Au soleil,
les fissures de l'art

MACE Ibiza

Au cours de son histoire, Ibiza a été un lieu de création pour les artistes. Erwin Bechtold, Erwin Broner, Pierre Haubensack... Le territoire inspire. Aujourd'hui, la domination du marketing transforme l'offre artistique de l'île.

Au coeur des remparts de la vieille ville, un grand bâtiment blanc s’érige sur fond de ciel bleu. Il est 18h. Des notes de piano résonnent dans le hall du Musée d’art contemporain d’Ibiza. La pianiste et compositrice Sira Hernandez donne un concert dans ce lieu artistique emblématique. Le seul de l'île.

Inauguré par la mairie en 1969, le Musée d’art contemporain d’Ibiza (MACE) est l’un des plus anciens d’Espagne. Avec près de 2 000 mètres carrés de salle d’exposition, c'est un sanctuaire pour le groupe Ibiza 59. “Ibiza a été une terre d’accueil pour les artistes partis de leur pays après la Seconde guerre mondiale”, raconte Pep Tur, conseiller en charge de la culture et du patrimoine depuis sept ans.

Ces nouveaux arrivants, venus de France, d’Allemagne ou d’Amérique forment un groupe avant-gardiste en 1959, Grupo Ibiza 59. Parmi eux, Erwin Broner, grand peintre et architecte germano-américain ou encore l’artiste allemand Erwin Bechtold.

L'hôtel El Corsario, aujourd’hui un restaurant, servait d'espace d’exposition pour ces artistes d'avant-garde qui donnèrent à l’île une nouvelle dimension : “Les Ibicencos s’imprègnent de cette culture contemporaine pour former ensuite le groupe Puget quelques années plus tard”, explique le conseiller. Ces deux grands courants picturaux du 19ème siècle font partie de l’histoire de l’art d’Eivissa et ont contribué à donner à l’île une image de terre d’artistes. 

Mais, à partir des années 1980, Ibiza s’appauvrit créativement. Et aujourd'hui, le MACE accueille au maximum 3 expositions temporaires par an. “Les artistes sont nombreux, mais la qualité n’est pas aussi élevée qu’auparavant”, indique Pep Tur. Même si la période coïncide avec la montée en puissance de l’industrie de l’hédonisme, le conseiller municipal refuse de lier ces phénomènes.

De l'innovation au bling-bling

“Ibiza est vendue.” Pour Miguel Pardo, artiste peintre issu d’une très ancienne famille ibicenca, une chose est sûre : les politiques locales n’aident pas les artistes. D’après lui, la stratégie des collectivités consiste à “aider uniquement ce qui plaît aux touristes.” L’artiste témoigne d’une Ibiza sauvage, très dynamique, créative.“Mais la richesse artistique se perd, se désole-t-il. Les grands peintres sont soit décédés, soit partis.

D’un point de vue économique, le marché de l’art dépérit. “Ibiza est un territoire de mouvement pour les artistes, précise Miguel. Ils produisent ici, mais ils vendent dans les marchés étrangers.” Un constat partagé par Pep Tur qui regrette la raréfaction de marché de l’art. Le conseiller municipal ne parvient pas à citer de galerie emblématique.

La galerie Gervais & Gautret, ouverte depuis juin 2021, reste la seule galerie de street art et pop art dans la ville d'Eivissa.

La galerie Gervais & Gautret, ouverte depuis juin 2021, reste la seule galerie de street art et pop art dans la ville d'Eivissa.

Et pour cause, selon plusieurs sources, de nombreuses galeries ont fermé durant la pandémie, et n’ont jamais rouvert. Miguel Pardo le déplore : “Les vraies galeries ont disparu, il ne reste que de l’art commercial.” Selon Dieter Sroka, fondateur d’une revue ibizéenne consacrée à l’art,  les galeries ferment parce qu’elles ne vendent pas : “Les collectionneurs vont à Paris, Londres, Berlin pour acheter, pas à Ibiza.”

Le marchand d'art Stéphane Casez, partage la même réflexion : “L’île n’est pas réputée comme une plateforme d’art contemporain. Les gens qui séjournent ici ne viennent pas pour acheter des œuvres d’art. C’est à nous de montrer l’offre existante.” Avant d’ouvrir un espace consacré au street art et pop art en juin 2021, il étudie avec ses associés le marché : des magasins de décorations qui vendent des œuvres, des galeries qui ferment et aucune offre de street art comme la leur. Dans le local, des œuvres internationales, à des prix élevés, allant parfois jusqu'à 10 000 euros.

MACE Ibiza

Soutenir l’artisanat d'art

Dessirée Ruiz Mostazo, conseillère au tourisme de la mairie d’Eivissa, souligne que, durant la pandémie, l’art était la dernière préoccupation des pouvoirs publics : “Le tourisme était mort. Pour nous, ce n’était pas qu’une crise. C’était un drame.” 

La conseillère municipale du parti PSOE, gouvernant en coalition avec Podemos, est fière de l’empreinte artistique de la capitale. Elle émet une réserve quant à l’aide économique des artistes : “Il est difficile de trouver une place pour tout le monde dans l’aide sociale. D’autant que les artistes ne sont pas constants dans leurs revenus.” 

Après la pandémie, la municipalité a fait un choix : se consacrer à l’artisanat d’art, pour conserver le patrimoine culturel et historique de l’île. “Nous avons permis aux artistes de prendre une place gratuite dans les marchés et nous avons promu leur présence.”

Un rayonnement privatisé

Malgré tout, il y a bien des initiatives privées qui contribuent à la promotion artistique de l'île. 

“Les 10 dernières années ont été terribles pour l’art”, selon Dieter Sroka, fondateur et directeur artistique de l'Ibizart guide en 2010. Né en Allemagne, c’est l’amour qui l’a conduit à Ibiza. Tombé sous le charme d’une Espagnole, il la suit sur l’île où il vit depuis 32 ans. Passionné d’art, l’allemand a rapidement vu le potentiel d’Ibiza : “Je veux montrer au reste du monde la qualité artistique qui est ici”. Pour lui, si l'offre artistique n'est pas digne d’une métropole, une grande concentration d'artistes mérite d’être connus. 

Ibizart Guide

A gauche, Dieter Stroka, fondateur d'Ibizart guide, organise des expositions collectives d'artistes locaux pour les mettre en lumière.

A gauche, Dieter Stroka, fondateur d'Ibizart guide, organise des expositions collectives d'artistes locaux pour les mettre en lumière.

Chaque année, l’Ibizart guide les met en lumière. Dieter Sroka a pour projet de faire une Ibiza Art Week : “D’ici un ou deux ans si tout va bien”. Depuis 2017, l’île accueille aussi une Ibiza Art Fair, première foire d'art aux Baléares. L’initiative a été prise en 2017 par la marchande d'art slovaque Adriana Daly-Peterova. L’édition de 2019 rassemblait plus de 400 œuvres de 75 artistes du monde entier. La sixième édition se tiendra du 21 au 28 septembre 2022 au Palais des congrès d’Ibiza, à Saint-Eulalie. “Des expositions sont souvent organisées dans les quelques dizaines d’espaces publics mis à disposition par la Ville”, rappelle le directeur artistique de la revue.

Depuis 2018, le Concept hotel group développe des nouveaux établissements plaçant la culture et l’art en leur centre. C’est le cas du Paradiso Ibiza Art Hotel, dont la formule repose sur l’art contemporain.

Cette initiative a charmé la galeriste Anna Dimitrova, qui exerce son métier entre Paris, Barcelone et Ibiza. Au sein de cet hôtel, elle a ouvert la galerie de street art Adda, après de longues négociations. “Je redoutais de m’y installer à cause de la réputation fêtarde de l’île.”

Paradiso Adda Gallery

Anna Dimitrova sa galerie au Paradiso Art Hôtel en 2018.

Anna Dimitrova sa galerie au Paradiso Art Hôtel en 2018.

Aujourd’hui, elle est satisfaite de promouvoir le street art à Ibiza, avec des expositions commerciales ou non. Le samedi 14 mai 2022, elle a inauguré “Surf Vibes”, en collaboration avec la marque Posca. Une collection de planches de surf customisées par des artistes du monde entier orne les murs d’Adda Gallery.

Avec ces acteurs privés, une nouvelle dynamique s'installe pour rendre à l'île sa couleur artistique.