Darwin, dans le système hors des clous

Darwin, tiers-lieu bordelais emblématique, s’est construit sur la friche de l’ancienne caserne Niel, avec l'objectif de réinventer la ville. Mais ce projet né en 2009, inscrit dans les logiques du système qu’il critique, peut-il vraiment en changer les règles ? Une question au cœur de l’expérience darwinienne.

Darwin. © Pierre Cazemajor

Darwin. © Pierre Cazemajor

Il s’agit peut-être de la première contradiction qui saute aux yeux, une fois franchie la grande arche métallique qui perce l’ancienne enceinte militaire : cette large avenue bordée de hangars. L’impression que tout Darwin se résume à une rue principale, et qu’il n’y a rien d’autre à découvrir. Heureusement, le foisonnement de panneaux en bois, pointant dans toutes les directions – artisans ici, cabinet médical là-bas – invite à s’égarer, pour découvrir les œuvres de street art, vestiges d’une période d’abandon, ou encore les fils barbelés qui surplombent le mur extérieur de l’ancienne caserne. Autant de preuves que ce lieu s’est construit, déconstruit et reconstruit par touches successives.

Tiers-lieu, quartier alternatif, vitrine touristique… Darwin, espace hybride situé face à la Garonne sur la rive droite de Bordeaux, est surtout une mosaïque. Héritier d’un projet d’urbanisme alternatif, il entretient une relation ambiguë avec la Métropole, la mairie et les promoteurs immobiliers qui érigent tout autour le futur quartier Bastide-Niel.

Cours de Darwin. © Pierre Cazemajor

L'entrée de Darwin. © Pierre Cazemajor

Il était une fois la friche

Darwin a vu le jour sur la friche militaire de l’ancienne caserne Niel, abandonnée en 2005. En 2009, le groupe Evolution, une holding regroupant aujourd’hui vingt-huit sociétés présidée par Philippe Barre, rachète une partie du terrain à la Métropole bordelaise pour réhabiliter les bâtiments. S’ensuivent des travaux, des projets et un bras de fer administratif avec Bordeaux Métropole Aménagement (BMA), la société mixte chargée de la réhabilitation du quartier Bastide, qui englobe Darwin.

Grues en action autour de Darwin. © Pierre Cazemajor

Grues en action autour de Darwin. © Pierre Cazemajor

Inscription sur les barrières entourant le chantier de la ZAC Bastide-Niel. © Pierre Cazemajor

Inscription sur les barrières entourant le chantier de la ZAC Bastide-Niel. © Pierre Cazemajor

Si les relations entre les institutions et Darwin se normalisent depuis quelques années, la cohabitation n’a pas toujours été de tout repos.

« La zone d'aménagement concerté (ZAC) Bastide-Niel a été créée par Bordeaux Métropole en 2009 », explique Claire Vendé, directrice de la ZAC. « Une occupation temporaire avait été concédée à Darwin, mais il y a eu un moment où il a fallu mettre un terme à certaines occupations. Cela s’est fait de manière cordiale dans certains cas, un peu moins dans d’autres. » Les tensions ne sont pas qu’un souvenir, comme en témoigne l'inscription « chantier illégal », sur la barrière qui sépare Darwin de la ZAC en constrcution.

« Ce chantier n’est pas illégal », insiste Claire Vendé. « La justice a tranché, validant le permis de construire au Conseil d’État. » Avant de nuancer : « Je suis convaincue que les deux projets [ndlr : le quartier Bastide Niel et Darwin] sont une chance l’un pour l’autre. Darwin est quelque chose d’assez unique. »

« Unique », une description qui paraît adéquate. Quinze ans après le début des travaux de réhabilitation, l’avenue principale, que la mairie dispute à Darwin, regroupe un restaurant éco-certifié, un hangar vide, des ateliers d’artisans, un skatepark couvert, des tétrodons pour des familles sans-abri ou réfugiées, des espaces de coworking, un lycée privé et un local Emmaüs. Autant de réalités qui coexistent sans forcément se rencontrer.

Chacun dans son coin...

« Ici, ce n’est pas le skatepark. » Sébastien Daurel, ancien champion de France de skate, désigne la terrasse du restaurant bio Le Magasin Général, ouvert en 2014. Désormais salarié du Hangar, l’association qui gère le skatepark couvert à l’arrière de Darwin, il constate qu’en dépit d’une entraide entre les équipes qui travaillent pour l'écosystème et celles du Hangar, les deux entités restent bien distinctes.

Tanguy Le Marec, coordinateur de la vie associative à Darwin et manager du Hangar, évoque même une « petite frontière » entre la devanture commerciale (restaurant, boulangerie, chocolaterie, boutiques) et l’arrière du lieu, où se concentrent les associations.

« Certaines personnes – c’est rare, mais ça arrive – viennent au restaurant régulièrement sans savoir qu’il y a un skatepark. »

Tanguy Le Marec, coordinateur de la vie associative à Darwin et manager du Hangar, devant le skatepark. © Pierre Cazemajor

Tanguy Le Marec, coordinateur de la vie associative à Darwin et manager du Hangar, devant le skatepark. © Pierre Cazemajor

À l’idée de frontière, Florence Elizalde, tapissière locataire d’un atelier dans les Forges, l’un des espaces de coworking de Darwin, préfère celle de pôle géographique. Elle explique ainsi qu’elle échange davantage avec les commerçants et artisans qui louent les Forges qu’avec les associations, regroupées un peu plus loin. Ce cloisonnement ne l’empêche toutefois pas d’employer le pluriel, lorsqu’elle salue l’engagement de Philippe Barre, membre fondateur de Darwin, face à la mairie de Bordeaux et aux promoteurs immobiliers. « C’est grâce à lui qu’on peut exister. »

Florence Elizalde, tapissière, en plein travail. © Pierre Cazemajor

Florence Elizalde, tapissière, en plein travail. © Pierre Cazemajor

...mais le sentiment d'une identité partagée

Ce « on », commun à plusieurs membres de la communauté étendue de Darwin – ateliers d’artisan, entreprises en coworking, sociétés locataires –, traduit un sentiment d’appartenance que Nathalie Bois-Huyghe, vice-présidente de Darwin Climax Coalitions et présidente de l'association des Darwiniens, nuance. « Certains des coworkers s’engagent à 300 %, et d’autres non. Mais il y a une capillarité entre les usagers. »

Capillarité facilitée par les équipes salariées de l’espace. En tant que coordinateur des activités associatives, Tanguy Le Marec tente par exemple de faire dialoguer le monde des entreprises locataires avec celui des associations. « On fait un flyer qui recense toutes les associations en manque de bénévoles, et on le distribue aux gens qui travaillent dans l’écoworking. »

Flan de la caserne. © Pierre Cazemajor

Flan de la caserne. © Pierre Cazemajor

Si de telles initiatives ne permettent qu’un échange à la marge entre les différents milieux, il n’est pas rare de croiser des gens qui, venus pour une activité précise, restent pour une autre. Ainsi, Galy Mathilde, habituée du skatepark qui s’occupe désormais de la signalétique à Darwin. Ou Joolz, membre depuis dix ans de l’équipe de roller derby, qui a installé en septembre 2023 sa boutique de matériel de roller derby et quad entre le skatepark et le hangar où s'entraînent ses coéquipières.

La boutique de Joolz, Burdy's quad shop, devant le skatepark. © Pierre Cazemajor

La boutique de Joolz, Burdy's quad shop, devant le skatepark. © Pierre Cazemajor

"Le fait que les gens se croisent désamorce les a priori."

Nathalie Bois-Huyghe
Présidente des Darwiniens et vice-présidente de Darwin Climax Coalitions

Nathalie Bois-Huyghe. © Pierre Cazemajor

Nathalie Bois-Huyghe. © Pierre Cazemajor

Convaincre sans braquer

« On n’est pas dans un entre-soi de convaincus », se félicite Philippe Barre, président du groupe Evolution et membre fondateur de Darwin. Le lieu accueille de tout. Extinction Rebellion et Bloom y ont organisé leurs contre-assises de la mer, en réponse aux acteurs de l'économie maritime qui se retrouvaient à Bordeaux du 19 au 20 novembre.

De son côté, le Bordeaux Classic Days, un rassemblement de vieilles voitures, s’y retrouve un dimanche par mois. « De cette manière, explique Philippe Barre, on attire des gens qui ne viendraient pas ici par eux-mêmes, sans les stigmatiser. On fait dans la nuance. » Au risque de rater la marche de la sensibilisation ?

Pancartes à l'entrée de Darwin pour les contre-assises de la mer. © Pierre Cazemajor

Pancartes à l'entrée de Darwin pour les contre-assises de la mer. © Pierre Cazemajor

Pas de méprise : Darwin a fait des choix, parfois courageux, au nom de l’écologie. « Pendant plusieurs années, on faisait du poisson, du boeuf, du porc… raconte Olivier Valleau, chef du Magasin Général depuis sept ans. Philippe Barre a décidé d’arrêter de se fournir dans l’élevage intensif, maintenant on ne propose plus que du poulet fermier en viande. »

Autre mot d’ordre : réemploi. Le skatepark construit lui-même ses rampes, à partir de chutes de bois, ou récupère des structures d’autres lieux, comme ce bowl venu des Chartrons.

Bowl du skatepark de Darwin. © Pierre Cazemajor

Bowl du skatepark de Darwin. © Pierre Cazemajor

« Des installations éphémères nous contactent pour qu’on récupère leurs rampes ensuite », explique Tanguy Le Marec.

Les bâtiments de l’ancienne caserne, réhabilités, consomment quant à eux moins d’énergie que la moyenne sectorielle nationale. Une modération qui se heurte parfois aux attentes pratiques des usagers.

« Pas de climatisation en été, un chauffage faible en hiver… Ce n’est pas idéal pour travailler », observe cette salariée d'une entreprise qui loue un espace de coworking à Darwin.

Dans la toile des logiques commerciales

Ces réserves illustrent une tension entre idéaux et réalités commerciales. Certains compromis sont de fait nécessaires pour maintenir un projet comme Darwin à flot.

Le Magasin Général en est un bon exemple. Carte écoresponsable et produits locaux d’un côté, prix élevés de l’autre, à l’image des sandwiches à 6,90 euros de la boulangerie attenante. Alice Bottigliero, plasticienne exposant dans la galerie de Darwin, souligne cette dualité. « C’est un lieu qui se veut éthique et inclusif, mais qui vend des polaires Patagonia. » (La moins chère, en promo, coûte plus de quatre-vingt euros.)

Restaurant Le Magasin Général, à Darwin. © Pierre Cazemajor

Restaurant Le Magasin Général, à Darwin. © Pierre Cazemajor

"Le fonctionnement français ne permet pas de vivre que sur de l'alter et de l'associatif."

Joolz
Membre de l'équipe féminine de roller derby

Darwin, cependant, n’a jamais prétendu s’exclure des logiques commerciales. Tanguy Le Marec compare d’ailleurs le lieu à un magasin. En vitrine, les produits (chocolats, baskets, matériel de trail) susceptibles de parler à tous ceux qui en ont les moyens. En arrière-boutique les offres plus « alter », avec le skatepark, le stade de roller derby où n’iront que ceux qui savent déjà ce qu’ils cherchent.

C’est là que se trouve Joolz, dans la petite roulotte en bois qu’elle loue à Darwin. Présente depuis dix ans sur les lieux, elle en a vu l'évolution : l’épicerie qui disparaît, les friches qui s’effacent peu à peu, le restaurant qui s’installe… « Ici, c’est semi-public, semi-privé », explique-t-elle à propos de cette contradiction entre des commerces parfois hors d’atteinte et la mission d’utilité publique des associations.

D’où l’existence d’un fonds de dotation, mis à mal par le COVID, auquel les entreprises de Darwin reversaient une part de leur chiffre d'affaires au bénéfice des associations. Il faut donc que l’argent rentre d’un côté pour être réinvesti de l’autre.

Négocier le virage en douceur

Darwin n’est pas une révolution. Philippe Barre en parle comme d’une « bifurcation », d’un « modèle antinomique aux méthodes des promoteurs immobiliers qui réalisent des quartiers morts. » Et d’ajouter : « on n’est pas parfait, mais on n’est pas pire que Vinci. » Certes. Mais, au risque de sembler mesquin, on aurait envie de répondre que le contraire serait un comble. 

Darwin fait « mieux que », une étude d’impact réalisée par VertigoLab regorge de données en ce sens. 29 % de consommation d’eau en moins grâce à la récupération des eaux de pluie, trois fois moins d’énergie utilisée que la « moyenne nationale des sites urbains équivalents », 54 % d’achats réalisés sur la Métropole, contre 28 % en moyenne pour les entreprises bordelaises. Des chiffres impressionnants, même en sachant que le bureau d’étude VertigoLab fait partie des entreprises hébergées à Darwin. Mais par rapport aux enjeux dont le lieu se prétend conscient, faire mieux que les autres suffit-il ?

Philippe Barre. © Pierre Cazemajor

Philippe Barre. © Pierre Cazemajor

Si les gens qui y travaillent ou qui s’y rendent régulièrement s’accordent à dire qu’il s’agit d’un lieu « atypique », les doutes demeurent sur son véritable impact. « Est-ce qu’on est vraiment un contre-modèle ? s’interroge Olivier Valleau. L’argent mène beaucoup de choses. »

Sous les tôles du Hangar, Tanguy Le Marec, lui, est mitigé quant à l’impact social du skatepark, pourtant le moins cher de France. « L’an dernier, on a organisé une semaine de stage dans le parc Pinçon, au bas du quartier prioritaire de la Benauge. Certains jeunes étaient très bons, je leur ai proposé de venir gratuitement au skatepark. Aucun n’est venu. » Le manager se félicite toutefois que le Hangar ait décroché une subvention de la mairie pour organiser des interventions en milieu scolaire. Une opportunité financière pour l’association, en difficulté par rapport au loyer exigé par la mairie, qui rachète le terrain à BMA, mais aussi l’occasion de toucher un public différent.

À Woodstock, en revanche, l’une des sociétés du groupe Evolution, certains des réfugiés hébergés dans les tétrodons de Darwin ont trouvé du travail. Un ancien toiturier albanais, en France depuis six ans, attend ainsi sa régularisation, après deux ans à travailler en tant que menuisier. « Je ne suis pas le premier, explique-t-il, un autre travailleur a pu être régularisé de cette manière il y a quelques années. »

L’atelier a pris sur lui d’embaucher des étrangers sans papier avec un contrat de travail, puis de demander leur régularisation à la préfecture. Pour eux, Darwin a fait la différence.

"Les salariés non régularisés cotisent mais n'ont pas de droits. On s'arrange entre nous pour leur fournir des congés."
Cédric Rey, associé du groupe Evolution en tant que dirigeant de Woodstock

Quelques hangars pour sauver le monde

Alors, Darwin, un modèle à suivre ? La question ne présente peut-être pas grand intérêt. D’abord, parce que le lieu est en constante évolution. En dépit des complications administratives avec la Métropole et les promoteurs, et malgré les tentatives de figer une organisation qui fonctionne, de nouveaux projets sont en réflexion : une école de musique, une auberge de jeunesse ?

Dézoomons un instant. Le dernier rapport de synthèse du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), paru en 2023, prévoyait un réchauffement global du climat de 3,2°C si les politiques actuelles perduraient. La COP29, qui s'est déroulée à Bakou, a de nouveau prouvé les réticences des dirigeants mondiaux à sortir des énergies fossiles, condition pourtant sine qua non pour maintenir le réchauffement climatique à des niveaux prévisibles, toujours selon les travaux du GIEC. Voilà pour le volet environnemental. Concernant les inégalités sociales, une publication de l’INSEE en 2023 chiffrait leur augmentation en France après COVID. Dans ces conditions, on ne peut attendre d’un espace aussi restreint que Darwin – un « cocon », comme dit Joolz – la solution à des problèmes systémiques. Les échelles ne correspondent tout simplement pas.

La plus grande réussite de Darwin, au final, ne se trouve peut-être pas dans ses commerces équitables ou dans la réhabilitation de ses bâtiments isolés à la laine de roche. Elle réside dans les gens qui y travaillent, pour certains appelés nommément à venir donner un coup de main. Sébastien Daurel raconte ainsi que c’est Philippe Barre qui lui a demandé de venir monter quelque chose à Darwin. Alice Bottigliero expose parce que le directeur artistique des lieux a eu un coup de cœur pour son travail. Tanguy Le Marec explique que des entreprises soutiennent à titre gracieux le skatepark, sans aucune contrepartie. Don de vis, d’équipements… Des grains de générosité dans la machine commerciale. Ça ne suffira assurément pas à changer le monde, et c’est d’ailleurs le pire tort que l’on puisse faire à Darwin. Lui demander d’incarner plus qu’il n’est : un tout petit quartier de Bordeaux, imaginé par des « bobos », qui tente de faire les choses un peu différemment.