEI), il est interdit de construire de nouveaux bâtiments depuis 2008. Et dans les Aires Rurales d’Intérêt Paysager (ARIP), les constructions possibles sont très limitées : une tous les 2,5 hectares.
Ça, c’est la théorie. Mais l’île d’Ibiza connaît un problème d’indiscipline urbanistique, selon les termes du Plan territorial insulaire. "À Ibiza, les gens ne respectent pas la LEN, Loi des Espaces Naturels. Les associations écologiques comme le GEN-GOB font le travail que ne font pas la plupart des mairies. Selon Joan Carlos, elles ferment les yeux sur la construction abusive, d’hôtels ou de villas".
Marketing quand tu nous tiens
Comble de l’ironie, le luxueux Six Senses se présente en pionnier du développement durable. Le 9 mai 2022, le complexe a annoncé soutenir les projets de huit organisations avec son Six Senses Sustainability Fund. "C’est clairement une façon d’aider l’hôtel à se dédouaner", peste Inés dans un soupir. Selon elle, les collaborations sont ridicules. "Pendant un an, le Six Senses va financer des cours pour sensibiliser les enfants autour de la thématique de l’eau. Mais cela ne représente que 7 000 euros, une somme dérisoire." Sur son site, l’hôtel dit consacrer 0,5% de son profit à ce Fonds pour le développement durable. Selon Joan Carlos, "Les associations qui acceptent ne voient pas que cet argent est un moyen de les faire taire. C’est une écologie de posture, une écologie Instagrammable."
Perdu au beau milieu des montagnes de San José, l’éco-village Casita Verde a lui aussi obtenu le soutien du Fonds de l’hôtel pour un de ses projets. Chris Dews, son créateur, est engagé dans l’écologie depuis 1989. Il se veut moins critique qu’Inés. "C’est une très bonne initiative de vouloir réduire son impact environnemental. Certaines associations écologistes ont des mauvaises réactions. Mais pourquoi ne pas prendre l'argent et profiter de leur présence pour faire évoluer les choses ?" Conscient du marketing écologique de l'hôtellerie de luxe, l’homme prône l’accompagnement des responsables et pense pouvoir profiter de cette collaboration. "Ils vont nous écouter. Je me suis déjà porté volontaire pour aller à l'hôtel et présenter des projets écologiques comme Fifty Shades of Green" (une future application, un guide de toutes les initiatives durables de l'île) .
Les poches pleines, le privé a la main verte
Chris Drews souligne surtout l’absence de soutien durable du gouvernement qui le pousse à se tourner vers des financements privés : "L’un des problèmes lorsque l’on est financé par le gouvernement c’est que tout change vite. Des politiques peuvent vous donner des aides mais l’année d’après tout est stoppé. Le parrainage privé est bien plus efficace et sûr". Chris se réjouit de la liberté que lui donnent les fonds privés. Et du côté des pouvoirs publics, on croit à ce tourisme de luxe éco-responsable. Une manière, pour les politiques, de se déculpabiliser. Juan Miguel Costa, directeur du tourisme au Conseil d’Eivissa détaille : "Les hôtels cinq étoiles mènent des projets de sensibilisation au développement durable et ont des plans très spécifiques pour lier tourisme de luxe et respect de l’environnement. Ils consomment notamment des produits cultivés sur l’île pour former une économie circulaire." Un discours qu’on peut retrouver presque mot pour mot sur le site du Six Senses. Et la réalité, encore une fois, est moins verte, comme le raconte Inés : “Ils forcent les marchands de fruits et légumes à enlever les plastiques des produits pour faire croire aux clients qu’ils mangent bio”. C’est ce que lui a raconté une ancienne employée du Six Senses.
Les grands hôtels semblent mal placés pour provoquer le changement d’un secteur dont ils tirent leur profit. Pour Karen, ancienne directrice de communication dans des complexes hôteliers devenue militante Extinction Rébellion, c’est le changement de rapport des touristes à l’île qui permettra de bousculer les choses.
“Des touristes ne viennent que pour un week-end. C’est une aberration qui est apparue avec le tourisme de luxe.”
Le Six Senses a repeint ses murs en marron pour se fondre dans le paysage. Il tente aussi de repeindre son image en vert. Mais ne fait illusion dans aucun des deux cas.