Dérives sectaires : une prévention fragilisée chez les jeunes

À Bordeaux, des associations ont décidé de mettre en place des moyens de lutte afin de combattre les dérives sectaires. L'objectif : protéger les jeunes isolés, cible de choix des gourous du bien-être. Sur les deux dernières années, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives (Miviludes) dénombre une hausse des signalements, plus de 86% en cinq ans.
La respiration haletante et les mains agrippées à ses genoux, Madeleine, jeune bordelaise de 23 ans, se livre sur l’enfer dont elle vient à peine de sortir. Une lutte acharnée contre un gourou qui a duré plus de deux ans et qui lui a coûté cher, tant sur le plan mental que le sur le plan social.
“Rien que d’en parler, j’en ai encore des frissons, jamais je n’aurais pensé autant tomber dans le panneau”
Tout commence sur TikTok, passionnée par l’occultisme, Madeleine publie des vidéos sur le réseau social. Quelques milliers de vues par post, des commentaires positifs et une communauté bienveillante viennent de se créer autour d’elle. “Peu de gens me comprenaient, alors de voir une poignée de personnes me soutenir, j’étais tout de suite dans ma safe place”.
Il a suffi d’un commentaire sous l’une de ses vidéos pour que la machine de la manipulation se mette en marche : “J'adore ce que tu fais, en revanche, je n'arrête pas de remarquer que tu as un tic dans tes vidéos, genre comme si tu étais envoûtée, si tu veux qu’on en parle, dispo en dm”. Un dénommé Thibaut, qui dit habiter à Bordeaux et qui, à première vue, semble lui aussi être intéressé par l’occultisme et plus particulièrement par la sorcellerie.
Dès les premiers messages, Thibaut abandonne le ton rassurant de son commentaire en avertissant que, selon son diagnostic, Madeleine est victime d’un envoûtement. Un sort maléfique lui aurait été jeté, selon lui. Surprise et étonnée, avant même qu’elle puisse réagir, Thibaut envoie un second message : “Je suppose que tu as souvent des migraines et des sensations de poids sur ton corps, c’est assez typique, j’ai vécu ça et je sais comment s’en débarrasser.” À cet instant, Madeleine a la sensation d’être paralysée, et si les cauchemars qui la réveillent toutes les nuits étaient le résultat de cet envoûtement ? Et si la pression qu’elle sent sur son épaule droite était le résultat d’une malédiction ? Madeleine croit déjà aux sciences occultes, pour Thibaut, c’est déjà gagné, il prêche une convertie.
“Il m’a conseillé des plantes et des rituels pour que la malédiction se lève, comme ne plus prendre la pilule pendant mes règles, alors que les miennes sont très douloureuses. J’étais sous anxios, il m’a dit d’arrêter, je l’ai cru.”
Progressivement, Madeleine entretient une relation de plus en plus toxique avec Thibaut. Elle lui doit reconnaissance, elle devra à un moment rembourser sa dette, de n’importe quelle manière. “On avait l’habitude de s’appeler tous les jours, quand j’avais un empêchement, il s’énervait et me disait que mes amis ne me sortiraient pas de ma situation, qu’ils étaient même nuisibles. Il a commencé à me dire qu’il tenait à moi, qu’il faisait ça pour moi.”
Madeleine ne sort quasiment plus de chez elle, elle ne voit plus ses amis pour ne pas risquer de blesser Thibaut. Elle se sent totalement prise au piège, de plus en plus mal à l’aise face aux avances sexuelles du gourou. Aucune porte de sortie à l’horizon, jusqu’au jour où, par hasard, elle tombe sur l'un de ses commentaires sous un post TikTok. Cette fois-ci, il dit habiter à Brest. Madeleine constate le même mode opératoire. Sous le choc, elle lui demande des explications : “Il m’a dit que j’étais sa préférée et que même si je tentais de lui filer entre les doigts, il finirait toujours par me trouver.” Elle finit par bloquer Thibaut sur tous les réseaux avant de les désinstaller. Deux mois plus tard, elle prend la décision de déménager.
“Je suis allée voir des assos, le fait d'en parler et se sentir écoutée, sans jugement, ça m’a clairement sauvée.”

Les associations bordelaises sont sur le pied de guerre, mais les moyens manquent à l'appel
Thierry est bénévole de l’association Infos Secte Aquitaine depuis plus de dix ans. Il se réunit avec ses comparses tous les jeudis après-midi à la Mairie de quartier Centre de Bordeaux, rue du Père Louis Jabrun. Une pièce intimiste, où Michèle, bénévole depuis huit ans et Frank, nouvel arrivant depuis une semaine, travaillent sur une nouvelle brochure pour l'association. Ils sont tous les trois unanimes, les moyens manquent à l’appel.
Les confinements liés à l'épidémie de la Covid ont totalement paralysé l’ISA (Info Secte Aquitaine) de 2020 à fin 2021. L'association a été contrainte de quitter ses anciens locaux pour cause de loyer trop onéreux. Les bénévoles ont vu leurs opportunités d’action se réduire. Michèle conduisait des groupes de parole, elle a dû arrêter car, les personnes ne pouvaient plus venir sur place.
Avec l'épidémie, l'association a fait face à une recrudescence de dérives sectaires concernant le milieu de la santé. Entre promotions de produits, traitements miracles et conseils de santé frauduleux, Thierry s’inquiète : “Le problème, c’est que ces gourous de la santé flirtent constamment avec la légalité." Michèle, ancienne médecin, intervient régulièrement sur des cas où les diagnostics donnés par des charlatans doivent être remis en cause par son expertise : “Des familles viennent nous voir pour nous demander si ce qu’on leur a prescrit relève de la médecine ou non, c’est souvent le cas pour les officines de naturopathie.”
La fracture entre les associations et l'Etat
“On aimerait faire de la prévention, mais à notre échelle, on ne peut pas, par manque de moyens.”
Michèle, bénévole à l'ISA
Thierry remarque un cruel manque de communication entre les associations et la Miviludes, l'origine de ce manque de financement des associations par l’Etat. Les rapports de l'association sont transmis à la Miviludes chaque année, sans obtenir la moindre réponse de leur part : "à Bordeaux, on est à peu près entre 80 et 90 cas enregistrés transmis par an, mais bon, la communication avec la Miviludes c'est que dans un sens, nous, on joue franc-jeu, pas eux."
“Le Fond Marianne, dans l’idée, reflète le type d’action que l’on voudrait mener (...) On a touché de l’argent du Fond Marianne, et ça nous fout les boules comme pour d’autres associations, on a l’impression que la question des dérives sectaires n’est pas prise au sérieux."
Thierry, Bénévole à l'ISA
Recruter et parler aux jeunes
Les bénévoles de l'ISA le disent, leur principale préoccupation, c'est de ne pas totalement être en phase avec les jeunes. Quelques jeunes étudiants ont bien voulu rejoindre leurs rangs, conscients d'une thématique qui les touche. Malheureusement, ils ne restent pas longtemps en raison de leurs études.
"On adorerait avoir des jeunes qui pourraient nous aider, on adopterait une stratégie de prévention plus efficace et ciblée."
Michèle, bénévole à l'ISA
Les gourous du bien-être opèrent en masse sur les réseaux sociaux, des plateformes que ne maîtrisent pas les bénévoles. Ils ne se voilent pas la face pour autant, leurs actions prennent tout leur sens lorsque d'anciennes victimes viennent leur faire part de leur sortie de dérive.
"Un ami me disait, finalement vous videz l'océan avec une cuillère, je lui ai répondu que oui, mais qu'il fallait bien que quelqu'un le fasse."
Frank, bénévole à l'ISA

Le rapport de 2021 de la Miviludes fait part d'une hausse des dérives notamment à cause des gourous 2.0 qui ont été décrits comme un phénomène à "l'état gazeux".
20 signalements rapportés à la Miviludes ont donné lieu à des poursuites en justice.
La Covid-19 a participé inexorablement a une hausse des signalements dans le domaine de la santé.
Le rapport fait également état d'une hausse préoccupante des cas de dérives enregistrés chez les jeunes.
Situations dans lesquelles les victimes craignent gravement pour leur santé physique et mentale. Ces derniers peuvent ainsi devenir dangereux pour leur entourage.
Une hausse significative due à une propagation accrue des gourous du bien-être sur internet et les réseaux sociaux.
Nous avons contacté Sonia Backès, Présidente de la Province Sud de Nouvelle-Calédonie et ancienne secrétaire d'État chargée de la Citoyenneté en France, pour obtenir des informations sur les moyens mis en place pour lutter contre les dérives sectaires en France, voici ses réponses.
"La lutte contre les dérives sectaires vise à combattre certaines personnes qui commettent des délits. Ce qui est combattu c’est l’utilisation d’une sujétion psychologique par une personne qui va lui permettre d’abuser physiquement, mentalement ou financièrement d'une autre personne. C’est ça la lutte contre les dérives sectaires."
Quels sont les premiers signes alarmants d’une dérive sectaire ?
Il y plusieurs signes qui peuvent nous indiquer qu’une personne est victime d’emprise sectaire. Les plus fréquents sont l’isolation progressive, le bouleversement des habitudes alimentaires ou la multiplication de propos excessifs. Le signe le plus évident est souvent le fait de se couper de son environnement familial, amical et professionnel. Les organisations sectaires coupent leurs victimes de leur environnement car cela les rend plus vulnérables et leur permet d’assurer une meilleure emprise mentale, physique et financière sur elles. C’est pour ça qu’il est nécessaire de ne jamais perdre le lien avec les victimes et de leur faire savoir qu’elles disposent toujours d’une porte de sortie ou d’une oreille bienveillante qui saura les écouter.
Lorsque l’on se retrouve face à une victime de dérive sectaire, quelle est la meilleure
posture à adopter pour l’accompagner ?
Je crois que le plus important c’est d’éviter de perdre le lien. Le plus dangereux pour une victime c’est de se retrouver complètement isolée. D’abord, il faut donc tenter, autant que possible, de conserver un lien avec la victime sous emprise. Ensuite, il faut se diriger vers des spécialistes et contacter la Miviludes puis les associations de victimes de dérives sectaires. Ces dernières effectuent un travail exceptionnel et disposent des moyens et de l’expérience nécessaires pour apporter le soutien qu’il faut aux victimes mais aussi à leurs proches.
Quelle est aujourd’hui la meilleure stratégie de sensibilisation à mettre en place pour lutter contre les gourous 2.0 ?
La meilleure stratégie c’est de ne plus invisibiliser le phénomène sectaire en France. Cela passe d’abord par le courage de dire ce qu’il se passe. En communiquant de manière efficace sur ce fléau, nous réduisons la marge de manœuvre de ces charlatans qui tentent d’abuser les gens. La deuxième chose à faire c’est de donner plus de moyens et d’outils à l’État et aux associations qui accompagnent les victimes de dérives sectaires. Mieux la Miviludes, les forces de l’ordre, les juges et ces associations seront équipés, plus nous lutteront efficacement contre le phénomène sectaire en France et meilleure sera notre capacité à sortir les victimes des griffes des organisations à caractère sectaire.
Crédits photo : Miviludes, Pierre Lassauge
