À Bordeaux, le quotidien des noctambules de la gare Saint-Jean

Un reportage d'Alexandre Tréhorel et Quentin Saison
publié le 26 octobre 2023

23h30. Didier marche, seul, sur les quais de la gare.

23h30. Didier marche, seul, sur les quais de la gare.

Lorsque le soleil se couche sur la gare Saint-Jean, les clichés se réveillent. Mais que s'y passe-t-il vraiment ? Derrière la gare, la nuit, les histoires se succèdent. Celles de travailleurs, de sous-traitants de la SNCF que le manque de sommeil ne fatigue plus, de sans-abris venus charger leur téléphone, d'un kébabier indien qui vit pour les rencontres. Loin des considérations sécuritaires...

La gare Saint-Jean sombre dans la nuit,et personne n’est vraiment d’accord. Faut-il avoir peur du parvis, des quais, des couloirs froids de la station ? Nicolas est un nuiteux ; cela fait dix ans. Il attend dans son taxi, devant l’entrée du hall 2. Dans sa boîte à gants, il garde un spray lacrymogène. « La population de la gare… elle est glauque. » Derrière la vitre baissée de son véhicule, Nicolas a été témoin de plusieurs rixes depuis qu’il travaille ici. Au point de devoir s’interposer, un jour, avec d’autres chauffeurs, lors d’une bagarre au couteau.

« Il y a vraiment une différence d’ambiance, entre les deux côtés de la gare », nuance Dorian, qui tient la pizzeria Guilia de l’autre côté des rails. Il faut passer sous les voies et marcher quelques minutes pour accéder à son établissement, situé côté Est, depuis l’entrée principale. « En cinq années ici, on pourrait croire que j’ai eu des problèmes… mais en réalité non, pas vraiment. J’avais plus de soucis dans mon ancien restaurant, quartier Saint-Pierre. » Tout en essuyant des assiettes, Dorian dresse avec une certaine nostalgie le tableau de la gare Saint-Jean. Un quartier qui, pour l'entrepreneur, s’est sensiblement transformé en quelques années. La clientèle d'affaires y prospère dorénavant, loin de la vie de village qui pouvait exister, avant que la gare ne s’agrandisse et que le hall 3 ne s’étende côté Belcier.

Item 1 of 2

Le rail devient une frontière, pour ce quartier partagé entre passants pressés et « déchets de la nuit », comme Delphine, employée au Relay, appelle avec dédain ceux qui trouvent refuge devant son enseigne. « Il faut bien dire que depuis les travaux [qui ont pris fin en 2019, NDLR], le quartier est beaucoup plus calme », rappelle toutefois le manager discret d'un restaurant gigantesque, côté Ouest des rails. Lui n'a jamais franchi le chemin de fer. « Je ne connais pas du tout l’autre côté de la gare, je n’y vais jamais ! »

22h30. Abderrahmane, 48 ans, tient les toilettes de la gare.

22h30. Abderrahmane, 48 ans, tient les toilettes de la gare.

0 heure 45. Dhamo, gérant du Bombay.

0h45. Dhamo, gérant du Bombay.

22h30. Abderrahmane, 48 ans, tient les toilettes de la gare.

22h30. Abderrahmane, 48 ans, tient les toilettes de la gare.

0 heure 45. Dhamo, gérant du Bombay.

0h45. Dhamo, gérant du Bombay.

Une voie de rencontres

Abderrahmane, 48 ans, est responsable des sanitaires. Il est planté à côté d’un tourniquet électrique, tablier noué autour de la taille, sourire aux lèvres. Abderrahmane se tient loin de toutes ces considérations sécuritaires. « Moi, ce qui me rend malade, c’est quand les gens ne disent pas bonjour. Dès fois il y en a même qui m’engueulent parce qu’ils ne veulent pas payer un euro ! » Une dame passe, grommelle, ne dit pas bonjour. Abderrahmane se vexe. « Vous voyez ! »

À côté de lui, des produits d'hygiène hors de prix sont répartis sur des étagères blanches. Savons, déodorants, rasoirs, dentifrices…
« Une fois, deux jeunes qui devaient avoir la quinzaine sont venus voir les capotes, ils rigolaient et regardaient les tailles. Je suis père de cinq enfants et je n’avais jamais pensé à ça, aux tailles ! » Faute de penser préservatifs, Abderrahmane prend à cœur son travail de gardien, qui lui laisse souvent des journées libres. De quoi prendre part aux réunions parents-profs, flâner au café le reste de la journée. Ce soir, Abderrahmane ferme les toilettes à 23 heures.

Abderrahmane dormira déjà lorsque Dhamo servira ses derniers tacos. Son fast-food, le Bombay, est le dernier ouvert, tard dans la nuit. Sa terrasse s’étend devant le parvis de la gare Saint-Jean, sous la lumière blafarde des lampadaires. « J’aime beaucoup travailler la nuit ici », explique ce jeune d’origine indienne, initialement venu pour les études. « On rencontre plein de gens, tout le temps. » Pendant qu’il parle, un quadragénaire en chemise vient acheter son tacos – il est déjà une heure. Un groupe d’adolescents vient traîner dans la boutique, se pose à table avec des canettes de coca. Personne ne semble remarquer que ni Dhamo, ni son collègue ne parlent français. Tous discutent pourtant.

La nuit, tout va moins vite

La nuit avance, la gare est silencieuse. Les panneaux d’affichage indiquent déjà les trains du lendemain matin. « Les gens sont moins stressés le soir », constate Didier, accompagnant des personnes en situation de handicap (PSH) et personnes à mobilité réduite (PMR). Contrairement à la clientèle pressée de la journée, décrite par les commerçants du quartier, les gens ont moins de contraintes horaires. Un calme important pour l’accompagnant : « Je fais mon travail, tranquille ».

Didier est aussi paisible que le reste de la gare Saint-Jean. L’accompagnant doit attendre la dernière arrivée pour guider une personne malvoyante. Hier, ce dernier train est arrivé en retard à cause d’un bagage oublié. Didier, employé du prestataire La Pyrénéenne, a patienté jusqu’à 4 heures 30 du matin pour aller au bout de sa mission. « C’était assez exceptionnel », souligne-t-il. « Nous sommes le dernier bureau fermé le soir et le premier ouvert le matin. »

23h30. Les portes de la voiture 2 se referment sur Didier.

23h30. Les portes de la voiture 2 se referment sur Didier.

23h30. Les portes de la voiture 2 se referment sur Didier.

Trente-sept années d’expérience et autant d’anecdotes. Heureux de faire ce métier, il décrit « une mission gratifiante », au service des voyageurs. « Il faut rassurer les gens et gérer les émotions dans un moment stressant pour ceux qui ne sont pas habitués à prendre le train. »

En provenance de Marseille, le dernier train s’annonce. Il faut y aller. Didier rassemble ses affaires et s’engouffre dans les couloirs de la gare, jusqu’à la voie 5, la voiture 2 du TGV. Les phares de la locomotive percent l’obscurité tombée sur la gare, l’engin se stoppe. La voie reprend vie, elle fourmille. L’accompagnant laisse sortir les voyageurs un à un. Il pénètre dans le train, cherche la personne malvoyante qu’il doit guider. Une dizaine de secondes plus tard, Didier ressort seul. « Il n’y a personne, elle n’a pas dû prendre le train » se résout-il. « Ce n’est pas grave »

« La journée, ils sont noyés dans la masse »

Tout le monde se dirige vers la sortie, le tramway, le parking, les taxis… Pour les guider, deux agents de sécurité de la SNCF veillent sur le hall où passent les voyageurs. Romane* et Julien* font des rondes à l’intérieur et aux abords de l’édifice, eux aussi travaillent pour un prestataire : Lynx. Les deux agents en uniforme dépeignent le calme des soirées à la gare. « Il y a beaucoup de passage mais on n’a pas trop d’emmerdes », déclare Julien. Depuis cinq ans qu’ils surveillent la gare Saint-Jean, les agents connaissent bien les sans-abris, ceux qu’ils appellent « les habitués »

« Si j’ai un souci, certains viendront me défendre », développe Julien. Les « habitués » se réfugient à l’intérieur pour se protéger. « On travaille la nuit donc on les remarque davantage », s’exclame Romane. « La journée, dans le flux de personnes, ils sont invisibles, noyés dans la masse. »

Deux « habitués », assis calmement dans un coin, cherchent une prise pour recharger leurs batteries de téléphone. Jérémy et Antunès se réchauffent avant que la gare ferme ses portes vers minuit. « Il y a une solidarité entre les SDF, on retrouve un peu d’humanité. » 

Certaines personnes interrogées dans le cadre de cet article sont tenues à l'anonymat. Leur prénom est accompagné d'une astérisque (*).

Ce reportage a été réalisé dans le cadre d'un exercice par des M1 de l'Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine. Pour tout besoin, vous pouvez nous joindre à qsaison.ijba@gmail.com.