Bilbao : Le végétarisme s'impose face à la tradition gastronomique basque

Au berceau de la gastronomie basque, les restaurants végétariens et végans commencent à trouver leur place à Bilbao. Une nouvelle tendance qui mélange la cuisine traditionnelle basque et des saveurs venues d'ailleurs. Reportage.

« Les Basques aiment la très bonne viande et le très bon poisson. Ici nous tentons de ne pas leur faire regretter ces produits. » Akhond Ishaq est le propriétaire du restaurant végétarien Garibolo. Créé il y a quarante ans, cette adresse était pionnière de la cuisine veggie dans les années 80. Akhond a repris l'enseigne en 2022 lorsque le propriétaire historique a souhaité passer la main. Originaire du nord du Pakistan, cet ancien cuisinier pour les sherpas dans les montagnes de l'Himalaya est arrivé à Bilbao il y a une dizaine d'années. « J'avais un petit restaurant dans les alentours de Bilbao. Puis j'ai voulu me rapprocher du centre et l'occasion s'est présentée. C'est un projet qui me correspond, la nourriture végétarienne est l'avenir et les Bilbayens n'y sont pas réticents bien au contraire. » Son restaurant compte une trentaine de couverts et les habitués côtoient les curieux qui veulent « changer leur mode de consommation ». C'est le cas de Clara, étudiante universitaire de 24 ans, venue avec une amie cliente de l'enseigne. « J'ai été élevée dans une famille 100 % basque. Viande, poisson, que des produits de qualités et locaux. Mais j'ai l'impression que ça ne me suffit plus. Quand on voit la surpêche, l'élevage intensif, il faut que chacun prenne conscience, même si c'est juste quelques habitudes. »

Comme Clara, de nombreux jeunes s'engagent en faveur d'une alimentation plus repsonsable et choisissent des restaurants végétariens ou vegans. Selon un rapport de 2023 de l’Observatoire basque de la jeunesse, 6,2 % des jeunes de 15 à 29 ans de l'Euskadi se déclarent végé ou végan. En Espagne, Bilbao concentre 3,04 % des recherches Google végétariennes du pays. Pour Ekain Rojo, anthropologue et professeur à l’Université de Bilbao, la tendance végétarienne et végane est due à l’enrichissement de la région basque. « Le Pays basque sud essaye de se moderniser dans sa manière de se nourrir », confie-t-il. « La nouvelle vague gastronomique basque très raffinée et sophistiquée attire beaucoup de touristes qui ont des moyens financiers conséquents et qui peuvent se permettre de dépenser de l'argent dans le véganisme. C’est simplement une différence de mode de vie. Les moins fortunés ne s'interrogent pas sur le type de nourriture qu’ils consomment. Mais depuis quelques années, la donne change peu à peu surtout dans une grande ville comme Bilbao. » Ekain raconte que beaucoup de grands chefs basques sont célèbres dans le monde entier. « Ces chefs ont une renommée nationale. Eux aussi s’adaptent à la cuisine moderne et incorporent des plats végétariens à leurs cartes. La cuisine végétarienne basque se développe et inspire ceux qui veulent changer leur mode de consommation. »

« Un lieu de vie qui nous représente »

Sur la rive gauche de Bilbao, au bout de la Villarias Kalea se trouve un des rares restaurants 100 % végans de la ville. Angela Sebastian a fondé il y a douze ans le Camélia vegan bar. Depuis, il est devenu le lieu de référence de Bilbao. « Avec mon associé, nous tenions un petit magasin végétarien dans le centre de Bilbao. Puis nous avons voulu ouvrir notre restaurant, un lieu de vie qui nous représente. Je suis végétarienne et lui végan alors c’est venu naturellement. Au début, c'était juste végétarien puis on a trouvé ça bête d'avoir une seule recette avec un peu de fromage et donc on s'est dit "faisons vegan !" »

« Ça touche tout le monde »

Si les jeunes générations semblent être les plus concernées par le végétarisme, ce n'est pas forcément ce qui transparaît dans la clientèle des deux restaurants. Selon Ángela Sebastián, La Camelia « attire tous types de clients ». À 13 h, ils ne sont pas encore très nombreux sur la terrasse. La patronne en profite pour expliquer le succès de son établissement. « Je pense que notre cuisine paraît à la fois saine, riche et savoureuse, se vante-t-elle. Ça attire pas mal de monde et pas seulement des végans. » Elle peut également se targuer de recevoir une clientèle venue de toute l'Europe. « J'espère que c'est pour le goût, plaisante-t-elle, mais aussi il n'y a pas beaucoup d'endroits où aller. »

Les serveurs du Garibolo, eux, sont en plein rush. À table ce midi, une vingtaine de clients fidèles, plus âgés et aisés. Pour Akhond Ishaq, le restaurant historique plait à des personnes qui « soignent leur alimentation, en particulier des femmes ». « Elles représentent environ deux tiers de la clientèle », estime-t-il.

Parmi tous ces amateurs, il voit aussi de nombreux curieux de tout âge. Selon lui, « Bilbao est une petite ville mais très peuplée. On y trouve plein d'habitants qui veulent tout tester. » Une ville ou règne une envie de découverte. Et d'ajouter : « Aujourd'hui japonais, portugais demain. Et un jour, ils arrivent entre amis ou en famille. »

« Il faut encore faire de la pédagogie »

Ángela Sebastián se rappelle que « les débuts ont été difficiles parce qu'il y avait vraiment peu de vegans à l'époque. » Mais elle se réjouit : « Ça va de mieux en mieux, globalement ça se normalise ! Il y a un réel essor, même si c'est encore un peu lent. » Elle admet toutefois qu'il reste du chemin à parcourir : « Végétarien ça va encore, les gens savent, mais vegan c'est plus compliqué. Il faut encore faire de la pédagogie : mieux expliquer notre offre gastronomique. »

Akhond Ishak donne la recette du succès de la gastronomie basque : « On a tout : la montagne et la mer ! Donc forcément on a de la viande et du poisson qui sont très bons. » Mais selon lui, les habitants « sont des gens qui font attention à leur santé, alors ils en consomment moins quand ils le peuvent ». L'intérêt de son restaurant : « offrir un style de cuisine qui ne leur fait pas regretter ces produits. »

« Parfois, on ne peut juste pas faire avec des produits locaux »

À La Camelia comme chez Garibolo, on prône aussi une agriculture biologique et locale dans une démarche de décarbonation. Mais ce n'est pas le cas de tous leurs concurrents selon Akhond Ishak, qui en accuse certains d'utiliser des produits industriels. On le constate sur différentes cartes en villes, nombreux sont les restaurateurs à se fournir chez Heura, le leader espagnol des substituts végétariens. « Nous, ce n'est pas notre philosophie, lance-t-il, on défend une cuisine locale et faite maison ! Et j'espère que ça va contribuer à attirer la clientèle. »

Le patron admet que « ce n'est pas toujours facile ». « En hiver, la météo est trop froide ici, précise-t-il, on ne peut pas se fournir en légumes basques. Dans le pire des cas, les produits viennent toujours d'Espagne. » Aujourd'hui au menu, il propose un curry masala qu'il décortique : « Les légumes et les pommes de terres sont de la région, le riz vient de Valence et l'huile d'olive est, évidemment, espagnole. » 

Là où le bât blesse, c'est justement lorsque les chefs s'attèlent à diversifier leurs cartes avec des plats venus d'ailleurs. « Pour le quinoa ou pour les épices comme le curcuma, on n'a pas d'autre choix que de se fournir à l'étranger, regrette-t-il, idem pour les algues japonaises. » Pour Ángela Sebastián, c'est un kimchi qui lui impose d'importer des piments coréens. « Parfois, on ne peut pas faire avec des produits locaux », justifie-t-elle. Mais la Valencienne tient à préciser qu'ils « se rattrapent » et « essayent de faire [leur] part sur la question écologique ». Elle prend l'exemple de leurs boissons : aucune bouteille en plastique au comptoir, tout est fait maison. « Quand vous allez dans un bar, vous avez cent propositions, déplore-t-elle. On a envie de se dire "À quoi bon ?" Nous, on en propose seulement quatre et les gens ont l'air d'aimer. »

Il y a un autre point sur lequel les deux responsables s'accordent et celui du Garibolo le résume : « La cuisine végétarienne, c'est l'avenir ! Pour moi c'est une évidence, elle concerne de plus en plus de monde. » Ángela Sebastián abonde dans ce sens. « Il n'y a pas d'autres options en matière d'écologie, considère-t-elle. Et je pense aussi que les gens sont de plus en plus compréhensifs. Pour moi la logique sera d'aller dans ce sens. »