Difficile cohabitation dans le quartier des Capucins
Quartier cosmopolite, populaire et historique, les Capucins vivent jour et nuit. Alors que certains se groupent en bas des rues, les riverains se plaignent d’une dépossession progressive de leur lieu de vie. Le mois dernier, face à la multiplication des nuisances, une lettre ouverte à la mairie de Bordeaux a été écrite par le collectif Elie ta rue.
Samedi matin. Guillaume sort de chez lui, poussette à la main. Il surveille son fils qui sautille en lisant un tome de Dragon Ball Z. Son quartier "a une autre allure" les jours de marché. Depuis trois ans, le quarantenaire vendeur de vins biologiques a investi la rue Elie Gintrac. La place grouille de monde. Comme deux fois par semaine. Les regards vagabondent de stand en stand. "C’est tout le paradoxe des Capucins" explique Guillaume. Festive, vivante, active le matin. Désagréable à partir des premières heures de l'après-midi.
Plaintes de nuisances
"Ça c’est aggravé cet été" soupire le père de famille. "Les jeux d’argent, les trafics de stup, les débris de bouteille, les odeurs de pisse, c’est devenu insoutenable pour les riverains". Un de leurs voisins aurait été agressé. Un commerçant aurait connu le même sort. Des actes de violences répétitifs qui feraient fuir ce quartier cosmopolite. Face à la détérioration de leur quartier, Guillaume et Alexia, sa voisine, ont décidé de fonder un collectif. Elie ta rue. "Seuls, on pouvait appeler le commissariat et rien n’était fait. Depuis qu’on s’est formé en collectif, les choses ont commencé à évoluer". Formé à la fin du premier confinement, durant l’été, le groupe veut agir sur trois domaines. L’aménagement, l’animation et la sécurité. "L’idée, c’est de recréer du lien avec les voisins et de donner à nouveau l’envie aux personnes d’investir notre quartier". Le 13 septembre 2022, ensemble, ils ont envoyé une lettre ouverte à la mairie.
"Nous demandons une présence policière plus régulière aux heures chaudes [...] afin de stopper ces usages qui empêchent le partage de l'espace public"
Se lier rue Elie
Martin quitte la périphérie. Il part faire ses courses dans le centre-ville. Dans le ventre de Bordeaux. Aux Capucins. Chips de bananes, épices, sauces. Dans les magasins alentour, il retrouve "le pays". Le Cameroun. Ce jour-là, il croise un "petit frère", Maxime. Huit mois qu’ils ne s’étaient pas vus. "On a l’esprit de retrouvailles, on discute, on se rappelle les choses du pays. On se donne des nouvelles". Ils ne sont pas seuls. Sur le trottoir en face de l’épicerie exotique, une dizaine de personnes sont réunies, canettes et bières à la main. Une petite fille slalome entre leurs jambes, devant le mur d’un immeuble délabré, tagué, à la devanture fermée. Les deux amis rejoignent le groupe camerounais sur la rue Elie Gintrac. Depuis plus de 10 ans, ils se retrouvent dans le quartier.
Martin reconnaît que les nuisances sonores peuvent exister. "Forcément, on parle, on écoute de la musique, on fait du bruit, mais on ne s’éternise pas". Il ajoute "je vais te dire, si j’étais à leur place, moi aussi je serai dérangé". S'asseoir à la terrasse d'un café, ce n'est pas possible pour tous les porte-monnaies. Ici, ces Camerounais peuvent "boire une bière pour moins de deux euros".
Pour Guillaume, si cette rue a été choisie, c'est aussi parce que les bâtiments restent délabrés et inhabités. Le quadragénaire soupire "ça fait 5 ans que le groupe Angelys Immobilier a acheté ces murs". Pourtant, en autant de temps, d'après le riverain aucun travaux n'a été entrepris. "Ils restent en aussi mauvais état qu'avant leur rachat".
Les riverains souhaiteraient les investir. Créer une bicycletterie, un petit commerce ou un café où ils pourraient se réunir. Après plusieurs relances auprès de la mairie, les élus renvoient la responsabilité auprès du groupe immobilier.
Contacté, Angélys n'a pas répondu.
"Vous imaginez vivre dans 5m2 ?"
La rue Elie Gintrac est devenue un point de rendez-vous pour les différentes communautés antillaises et africaines. "Certains des gars ici vivent dans des petits logements. Vous imaginez, vous, vivre dans 5m2 ?". Ils rient jaune. "Les marchands de sommeil, ça existe partout". Le quartier est connu pour sa multitude de logements locatifs mais aussi de petits appartements. 15 000 habitants au kilomètre carré, contre 5 000 dans le reste de la ville. La seule échappatoire pour les concernés, c’est cette rue. Une fenêtre sur l’extérieur. Un moyen de se retrouver, nostalgiques ensemble du pays. De s’échapper un peu du quotidien. Questionnés, ils connaissent généralement une situation précaire. Intérimaire, salarié pour une durée déterminée, sans emploi, certains ne touchent même pas les aides qu'ils pourraient recevoir.
Une rue d'ailleurs
Le quartier cosmopolite regorge de boutiques exotiques. Coiffeurs afro, épiceries africaines, boucheries halal, fast-food. Ce manque de mixité, Guillaume le regrette. "On aimerait vraiment diversifier le quartier". En face de ces différents magasins, des Camerounais, des Sénégalais, des Guadeloupéens s'installent. En petit groupe, ils se rappellent de leurs origines, souvent "avec nostalgie". "On se retrouve ici en famille, après nos courses" sourit Maxime. Il montre deux bières qu’il a achetées. De la Castel Beer. "La bière camerounaise par excellence". Intérimaire dans une société de désamiantage, il est souvent en déplacement. Il ne vient dans la rue Elie Gintrac que quelques fois dans l’année "ça me permet de revoir des tontons et d’anciens amis, de rencontrer d’autres personnes".
A quelques mètres d’eux, trois policiers commencent un contrôle sur deux jeunes. Dans le calme, les sacoches sont vidées. Les identités vérifiées. Aucune substance illicite n’est trouvée durant ce contrôle. Les trois policiers repartent bredouille. Interrogés sur leur présence ici et la fréquence de leurs passages, ils refusent de répondre. Léger rictus aux lèvres, l'un d’eux ajoute quand même "Si vous voulez vraiment savoir pourquoi on intervient ici, vous devriez sûrement faire un tour chez les commerçants".
Fatigue commerçante
Vallipuram Sureshkumar tranche deux kilos de mouton frais pour l’unique cliente de la boutique cet après-midi. Il écarte dans un mouvement précis les morceaux de gras de la chair rouge. Boucher originaire du Sri Lanka, il travaille dans la rue Elie Gintac depuis 2009. Lui aussi a remarqué une détérioration dans le quartier. "Les matins, il y a beaucoup de monde, mais l’après-midi personne ne vient parce que les gens ont peur". Il tend le sac à sa cliente avant de sortir du comptoir.
Il pointe le doigt vers la devanture de sa boucherie qu'il tient avec sa femme. "Ils s'assoient toute le temps là". Il leur a déjà demandé de circuler. Sans résultat. Faire appel à la police pour lui aggraverait la situation. Vallipuram Sureshkumar fait partie du collectif Elie ta rue. Il reste cependant perplexe quant à leurs actions. "Ils essayent de changer les choses, mais je ne sais pas si ça va fonctionner".
Lassé, il a décidé d’avancer de deux heures la fermeture de sa boutique, «je ne veux pas tout le temps me fâcher avec eux et à un moment moi aussi je commence à m'énerver».
A cinquante mètres de sa boucherie, la supérette KBS store est installée depuis 15 ans à l’intersection entre les Capucins et la rue Elie Gintac. Jean-Jacques Gamain, le gérant, a remarqué la détérioration de son quartier. "J’ai déjà porté plainte, je leur ai déjà expliqué qu’ils devaient libérer le passage pour laisser passer mes clients. Ils se déplacent. Et la semaine suivante, ça recommence". Son chiffre d’affaires est en baisse ces derniers temps. Mais il ne sait pas d'où cela provient. Entre "l’inflation, la hausse de la concurrence ou le sentiment d’insécurité", il est certain qu’il a "perdu des clients". Et que la présence des forces de l'ordre n'a pas eu les résultats escomptés.
Présence policière renforcée
Pourtant avec son collectif, Guillaume a demandé plusieurs fois aux services publics de renforcer les contrôles. Sans jeux d’argent, sans trafic de stupéfiants, il imagine que son quartier redeviendrait plus calme. Martin n’est pas de cet avis. "Tu veux que je te dise la vérité ? Les contrôles de police, ça excite les gars. Ils se sentent agressés, victimisés et discriminés".
Depuis quelques années, les policiers ont renforcé les contrôles dans ces rues. "On a intensifié nos rondes dans ce quartier prioritaire de Bordeaux". Le commissariat des Capucins, réhabilité, a aussi renforcé leur présence à proximité. Mais les horaires ne permettent pas de rassurer les habitants. « Ils ne sont là qu’aux heures creuses» explique le co-fondateur du collectif Elie ta rue. 9h-18h30 toute la semaine. Fermé les week-ends.
Le Groupe local de traitement de la délinquance (GLTD) mis en place en 2020 "a été efficace et a permis de démanteler des trafics importants de cocaïne" assure Olivier Cazau, maire du quartier. Le bilan de leur action à été fait en septembre. Sa réussite lui permet d'être reconduite pour 6 mois de plus.
Une réelle insécurité ?
Pour le cofondateur d’Elie ta rue "Le trafic, c’est le point de départ". D’après Guillaume, "les dealers font des journées de 10-12h, ils sont là le midi, ils partent le soir et pour les aider à tenir, quelques copains se joignent à eux". Moins de trafic de stupéfiants signifierait aussi moins de zonages et donc moins de nuisances. Le collectif a, depuis sa création, multiplié les réunions avec les habitants, les élus et les deux polices. Crédo : aménagement, animation, propreté, sécurité. "Pour nous, on a réussi à créer du lien et des espaces de rencontre dans le quartier grâce à nos jardinières", même s’il ajoute lucidement "il reste encore beaucoup à faire". Après plusieurs nouveaux appels du pied aux adjoints et forces juridiques, le collectif veut maintenant occuper l’espace médiatique local.
Les épisodes de nuisances, les habitants disent les connaître au quotidien. "De mon côté, ce n’est pas l’insécurité que je ressens, ce qui me gêne véritablement c’est les odeurs d’urine, les débris de verre" explique Guillaume. Des déchets jonchent le sol. Bouteille de bière, canettes de soda, paquets de chips et plastiques en tous genres.
Martin et ses amis ne le nient pas. "On essaye d’y faire attention. L’idée c’est de rendre le quartier comme on l’a trouvé". Près d’eux, un carton sert de poubelle. Ce n’est pas le cas dans toutes les rues des Capucins.
D'impossibles solutions
Martin lève les yeux. Des solutions, il n’en voit pas. “Il y a beaucoup de nuisances, ça c’est un fait, après sur ce qu’il faut faire…je ne sais pas”. Excentrer les boutiques ? Cela reviendrait à déplacer le problème. Guillaume s'exaspère "Si on arrive à exclure le trafic de drogue et les jeux d’argent du quartier, on ne déplace pas le problème, on l’éradique". Un constat qui n’est d'ailleurs pas partagé avec la police. "C’est du petit trafic aux Capucins. On démantèle un point de vente, il y en aura un autre le lendemain".
Un remède à base de plantes
et de policiers
Pour les riverains, la situation devient de plus en plus éreintante. Le collectif organise plusieurs réunions dans l’année avec les habitants, des élus et des policiers. "On a parfois l’impression qu’ils attendent qu'on les remotive. Et puis, les deux polices semblent se renvoyer la balle". Martin déplore de ne pas avoir pu échanger avec les habitants des Capucins. "Ils ne sont jamais venus nous voir" affirme-t-il.
Olivier Cazaux, maire écologiste du quartier de Bordeaux-Sud dit "passer tous les jours" dans le quartier des Capucins et la rue Élie Gintrac. Aujourd’hui, face aux complaintes des commerçants et du collectif, il exprime "sa solidarité avec le désespoir" de ceux qu’il considère comme ses "partenaires". Il partage le même constat que le collectif. "Les nuisances ont gagné en superficie et en nombre depuis le confinement".
Parmi les solutions proposées par la mairie, Olivier Cazaux s'étale longuement sur la végétalisation. "Les plantes apaisent les mœurs". L'élu projette d'installer des arbustes, de verdir les places de stationnement. Elle prévoit même un chantier participatif qui devrait commencer en novembre pour ne "pas laisser d’espace vide". Cette décision est approuvée par le collectif Elie ta rue qui désire y participer, bien qu'ils n'aient vu l'information que dans la presse.
Au-delà de la solution douce et verte, le maire envisage aussi un recours accru aux forces de l’ordre. Plusieurs arrêtés sont en cours de rédaction et de validation. Dont un arrêt "anti-regroupement" visant à mettre à disposition de la police un "outil pour légitimer leurs interventions". Car d'après Olivier Cazaux "le vivre ensemble ne marche plus".