Bilbao en ligne droite : récit d’une ville qui se transforme à chaque pas

Il suffit de marcher. De San Frantzisko, quartier populaire, au Guggenheim, vitrine de la modernité, Bilbao raconte son histoire au fil des pavés. Entre façades, trottoirs et contrastes, une gentrification discrète mais bien réelle s’esquisse. Récit d’une balade.

Comme chaque matin depuis le début de notre semaine d’immersion à Bilbao, nous quittons à pied notre auberge, dans le quartier de San Frantzisko, pour rejoindre la salle de rédaction de l’Université du Pays basque, près du musée Guggenheim.

Moins de trente minutes de marche. Un parcours simple, presque anodin. Et pourtant, il révèle à lui seul la structure de la ville : en suivant cette ligne droite, on traverse des mondes. D’un bout à l’autre, les ambiances changent, les façades, les langues, les corps. Les contrastes sociaux se lisent à chaque pas.

San Frantzisko, quartier populaire en tension

Le sol est craquelé, les façades abîmées, les vitrines usées. Les rideaux de fer, comme les murs, sont recouverts de tags. Mais dans ce décor, la vie circule. Les cafés sont pleins, les voix se croisent sur les trottoirs.

On croise surtout des hommes, souvent jeunes. On entend l’espagnol, l’arabe, parfois quelques mots de français. La population est majoritairement racisée. Dans les rues, on parle, on s’entraide. Il y a du mouvement, du lien, une forme d’énergie brute.

San Frantzisko est l’un des quartiers les plus abordables de Bilbao. Ceux qui arrivent — d’Espagne, d’Amérique latine, d’Afrique — y trouvent un toit : souvent par défaut, parfois par choix.

« C’est un quartier vivant, mais un peu dur », reconnaît un trentenaire. « Il y a des vols, des agressions… On évite de rester seul le soir. » Un voisin plus âgé nuance : « Il y a des problèmes, oui. Mais aussi de l’entraide. Il faut vivre ici pour comprendre. »

« Jusqu’à la guerre civile, c’était un quartier de prostitution », rappelle Iñaki Uriarte, architecte bilbayen. « Dans les années 60 et 70, il y avait des bars, des femmes, de la fête… et aussi de la misère. »

Aujourd’hui encore, San Frantzisko reste vivant, populaire, profondément marqué par son histoire. Mais il est encerclé. Les investisseurs avancent, les rénovations s’accélèrent. Pour l’instant, la vie de quartier tient. Mais pour combien de temps ?

Abando : les premières marques du changement

À peine la voie ferrée franchie, l’atmosphère évolue. Le contraste n’est pas brutal, mais il se fait sentir. Nous entrons dans le quartier d’Abando.

Les trottoirs s’élargissent, les immeubles sont mieux entretenus, les vitrines plus soignées. Les tags se font rares. L’ambiance se calme. San Frantzisko est tout proche, mais déjà, il semble loin.

Les premiers signes du lissage urbain apparaissent. Le mobilier public est en meilleur état, les terrasses sont fleuries, les enseignes plus branchées. Rien de spectaculaire, mais la ville, ici, cherche à soigner son image. Elle se discipline.

C’est dans ce secteur que se trouve la librairie féministe « Louise Michel ». À l’intérieur, entre les rayons et la musique d’ambiance, Eneko, l’un des propriétaires, a vu le quartier changer : « Il y a une vraie pression immobilière. La mairie élargit les trottoirs pour qu’on y mette des terrasses. Ça attire les touristes. »

Il poursuit : « Avant, c’était plus underground. Il y avait du caractère, une identité culturelle. Maintenant, tout devient plus lisse, plus mainstream. Bilbao ressemble de plus en plus à une ville européenne comme une autre. »

Pour l’architecte Iñaki Uriarte, cette évolution n’a rien d’anodin : « Le vieux Bilbao est devenu un décor touristique. Ce n’est plus un lieu de vie. » On n’est pas encore dans le cœur bourgeois de la ville, mais déjà, quelque chose a changé. Peu à peu, la ville se met en scène.

Place Moyua : le cœur bourgeois de Bilbao

La marche se poursuit, et les signes extérieurs de richesse deviennent plus nets. Les façades sont plus élégantes, les devantures plus soignées. Les enseignes affichent des marques haut de gamme. Nous arrivons au centre d’Abando : la place Moyua.

Un rond-point soigneusement dessiné, bordé de jardins, entouré d’immeubles haussmanniens, de banques, d’hôtels prestigieux, de sièges administratifs. Ici, le confort ne se dissimule pas. Il se montre, avec calme.

Devant l’hôtel Carlton, des stewards en costume déchargent des clients bien habillés. Les taxis se relaient. Les gestes sont assurés, les visages concentrés. L’allure est professionnelle, presque feutrée.

Deux jeunes femmes, venues de Barcelone, acceptent de discuter. « San Frantzisko ? » Elles froncent les sourcils. « On ne connaît pas. » Le quartier semble absent de leurs repères, comme s’il n’appartenait pas à la même ville.

Un peu plus loin, deux habitués du quartier, Esperanza et Manuel, partagent leur ressenti : « San Frantzisko, c’est un quartier qui craint. Il y a beaucoup de problèmes. Ici, au moins, on se sent en sécurité. C’est agréable. » Deux manières d’habiter la ville. Deux perceptions qui coexistent, sans vraiment dialoguer.

Autour du Guggenheim, la mise en scène du renouveau

La marche touche à sa fin. À mesure que l’on approche du Guggenheim, Bilbao change une dernière fois de visage. Les lignes se tendent, les matériaux se lissent, les formes deviennent spectaculaires. C’est le Bilbao de l’« effet Guggenheim », celui des cartes postales et des guides touristiques.

Autour de la place Euskadi, tout a été repensé. Immeubles design, hôtels haut de gamme, façades vitrées, espaces culturels flambants neufs : ici, la ville veut séduire. Elle s’expose. Elle impressionne.

Mais ce décor n’est pas neutre. « Le musée a été construit sur un ancien site ouvrier », rappelle l’architecte Iñaki Uriarte. « On a effacé les lignes de train, les conteneurs… Tout le passé industriel et portuaire a disparu. Je regrette qu’il n’y ait même pas un musée de l’industrie. »

Il poursuit, plus amer : « Il y a eu cette fascination autour du bâtiment. Mais tout ce qui a été construit ensuite est sans goût, bâclé. Ce sont des projets pensés pour générer du profit, pas pour durer. »

Un peu plus loin, la tour Iberdrola domine le quartier. « Elle casse la silhouette de Bilbao », juge Uriarte. « Elle défigure la ville. Et pour quoi ? Pour marquer la puissance. C’est une absurdité. »

Rosa, elle, tient boutique dans le quartier depuis plus de quarante ans. Son regard est moins tranché. « Avant, c’était une ville ouvrière. Maintenant, c’est beau, mais ce n’est plus la même ville. Un des rares endroits encore authentiques ? Je dirais Bilbao la Vieja, là où tout a commencé. »