Carquejeiras do Porto :
la mémoire des porteuses d'ajonc

Les rives du Douro et la Calçada das Carquejeiras, lieux très fréquentés de Porto, sont les gardiens d'un drame historique qui s'y est déroulé pendant plusieurs décennies, dans une large indifférence. Les « carquejeiras », des femmes esclaves et sans aucun droit, représentent une époque sombre de la vie ouvrière portuane des XIXe et XXe siècles. Un passé trop peu reconnu, et dont un lent travail de mémoire a progressivement débuté.

La Calçada das Carquejeiras, à Porto ©Kimberley Dusznyj

La Calçada das Carquejeiras, à Porto ©Kimberley Dusznyj

La Calçada das Carquejeiras, à Porto ©Kimberley Dusznyj

Le dos courbé, la sangle leur pressant le front, haletantes sous une cinquantaine de kilos d’ajoncs. Les carquejeiras, ces femmes chargées de transporter la plante depuis les navires du fleuve vers le centre-ville, représentent un sombre pan de l'histoire de Porto, « la ville où le sexe féminin, soumis à une pression cruelle et brutale, est dégradé et mortifié sous le regard de l’homme », selon les mots du poète portugais João de Deus.

La honte de Porto

« C'était un métier lourd, très fatigant », confie José Machado Pinto. Assis à la table du Fontainhas Café, ce fils et petit-fils de carquejeira âgé de 64 ans est connu de presque tout le quartier. « Ici, très peu de gens savent mon véritable nom, tout le monde m’appelle par mon surnom », s’exclame en riant Zé Pescador (“Jo Pêcheur” en portugais), un sobriquet affectueux hérité de son grand-père pêcheur.

Autour d’un café qu'il n'a même pas eu besoin de demander, José se remémore avec émotion les souvenirs familiaux. La présence des carquejeiras remontant la rue en zigzag était quelque chose de tout à fait ordinaire. « Ma mère a été carquejeira de ses 15 à ses 25 ans. Ici, être carquejeira était normal. C’était tellement banalisé que ce n’était même pas un sujet », balaye José d'un revers de la main. Un métier qui n'avait rien d'incroyable aux yeux de sa mère, Valentina Machado, décédée en 2019 à l'âge de 96 ans.

José Pinto Machado, assis comme à son habitude au Café de Fontainhas à Porto ©Manon Morisse

José Machado Pinto, assis comme à son habitude au Café de Fontainhas à Porto ©Manon Morisse

José Machado Pinto, assis comme à son habitude au Café de Fontainhas à Porto ©Manon Morisse

Comme plusieurs centaines de femmes et enfants du XIXe siècle jusqu'aux années 1950, Valentina et sa mère, Gracinda Machado, ont contribué au bon fonctionnement de Porto en l'alimentant d'ajonc (en portugais, carqueja), un arbuste combustible précieux pour la ville. La plante permettait d'alimenter les fours des boulangeries, des usines, des charbonnières urbaines et de chauffer les habitations. Déchargé des bateaux et ficelé par paquet, l'ajonc était acheminé des rives du fleuve jusqu'au centre par la fameuse Calçada das Carquejeiras, une rue pavée abrupte inclinée à 210 degrés. Les femmes la portaient sur leur dos ou sur des charrettes.

Courbées sous le poids des paquets, la nuque douloureuse et le corps transpirant, ces femmes effectuaient une dizaine, parfois une vingtaine de kilomètres à pied, plusieurs fois par jour, quelle que soit la météo. « Quand j’étais enfant et que ma mère rentrait le soir, les jambes très fatiguées, je lui lavais les pieds avec de l’eau », se remémore José.

Isaura Correia Santos, journaliste et écrivaine, rapportait déjà en 1946 dans les colonnes du Comércio do Porto : «  Ce sont elles, les pauvres, qui remplacent les bêtes de somme en portant encore plus que les bêtes elles-mêmes et en grimpant des pentes infranchissables. Cela fait honte au Portugal. »

@Kimberley Dusznyj

@Kimberley Dusznyj

@Kimberley Dusznyj

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

@Arquivo Distrital do Porto

Un métier de bêtes, fait par des femmes

« Nous étions sept à la maison, avec mes frères et mes parents. Je suis le cadet, reprend José. Ma mère a porté mes frères dans son ventre tout en continuant de transporter l'ajonc sur son dos, jusqu'à cinq jours avant l'accouchement ». Un témoignage qui fait écho aux données recueillies* : « Des cas de femmes en état de grossesse avancée, et même des cas d'accouchement, sont enregistrés sur cette pente raide. » En plus du poids de la carqueja sur leurs épaules et leur front, les porteuses post-partum gardaient contre elles leur bébé. Une double peine. « Je dis souvent que ma mère a eu deux métiers : ceux qu'elle a fait pour gagner de l'argent - carquejeira, puis couturière et domestique - mais aussi celui de mère de famille », souffle Zé pescador d'une voix aimante.

Après un bref silence, José nuance : « Valentina était une personne heureuse, ayant eu une vie normale ». Le regard nostalgique, sa voix tremble. « C’était beau à l’époque, j’en garde des souvenirs plein de joie », malgré « un contexte économique très rude, où vivre était difficile ». Les salaires étaient très bas* : entre 6 et 10 escudos [ndlr : ancienne monnaie portugaise] par jour seulement, ce qui équivaut entre 0,03 et 0,05€. « Je travaillais déjà depuis mes 10/12 ans pour venir en aide à ma famille », reconnaît le Portuan.

* Données recueillies par la Ligue Portugaise de Prophylaxie Sociale (LPPS).

Valentina Machado @Igor Martins / Global Imagens

Valentina Machado @Igor Martins / Global Imagens

Gracinda Machado @José Machado Pinto

Gracinda Machado @José Machado Pinto

Valentina Machado @Igor Martins / Global Imagens

Valentina Machado @Igor Martins / Global Imagens

Gracinda Machado @José Machado Pinto

Gracinda Machado @José Machado Pinto

©Manon Morisse

©Manon Morisse

©Manon Morisse

« Le pays a besoin de souvenirs »

Pendant près de trente ans, la Ligue Portugaise de Prophylaxie Sociale (LPPS) a milité pour faire reconnaître l'indignité de ce travail et ainsi l'interdire. Sensibilisation au sein de la municipalité, de la police, des services sanitaires et du public, elle a été un des acteurs majeurs pour la défense de ces femmes et enfants qui n'avaient aucune voix et aucun droit. En 1951, la Ligue a publié Les problèmes des carquejeiras de Porto, véritable journal retraçant l'ensemble des initiatives entreprises depuis le début du combat 23 ans auparavant. « Nous cherchons à éliminer des rues de Porto le fléau social des Carquejeiras qui, en avilissant les femmes parce qu’elles sont réduites à des bêtes de somme, avilit en même temps la ville en laissant en son sein ces réminiscences de l’esclavage », indique-t-elle dans un circulaire publié en juin 1948.

Par ses actions, la LPPS a permis à la presse de s'emparer du sujet. Hugo Rocha, journaliste et écrivain pour le quotidien national O Século Ilustrado, a rapporté ce qu'il vit du quartier pauvre de Fontainhas : « Quelles horribles choses - des êtres, non, et encore moins des êtres humains ! - qui se déplacent et rampent, grotesques et difformes, le long de la pente infernale que Dante aurait voulu voir. » Progressivement, l'opinion publique a pris conscience de l'ampleur de la catastrophe humaine qui se jouait dans “la ville invaincue”.

Cette indignation, une autre en a fait son combat. Maria Arminda Santos, alors étudiante en sculpture à l'école des Beaux-Arts de Porto dans les années 1960, a croisé la route des carquejeiras par son crayon. Sa curiosité, développée grâce à ses échanges avec les locaux, ne l'a pas quittée, et elle s'est promit de garder ses histoires glaçantes vues et entendues pour les exploiter, quand elle aurait le temps.

Ce temps, elle le trouve quelques décennies plus tard, une fois retraitée. En 2015, elle fonde l'Association d'Hommage aux Carquejeiras de Porto, et s'associe étroitement aux archives de la LPPS pour faire perdurer la mémoire de ces femmes oubliées.
« Une personne qui n’a pas de mémoire n’a rien. Et notre ville est pleine d’endroits, d’odeurs, qui sont la mémoire d’un peuple », confie Maria Arminda Santos à des confrères portugais du journal JournalismoPortoNet (JPN). « Le pays a besoin de souvenirs, mais ces souvenirs sont un peu méprisés ».

Article d'Hugo Rocha, édition “Monumentos Esquecidos” ©Século Ilustrado, 19 avril 1943

Article d'Hugo Rocha, édition “Monumentos Esquecidos” ©Século Ilustrado, 19 avril 1943

Article d'Hugo Rocha, édition “Monumentos Esquecidos” ©Século Ilustrado, 19 avril 1943

Maria Arminda Santos, fondatrice de l'Association d'Hommage aux Carquejeiras. @Isabella Rabassi / JPN

Maria Arminda Santos, fondatrice de l'Association d'Hommage aux Carquejeiras. @Isabella Rabassi / JPN

Maria Arminda Santos, fondatrice de l'Association d'Hommage aux Carquejeiras. @Isabella Rabassi / JPN

La statut d'hommage aux carquejeiras, érigée par l'Association d'Hommage aux Carquejeiras en 2020. ©Kimberley Dusznyj

La statut d'hommage aux carquejeiras, érigée par l'Association d'Hommage aux Carquejeiras en 2020. ©Kimberley Dusznyj

La statut d'hommage aux carquejeiras, érigée par l'Association d'Hommage aux Carquejeiras en 2020. ©Kimberley Dusznyj

L'art et l'histoire des carquejeiras, outils de mémoire

Un mépris au paradoxe notable, que pointe Helder Pacheco, professeur d'histoire sociale et de culture portuane : « Les réticences de la ville face à cette mémoire sont une contradiction de cette ville libérale bourgeoise ». En effet, si l'histoire des carquejeiras a longtemps été tue, c'est que « l'absence de révolution industrielle [est l'une] des explications du recours très tardif à la force humaine pour accomplir des tâches qui étaient déjà dévolues à des machines dans d'autres pays », explique le spécialiste des traditions populaires de Porto.

A l'occasion de la parution du livre de Maria Arminda Santos, Les Carquejeiras de Porto, Un projet - Un sens (2022, éditions Afrontamento), l'écrivain et chercheur en rédige la préface, comme pour sceller le soutien indéfectible qu'il a porté tout au long du projet associatif de Maria. De son intérêt pour les carquejeiras de Porto naîtra un poème dédié à leur mémoire : « As Carquejeiras Do Porto ».

AS CARQUEJEIRAS DO PORTO

« Via mais longe as mulheres da carqueja,

Je voyais plus loin les femmes de la carqueja,

Curvadas sob molhos incríveis,

Ployant sous d'incroyables fardeaux,

Subindo dos barcos rabelos para o cais e,

Grimpant des bateaux rabelos jusqu'au quai et,

Calçada da Corticeira acima,

La Calçada da Corticeira plus haut,

aos rodeios, com uma lentidão e persistência de insectos.

Tournant en rond, avec la lenteur et la persistance des insectes.

A Calçada da Corticeira,

La Calçada da Corticeira,

Ruim de subir, ruim de descer,

Difficile à monter, difficile à descendre,

Tão ingreme que

Si raide qu'elle

parecia um traço quase vertical na encosta. »

Semblait une ligne presque verticale sur le flanc de la colline. »

Prof. Helder PACHECO

Hommage du Conseil Municipal de Bonfim aux Carquejeiras de Porto. ©Manon Morisse

Hommage du Conseil Municipal de Bonfim aux Carquejeiras de Porto. ©Manon Morisse

Hommage du Conseil Municipal de Bonfim aux Carquejeiras de Porto. ©Manon Morisse