Des syndicalistes sous pression

Ciblée depuis la mobilisation contre la réforme des retraites, la CGT dénonce une répression "inédite depuis l'après-guerre". En Nouvelle-Aquitaine, comme partout en France, les syndicalistes subissent sanctions disciplinaires et poursuites juridiques.
Poings levés, tous scandent en cœur les valeurs qui les rassemblent : "Unis, nous sommes invincibles !" Des pétards, de la musique, et partout des gilets aux couleurs de la CGT. Ils sont plus de 300, ce jeudi 14 novembre 2024, place de la Victoire à Bordeaux, à être venus des quatre coins de la région en train, en bus ou en voiture. "Des Parisiens et des Marseillais" seraient même présents, murmure-t-on. Il est 12h, le soleil, le café et les sandwichs réchauffent les cœurs. Tous manifestent en soutien à Alexandre Truch et Christophe Garcia, des délégués CGT poursuivis par la justice depuis plus d’un an.
Les deux hommes sont accusés de "dégradation de biens d’autrui" et "mise en danger d’autrui" après des coupures de courant volontaires lors d’une manifestation contre la réforme des retraites, en mars 2023. Après leur relaxe prononcée le 9 janvier 2024 par le tribunal correctionnel de Bordeaux, le Parquet et les parties civiles (l’hôpital Saint-André et Enedis) ont fait appel. Ce 14 novembre, ils comparaissent à nouveau, mais devant la cour d’appel de Bordeaux.
Le secrétaire de la CGT Energies 33 Christophe Garcia et Alexandre Truch, militant du syndicat, ont tenu à être présents au rassemblement. Les visages fermés, ils s’adressent à leurs camarades: "Continuez à être solidaires! Ne reniez pas tout ce qu'on a fait, cela nous donnera plus de force pour tout ce qu'on affrontera." Leur prise de parole se termine sous les vivas du public, galvanisé par une phrase prophétique : "La résistance d’aujourd’hui sera la victoire de demain !"

"Une répression antisyndicale inadmissible"
Dans la foule, Thomas Bozonnet le maintient : les coupures de courant sont "tout à fait légitimes pendant un mouvement de grève". Pour le coordinateur de la Fédération nationale des mines et de l’énergie (FNME-CGT) en Midi-Pyrénées, la responsabilité première vient du gouvernement. "S’il n’y avait pas eu la réforme des retraites, il ne se serait rien passé et on ne serait pas là aujourd’hui", défend-il. Venu à Bordeaux pour l’occasion, il dénonce une "répression antisyndicale strictement inadmissible".
Virginie Cazier ne dit pas autre chose. Le micro dans une main, son texte dans l’autre, la secrétaire générale adjointe de la CGT Energies 33 alerte : "Ils veulent nous mettre au pas, nous faire taire, nous faire peur, nous faire accepter l'inacceptable." Le ton est ferme, engageant et limpide. "La répression syndicale ne se limite pas à de la violence physique ou de l’intimidation. Elle se manifeste de multiples façons : sanctions disciplinaires injustifiées, licenciements abusifs, poursuites judiciaires, menaces sur les libertés individuelles, voire la criminalisation de l’action syndicale".
La procédure judiciaire engagée contre les deux pères de famille n’est pas sans conséquences sur leur vie personnelle et celle de leurs proches. "Quand on a une famille, ce n’est pas facile", explique Virginie Cazier, qui dénonce un acharnement. Conseils de discipline, précarité financière et pression morale s'enchaînent, accentuant la difficulté de tenir sur la durée. Alexandre a eu un bébé l’année dernière, en pleine tourmente. Dans l’adversité, le soutien des camarades reste vital. "Cela fait un an et demi qu’on les soutient parce qu’il n’est pas question de lâcher n’importe quel militant. Notre solidarité est importante pour eux, c’est ça qui permet de les faire tenir débout", a-t-elle martelé.
En Nouvelle-Aquitaine, les cas de Christophe et Alexandre ne sont pas isolés. En mai 2023 déjà, Laurent Lucas, délégué syndical CGT avait été auditionné par la police à Périgueux (Dordogne) suite à une plainte d’Enedis. Le 24 septembre 2024, trois cadres de la CGT Mines Energies 87 ont été interpellés et placés en garde à vue, à Limoges (Haute-Vienne). Le 26 novembre, un autre délégué syndical est, lui, convoqué à la gendarmerie de Mauléon-Licharre (Pyrénées-Atlantique). Toutes ces procédures concernent des actions menées contre la réforme des retraites.
Au-delà des poursuites en justice, certains syndicalistes sont également sanctionnés au sein même de leurs entreprises. Alexandre et Christophe ont écopé d’une mise à pied de huit jours avec suspension de salaire, en février. Kamala Rama est, elle aussi, visée par une procédure disciplinaire. La déléguée CGT de l’EHPAD Notre-Dame de Bonne Espérance à Bordeaux est menacée de licenciement. Une procédure justifiée par un recours au "trouble objectif" et qu’elle qualifie d’"acharnement". Déjà menacée plusieurs fois depuis ses débuts syndicaux il y a 30 ans, Kamala Rama se voit aujourd’hui reprocher les droits d’alerte qu’elle a lancé dans l’entreprise. "Une dizaine" précise-t-elle, au sujet "de mal-être au travail, des burnouts, des faits d’harcèlement sexuel, d’harcèlement moral".
A la Bourse du travail de Bordeaux, l’aide-soignante prévient, "si un employeur utilise le trouble objectif, alors c'est la mort du syndicalisme, des syndicats, de toute action que pourrait mener un syndicaliste". Cette interminable procédure de licenciement a provoqué chez elle "un trouble psychologique sévère validé par le médecin traitant". "On m'a complètement démolie", déplore-t-elle avant d’affirmer "je vais tenir le coup, parce qu'aujourd'hui je rentre dans un long combat".

Dans le reste du pays aussi, les procédures visant des délégués syndicaux se multiplient. En mars 2023, six syndicalistes du gaz et de l’énergie ont été placés en garde à vue à Marseille. Quelques mois plus tard, Sébastien Menesplier, secrétaire général de la FNME-CGT, s’est vu convoqué au commissariat. Le 10 septembre dernier, l’ex-secrétaire général de la CGT Energies 77, a été, lui aussi, auditionné par la police pour des coupures de courant contre la réforme des retraites.
Historien spécialiste du syndicalisme, Stéphane Sirot met en garde : "Quand bien même les chiffres sont difficiles à établir, on assiste à une résurgence de la répression syndicale". Une répression visant "surtout des syndicalistes de la CGT qui ont pu mener des actions dites "transgressives"", développe-t-il. Les secteurs de l’énergie sont particulièrement ciblés.
Pour autant, bien d’autres secteurs sont touchés par ces procédures coûteuses en temps et en énergie. Depuis octobre 2024, deux enseignants de Saint-Etienne sont visés par une plainte les accusant "d'outrepasser leurs prérogatives de représentants du personnel et syndicales". En avril, le secrétaire départemental de la CGT du Nord a été condamné, en première instance, à un an de sursis pour "apologie du terrorisme" en raison d’un tract en soutien à la Palestine, trois jours après l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023. Un cas à la portée nationale, comme celui de Christian Porta, délégué syndical CGT licencié par la boulangerie industrielle Neuhauser, avant d’être réintégré suite à une décision de justice et 7 mois de lutte.
Pour objectiver cette "répression antisyndicale", peu d’études existent. Dans une lettre envoyée en décembre 2023 à Elisabeth Borne, Première ministre à l’époque, la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet dénombrait plus de 1 000 militants "poursuivis devant les tribunaux" depuis les mobilisations contre la réforme des retraites. La responsable syndicale y dénonçait un "contexte de répression antisyndicale inédit depuis l’après-guerre", marqué par les poursuites visant "au moins 17 secrétaires généraux d’organisations CGT, convoqués du fait de leur qualité de secrétaire général". Un nombre aujourd’hui, très sûrement sous-estimé, au vu des dernières procédures.
Limiter et décourager
Stéphane Sirot, lui aussi, insiste sur la convocation par la police de dirigeants de la CGT. "On a déjà vu des épisodes répressifs depuis l’après-guerre, y compris récemment, mais ce n’était pas aller jusqu’à inquiéter des dirigeants nationaux ou confédéraux", s’inquiète-t-il. De quoi menacer le droit de grève? L’historien préfère dire que ce droit est "fragilisé". Et ce, depuis la loi garantissant un service minimum dans les transports publics en cas de grève. Il rappelle : "Tout l’intérêt d’une grève, c’est la création d’un rapport de force, et pour cela il faut perturber l’adversaire. Or, depuis 2007, toute une série de dispositifs a été mise en place dans les transports, l’éducation nationale et le secteur aérien pour limiter la portée des grèves".
Les procédures visant des syndicalistes peuvent, quant à elles, décourager certains. "Personne n’a envie d’aller en conseil de discipline ou en garde à vue, donc les moins motivés y réfléchissent à deux fois avant de s’engager dans des actions transgressives", résume-t-il. En 2021, les chercheurs Thomas Breda, Jérôme Bourdieu et Vladimir Pecheu ont étudié les possibles obstacles que rencontre un délégué syndical durant sa carrière. Cité par Le Monde, le premier expliquait ainsi : "20% des salariés disent ne pas se syndiquer par peur des conséquences. Or cette proportion est plus forte dans les entreprises où les syndicalistes sont pénalisés. Donc, pénaliser des délégués syndicaux pour désinciter les autres salariés à participer aux actions collectives, ça marche !"
Lors de sa première convocation, en novembre 2023, Alexandre Truch avait déclaré ne pas être prêt "à remettre les pieds en manif". Simple tentative de défense ou peur d’une nouvelle interpellation devant sa famille ? De retour devant les juges pour son engagement syndical, lui et Christophe Garcia ont été condamnés en appel à neuf mois de prison avec sursis pour "complicité de mise en danger de la vie d'autrui", après une requalification des faits par la cour. Leur avocat a annoncé un pourvoiement en cassation.
Mise à jour le 19 décembre 2024 : ajout de la condamnation de Christophe Garcia et Alexandre Truch par la cour d'appel.