Freestyle ou figure imposée :
le skate bordelais change de board

"Gucci qui fait du skate ? Sérieux ?" s’offusque Arthur entre deux bouffées de cigarette à l'entrée de Darwin. Skateur depuis l’âge de 4 ans, il ne s’y retrouve plus : l’arrivée de son sport aux Jeux Olympiques à l’été 2021, l'intérêt des marques, les projets avec la municipalité... Le skateur lambda en 2021 n’est plus ce gars habillé en Trasher, Dr Dre à fond, qui ride les rampes de l’escalier du conservatoire Malraux. Il porte aujourd'hui un bonnet Dickies, un ensemble Supreme et skate aux Chartrons à la sortie des cours. Fini le skate transgressif.

Le skateur lambda en 2021 n’est plus ce gars habillé en Trasher, Dr Dre à fond, qui ride les rampes de l’escalier du conservatoire Malraux.

Il porte aujourd'hui un bonnet Dickies et un ensemble Supreme, skate à la sortie des cours aux Chartrons.

Ce skate si cher à Arthur remonte aux années 80, les années du skate underground. Moyen d’émancipation voire de rébellion, il émerge à Bordeaux sous cette forme dans les années 2010, à coups de bras de fer et de courses poursuites avec les autorités. Arthur n’a pas oublié les nombreuses amendes reçues en pleine nuit… Le débat s’assagit en 2017 avec l’initiative Skate(z) zen, qui réconcilie skateurs, riverains et municipalité, au grand dam de l’underground. Cette collaboration aboutira en 2022 à la rénovation du skatepark des Chartrons.

Des fissures lézardent ses rampes. On les voit, mais on les entend aussi au passage des jeunes skateurs. Rapiécé par des plaques métalliques et boisées, leur terrain de jeu se fait vieux. La mairie de Bordeaux a décidé de passer à l’action en annonçant le 25 septembre 2021 la rénovation de ce skatepark pour un coût total d’un million d’euros. Cet espace de 2387 m² verra le jour au printemps 2022 avec l’installation d’un bowl, de quoi donner un air de Venice Beach aux bords de la Garonne. 

“On commençait à être un peu à l’étroit ici”

Son jean est si large qu’on distingue à peine ses Vans noires. Un polo bleu un peu déchiré sur le côté recouvre son maigre buste. A son cou et sous son haut, une chaîne argentée et un pendentif en forme de croix se balancent. Lorsqu’il s’élance dans le skatepark des Chartrons, les cheveux bouclés de Nathan se mettent à danser autour de ses yeux. Le regard pétillant, il scrute les alentours. Plan incliné, rampe, quarter, ledge et toutes sortes de modules en métal multiplient les possibilités de tricks.

D’ici 2022 cette infrastructure fera place à des installations dernier cri. En plus du nombre croissant de skateurs quotidiens, BMX, trottinettes ou rollers viennent investir les lieux. “J’adore les autres sports de glisse mais on n'a pas la même façon de pratiquer donc ça peut créer des accidents. On a besoin de place”, explique Yoann, l’ami de Nathan - au moment même où un BMX percute un skateur juste derrière lui. “C’est une super initiative de la part de la municipalité. On commençait à être un peu à l’étroit ici”. Le jeune skateur est de la nouvelle génération : celle qui accepte volontiers l’alliance avec la municipalité, l’adversaire d’hier.

Du park au street en passant par l'école

Romain, skateur de 21 ans est lui de l’ancienne école. Pour cet habitué du skatepark de Darwin, la rue reste l’endroit idéal pour pratiquer sa passion : “finalement quand on observe un skatepark, c’est la reproduction même de ce qu’on peut retrouver dans la ville”. Ce charpentier admet que ces zones sont indispensables : les plus jeunes peuvent y pratiquer en toute sécurité. “Il faudra tout de même qu'ils finissent par lâcher le casque et les genouillères pour goûter au street” plaisante t-il.

Le street, c’est cet art qui fait vibrer les skateurs, lorsque la rue s’apparente à un immense terrain de jeu, où un banc, un muret ou un trottoir peut devenir le spot parfait pour un flip. “Dans la rue, quand je vois un trottoir je trip” s'exclame Romain. Pour lui, le skate d’hier doit pouvoir cohabiter avec celui de demain : le skate à Bordeaux n’est pas en danger, il mute.

“Il faudra tout de même que les plus jeunes finissent par lâcher le casque et les genouillères”

Cet esprit libertaire, l’essence de la glisse, ne fait pourtant pas l'unanimité. La mairie, en partenariat avec des skateurs de renom comme Léo Valls, a dû imposer des restrictions de lieux et d’heures pour diminuer les nuisances pour les riverains.

Yoann trouve cette initiative nécessaire pour le bon vivre ensemble, Nathan est plus mitigé : “j’ai l’impression que les institutions ont de plus en plus tendance à restreindre les libertés du skate. C’est un peu comme aux JO finalement.” 

Cet appétit des institutions se retrouve aussi entre les murs d'une école, comme à la Shifty School, branche de Sup’ De Com. À travers une formation de trois ans à 8000 € l’année, les élèves sont formés à la création digitale autour de la culture du skateboard. Arnaud Dedieu, directeur de cette école, ajoute “le socle commun de la formation c’est la passion pour la skate”. Arthur, le fumeur de Darwin, est plus dubitatif : “ils sont sans doute là pour faire progresser le skate mais on s’éloigne totalement de l’esprit street.”

Arnaud Dedieu dispense un cours à ses élèves de la Shifty School. (©Shifty School)

Arnaud Dedieu dispense un cours à ses élèves de la Shifty School. (©Shifty School)

"On s'accapare notre loisir"

Il n'est pas le seul à douter sur l'avenir de son sport. Assis sur une rampe flambant neuve construite de ses mains à l’entrée du hangar Darwin, Romain le concède :

"En ce moment, on est dans une transition un peu bizarre". Avec l'intérêt des marques et l’arrivée du skate aux JO, "on s’accapare notre loisir" déplore Arthur. "Il ne faut pas que ce système fabrique des clones", d'après Romain le regard perdu vers les modules du hangar.

Dans son collimateur, le charpentier vise aussi la fédération française de skate : "la fédé c’est bien pour rassurer les parents, mais ça crée une nouvelle génération JO qui ne ressemble pas à l’âme du skate. Les JO, je ne vois pas ça comme un boost pour le skate : c’est du médiatique pur et dur, pour faire de l’argent. C’est comme les mecs en Supreme ou en Nike : pour moi c’est pas ça le skate".

Arnaud Dedieu résume l’inquiétude de la communauté skate à l’égard des JO : "c’est une performance et ça ne m’intéresse pas, je préfère le skate comme art contemporain. Ça ne me procure aucune émotion, ce n’est pas ce skate que je pratique", professe-t-il derrière son bureau à Sup’ de Com. 

Un fossé se creuse donc. D’un côté, les nostalgiques « puristes » attachés à leur skate d’antan, celui de la rue. De l’autre une nouvelle génération qui baigne dans les parcs, sans être véritablement attachée au skate d’hier.

"Ce sont deux mondes qui ne vont pas vraiment se mélanger, l’un sera plus visible que l’autre au final" prophétise Romain sans pour autant être pessimiste : "l’ancien skate ne disparaîtra pas mais les idoles des jeunes ne seront plus les mêmes. La rue c’est le skate. La rue, elle ne meurt pas".