BILBAO, LA OTXOA DANS LA PEAU

Véritable figure de la scène queer basque, José Antonio Nielfa – alias La Otxoa – incarne bien plus qu’un artiste : il est une mémoire vivante, un symbole de liberté et de résistance. Depuis les années franquistes jusqu’aux plateaux de télévision d’aujourd’hui, il a traversé les époques, les regards et les préjugés sans jamais changer qui il était. À 77 ans, celui qui fit danser Bilbao sur l’hymne "Libérate" a laissé une véritable empreinte dans sa ville. Portrait d’un symbole toujours debout.
À 23h30, les ruelles pavées du Casco Viejo s’animent. Le tintement des verres de txakoli, vin blanc local et de sangria résonne dans le vieux quartier. À la terrasse d’un bar animé, un groupe de jeunes hommes trinque. Les rires fusent, les conversations glissent d’un sujet à l’autre.
Tout bascule en évoquant son nom."La Otxoa ? Bien sûr que je la connais !" s’exclame Javier, 25 ans, sourire en coin. Mes parents l’adorent. Ils sont même allés voir sa pièce de théâtre."
À ses côtés, Miquel, plus imposant, barbe noire soigneusement taillée, acquiesce. Membre de la communauté gay de Bilbao, il ajoute d’un air presque solennel : "Elle a mené ce combat à une époque où c’était encore dangereux. Pour nous, elle reste une vraie légende."
Il marque une pause et ajoute dans un murmure : "Bilbao sin La Otxoa, no es Bilbao." Traduisez : Sans La Otxoa, Bilbao ne serait pas vraiment Bilbao.

Aujourd’hui, José Antonio Nielfa, plus connu sous son nom de scène La Otxoa, a troqué maquillages et perruques pour une existence plus paisible. À 77 ans, ce transformiste reste une figure emblématique de la ville. Dans les rues, difficile de faire un pas sans attirer les regards, sans qu’un sourire, un salut ou un mot tendre ne vienne l’interrompre.
Vêtu d’un petit manteau mauve ouvert sur une chemise à fleurs, et sur le nez, des lunettes de soleil au message engagé : "Be yourself" (ndlr : soyez vous-même), ses convictions s'affichent jusque dans son style.
Un vieil homme s’arrête, s’appuie sur sa canne et lui lance : "Que Dios te guarde." Une bénédiction spontanée, reflet du lien profond et affectueux entre l’artiste et sa ville.

Le bar familial s'appelait la Otxoa... il en a gardé le nom
Le bar familial s'appelait la Otxoa... il en a gardé le nom
Désinvolte dans l'ADN
Du théâtre Campos Elíseos au quartier de San Francisko, José Antonio Nielfa connaît la ville comme sa poche.
"Tiens, on passe devant le restaurant d’une amie. ¡Hola, guapa !", lance-t-il à la gérante.
Né en 1947 dans ce quartier populaire, José grandit entre les terrains vagues, où il jouait au foot et le petit bar familial, La Otxoa, fréquenté par les habitués du coin.
"Les clients ne savaient pas comment m’appeler. Alors ils ont fini par me donner le nom du bar. Ce garçon, Otxoa… est devenu La Otxoa. En euskera, ça signifie “louve”. Et puisque sur scène je suis une louve, ça me va très bien !", plaisante-t-il.
Très tôt, il montre un goût prononcé pour la musique. Il prend des cours de piano, découvre sa voix, puis, rapidement, vint le plaisir de la chanson.
Il prend un air plus grave lorsqu'il parle de sa jeunesse. "Bilbao m’étouffait. À cause de mes parents, de l’ambiance, des commérages. Je voulais vivre librement, mais eux m’imposaient des horaires. Ça créait de vrais conflits. Ma mère me défendait, mon père m’attaquait. Alors je suis parti." À 17 ans, le jeune homme s’envole pour Barcelone, à la recherche d’un souffle nouveau.
Aux portes de l’Europe, comme il qualifie la ville, la capitale catalane offrait déjà, même sous le régime franquiste (1939-1975), un souffle de liberté. Il découvre un monde bien différent, plus tolérant, plus effervescent : cabarets, liberté, travestissement, avant-garde. Une autre vie commence, loin des regards pesants de son enfance.
Alors que l’homosexualité était non seulement taboue et punie par la loi, il assiste pour la première fois à des spectacles de transformistas — des artistes qui, avec le maquillage, les costumes, la gestuelle, s’inventent une autre identité.
"Quand j’ai vu ces gens se transformer sur scène, je me suis dit "merde". Moi, en chantant, j’étais hyper timide. Mais une fois maquillé, perruque sur la tête et robe scintillante, cette timidité disparaissait. Je devenais une autre personne. J’étais un provocateur, et ça, ça me passionnait. C’est comme ça que tout a commencé. "
Sa carrière commence dans un club gay de la ville catalane, La Reja Dorada, en 1968.
"Ici, on avait un dictateur qui traquait tous ceux qu’on jugeait “différents”. Alors que je travaillais, la police a fait une descente spectaculaire. Ils nous ont tous arrêtés : près de 300 gays, traités comme des criminels", souffle-t-il. "Ce passage en prison ne m’a pas arrêté, et j’ai continué à me produire."
De retour à Bilbao, en 1979, il ouvre un bar. Rapidement, il devient un lieu de rendez-vous incontournable dans la ville. Là, tout semblait possible. Virginia, qui y a travaillé pendant plus de quarante ans, en garde un souvenir lumineux : "C’était un lieu très vivant, on s’y sentait bien. Il y avait toujours du monde, une vraie ambiance, et lui mettait le feu chaque soir. Il parlait avec tout le monde, plaisantait, animait. Des gens connus venaient : des artistes, des acteurs, des chanteurs… C’était un bar à part, un endroit inoubliable."
"C’est là que je l’ai connu", se souvient Manu, 61 ans, ami de longue date et compagnon de scène de La Otxoa. Lui aussi transformiste, il raconte leur première rencontre. "Il m’a regardé et m’a lancé, comme une évidence : “Toi aussi, tu vas monter sur scène.” Et c’est comme ça que tout a commencé." Leurs débuts rocambolesques le font encore rire aujourd'hui. "On jouait sur une simple caisse de Coca-Cola, on se produisait dans des couvents, on installait notre loge dans le porche d’une église… Des trucs fous, qui n’arrivent qu’une fois dans une vie."
La Otxoa regagne sa ville natale en 1979/ Archives de La Otxoa
La Otxoa regagne sa ville natale en 1979/ Archives de La Otxoa
Archives de La Otxoa
Archives de La Otxoa
Archives de La Otxoa
Archives de La Otxoa
"C’était l’un des tout premiers à oser monter sur scène habillé en femme, et surtout, à chanter en direct. Personne ne faisait ça à l’époque."
Mais sa singularité fait mouche. "Le transformisme, c’était de l’imitation. Mais lui, ne copiait personne."
Manu poursuit, un brin ému : "La Otxoa, c’est comme ma mère dans le spectacle. Ici, on dit “mi madre artística”. C’est elle qui m’a mis au monde, sur scène."
Un soir, pendant les fêtes populaires de la ville, alors que les premières txosnas (buvettes éphémères) s’alignent le long de la ria, on l’invite à chanter. "Il est monté sur scène pour interpréter “Libérate” et d’un coup, le bar s’est rempli. C’était comme une étincelle. Tout est parti de là. Il chantait en plein air, devant une foule en fête et les gens scandaient son nom : “¡Otxoa, Otxoa, Otxoa !”"

Dès que La Otxoa apparaît, les fans affluent pour une photo ou un simple salut. / Alyssa Appino
Dès que La Otxoa apparaît, les fans affluent pour une photo ou un simple salut. / Alyssa Appino
Devant l’hôtel de ville, le grand supporter de l’Athletic Club, ne peut s’empêcher de poser devant le ballon de football géant installé en l’honneur de la finale de l’UEFA Europa League, qui se tiendra à Bilbao le 21 mai 2025. "Venez, venez !" lance une mère en brandissant son téléphone, l’invitant à poser avec son enfant. Ici, on l’arrête, on lui sourit, on l'enlace, comme si l’on retrouvait un vieil ami. Les accolades fusent, spontanées, chaleureuses. "La Otxoa, c’est Bilbao !", s’exclame une passante, les yeux brillants de fierté.
Manu, son ami de longue date, avec qui il a partagé à plusieurs reprises les projecteurs
Manu, son ami de longue date, avec qui il a partagé à plusieurs reprises les projecteurs
Un héritage vivant
La Otxoa n’est pas seulement un artiste mais aussi un très bon ami. Manu évoque, ému, le lien qui les unit : "Il m’a toujours soutenu. Quand mon frère est mort, José était là. Il m’appelait, me faisait sortir, voyager… Il m’a redonné goût à la vie."
Un attachement si fort qu’il s’est incarné, récemment, sur scène. Le journaliste et metteur en scène Unai Izquierdo lui a consacré une pièce, hommage à une existence, qu'il qualifie "d'hors du commun". "J’ai toujours été fasciné par La Otxoa. Je l’interviewais déjà à 17 ans. J’aimais ses chansons, sa liberté, son audace."
La Otxoa, après avoir vu une de ses pièces, lui propose d’écrire une œuvre sur sa propre vie. "On a monté une comédie musicale, avec La Otxoa elle-même sur scène. C’était un véritable triomphe… Pendant trois ans, on s’est représentés à guichets fermés."
Mais derrière les plumes et les projecteurs, affleure une autre histoire : « Celle d’une solitude profonde, d’amours douloureux »
Le spectacle a profondément touché celui qui y jouait son propre rôle. "J’en ai pleuré", confie José Antonio. "Certains passages tristes étaient si justes que je les ai revécus… ceux de mes parents, disparus aujourd’hui. Ce qu’ils auraient pu voir, ce qu’ils auraient pu être. Et puis, quand le public ressent ce que tu ressens : c’est la plus belle des récompenses."
Au-delà du théâtre, c’est un fragment d’histoire queer basque qui se rejoue. "Vivre son homosexualité à cette époque, c’était un combat. Et La Otxoa a ouvert la voie. Elle est devenue une institution à Bilbao." Unai Izquierdo insiste sur sa portée culturelle : "On a tendance à oublier les figures vieillissantes. Mais La Otxoa, elle, est restée présente. Grâce à la pièce, on a atteint un nouveau public : des jeunes qui ne la connaissaient pas mais l’ont immédiatement adoptée. Ils savent que s’ils peuvent vivre comme ils l’entendent, “ c’est grâce à des gens comme elle”."
Récemment apparue dans Drag Race España, elle s’impose aujourd’hui comme une figure emblématique d’une nouvelle génération d’artistes, à l’image de La Polaka. Plus connu sous son nom civil, Javier Gallego, ce transformiste de 35 ans est à la fois un proche de La Otxoa et le maire de Ribera Alta, une petite commune située près de Bilbao, élu sous la bannière du Parti nationaliste basque (PNV). Selon lui, La Otxoa a ouvert la voie aux drag queens basques, pavant le chemin pour une scène artistique plus libre et audacieuse.
En 2023, La Otxoa a rangé perruques et artifices pour prendre sa retraite… ou presque
En 2023, La Otxoa a rangé perruques et artifices pour prendre sa retraite… ou presque
Son héritage, lui, demeure profondément ancré au Pays basque.
Son héritage, lui, demeure profondément ancré au Pays basque.
Unai conclut : "La Otxoa, c’est une voix, une mémoire, une force de vie. Un exemple de résilience, d’invention de soi. Une passerelle vivante entre les générations."
