Au pays où le vin est roi,
difficile de penser l’autonomie alimentaire
L'alimentation, de la ferme à l'assiette, est source de pollutions. Pour réduire celles-ci et parvenir à une meilleure autonomie alimentaire, la municipalité écologiste de Bordeaux souhaite s'appuyer sur l'agriculture urbaine. Mais le chemin est sinueux, comme l'illustre le cas de la ville d'Albi, dans le Tarn.

Un éventail de couleurs égayent les présentoirs de la boutique qui accueillent ses derniers clients. Tomates, aubergines, poivrons, concombres, une soixantaine de produits sont proposés à la vente. Situé à neuf kilomètres du centre-ville de Bordeaux, le Jardin d'Ethan à Eysines relève le défi de faire pousser des légumes au cœur de la métropole bordelaise.
2 hectares de serres, 11 de champs dont 6 actuellement cultivés. C’est le décor de l’exploitation agricole d’Estelle et Camille. Les deux gérants cultivent leurs produits en lutte intégrée et biologique, c'est-à-dire qu’ils utilisent des insectes prédateurs pour éliminer les ravageurs. Ils pratiquent le circuit court depuis 11 ans et cela semble ravir les clients.
Céline, 37 ans, de Saint-Aubin-de-Médoc : “Je sais d’où ça vient, c’est super pratique, les horaires sont bien, et il y a moins de monde qu’en grande surface”.

Habitante de Saint-Aubin de Médoc, Céline (37 ans) est une habituée de la boutique du Jardin d'Ethan. Pour ses fruits et légumes, elle privilégie le circuit court à la grande distribution. (Photo : Florian Gourdin)
Habitante de Saint-Aubin de Médoc, Céline (37 ans) est une habituée de la boutique du Jardin d'Ethan. Pour ses fruits et légumes, elle privilégie le circuit court à la grande distribution. (Photo : Florian Gourdin)
Mais si l’exploitation d’Estelle et Camille fait le bonheur de ses habitués, elle ne peut certainement pas contenter les plus de 800 000 habitants de la métropole bordelaise. C’est pourquoi la municipalité écologiste, soutenue par les instances métropolitaines, a mis la question de l’autonomie alimentaire à l'agenda.
Première étape : la création d’un budget de 100 000 € et la nomination d’un élu chargé du dossier.
“Face à l’arrêt de tout approvisionnement, la métropole ne pourrait tenir aujourd’hui que sept jours”, avance Ève Demange, conseillère municipale déléguée à la résilience alimentaire.
“Il faut repenser notre système agro-alimentaire pour être en mesure de supporter les crises futures". L’agriculture urbaine doit y jouer un rôle central, en rapprochant les consommateurs de leurs producteurs.
“L’agriculture urbaine correspond à une activité agricole en zone urbaine et tournée vers la ville”, explique Christine Aubry, chercheuse à l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) et spécialiste de la question. La question n'est donc pas tant de produire, mais surtout de consommer local.

Camille et Estelle sont les gérants du Jardin d'Ethan, à Eysines. Présente depuis les années 1970, l'exploitation continue de s'agrandir. La construction d'une nouvelle serre de 5 000 m2 leur permettra de produire 150 à 200 tonnes de tomates par an et d'embaucher deux ou trois personnes. (Photo : Florian Gourdin)
Camille et Estelle sont les gérants du Jardin d'Ethan, à Eysines. Présente depuis les années 1970, l'exploitation continue de s'agrandir. La construction d'une nouvelle serre de 5 000 m2 leur permettra de produire 150 à 200 tonnes de tomates par an et d'embaucher deux ou trois personnes. (Photo : Florian Gourdin)
Au Jardin d’Ethan, on pratique une agriculture péri-urbaine. “C’est la forme la plus utile dans une optique d’autonomie alimentaire”, assure l’ingénieure agronome.
En effet, ce sont bien les ceintures maraîchères des métropoles qui joueront les premiers rôles de l’alimentation de demain. Plus grandes et plus productives, elles sont aussi mieux ancrées dans les systèmes de consommation.
À Bordeaux, cette ceinture a perdu du terrain face à l’expansion immobilière. Si bien qu’il ne reste aujourd’hui qu’une poignée de maraîchers vers les Jalles, à l'ouest, et Parempuyre, au nord. Le Jardin d’Ethan eysinais entretient ainsi une vieille tradition de maraîchage tournée vers la ville.
À Albi, un échec mais des avancées déjà perceptibles
Ces questions sur l'agriculture urbaine, la commune d'Albi se les est déjà posées. Atteindre l’autosuffisance alimentaire en 2020, c’est la voie sur laquelle elle s’est engagée dès 2014. Et si l’objectif n’a pas été atteint, Jean-Michel Bouat, adjoint municipal chargé de l’agriculture urbaine (Mouvement radical), n’y voit pas un échec.
“Ce serait déraisonnable de vouloir être autonome. L’objectif, c’est d’être en route vers l’autosuffisance.” Dans cette optique, l’existence d’une cuisine centrale s’alimentant localement pour la majorité de ses légumes, représente une avancée.
Pour cet élu, si la ville d’Albi s'était limitée à dire qu’elle allait “travailler sur la ressource alimentaire locale”, cela n’aurait pas suscité autant d’intérêt de la part des médias et de la population. Il fallait lancer une dynamique.
Celle-ci a été nourrie par divers projets telle que la création d’une quinzaine de jardins au cœur de la ville. Sur des parcelles mises en location par la mairie, 80 personnes cultivent des fruits et légumes qu’ils récoltent puis mangent ou partagent avec d’autres habitants.
L’association La Landelle produit des denrées qu’elle fournit à la cuisine centrale d’Albi, qui fabrique 3 600 repas destinés aux écoles, EHPAD et livraisons à domicile pour les personnes âgées. La mairie a également signé des contrats de production d’une durée de quatre ans avec 17 producteurs locaux.
La dimension logistique a aussi été envisagée, avec l’achat de caisses de consigne afin de conditionner les produits à la vente.
Récemment, l’association toulousaine Produit sur son 31 a créé une filiale albigeoise avec des quais de livraison et des réserves frigorifiques.
Manque de place et
freins institutionnels
Fermes innovantes, maraîchage urbain, jardins partagés… Autant de projets qui font face à un problème majeur : la place. Et à Bordeaux, l’affaire n’est pas mince.
“Un terrain pris à la spéculation immobilière coûte forcément cher”, confie Ève Demange. L’étalage urbain et les prix mirobolants ralentissent voire bloquent tous les plans.
Mais la mairie va malgré tout dévoiler une feuille de route sur le sujet à la fin de l'année. Plusieurs projets sont au programme, en plus de La P'tite ferme, au Haillan, annoncée en septembre dernier.
Deux microfermes vont naître dans les quartiers du Grand-Parc et de la Benauge , et le toit de la base sous-marine va accueillir une ferme en aquaponie. Celle-ci utilisera les mêmes principes de culture que Pauline Air Farm, déjà implantée à Lormont.
Pour Christine Aubry, le développement de l’agriculture urbaine souffre aussi de freins structurels. Ce modèle va par exemple à contre-courant de la politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne. “La PAC encourage l’agrandissement des exploitations par son système de prime à la surface”, regrette-t-elle.
Or produire en ville, c’est chercher à faire plus, mais avec moins. Les agriculteurs des villes bénéficient donc peu de ces aides et cela se répercute sur leurs prix.
Mais la dynamique pourrait s’inverser aux niveaux des institutions. L'État souhaite par exemple atteindre l’objectif de zéro artificialisation nette d’ici 2050. Il s'agit d'éviter la consommation de nouveaux espaces pour l'urbanisation ou, si c'est impossible, de compenser cette expansion en "rendant à la nature" l'équivalent de la surface exploitée.
Afin d'atteindre cet objectif, certains documents s'imposent aux villes, tel que le SCOT, c'est-à-dire le schéma de cohérence territoriale. Celui-ci oblige les aires urbaines à planifier l'utilisation de leur foncier, notamment à travers leur plan local d'urbanisme (PLU).
En imposant aux collectivités territoriales de prévoir l'aménagement de leur territoire, de nouvelles structures agricoles pourraient ainsi éclore.
“Si tout le monde joue le jeu, l'autonomie est envisageable
d'ici 40 ou 50 ans”
En attendant les grands bouleversements, Bordeaux ne se fixe pas de cap officiel, contrairement à Albi en 2014. L’équipe écologiste préfère se donner le temps. “Si tout le monde joue le jeu, l’autonomie est envisageable d’ici 40 ou 50 ans”, confie Ève Demange.
Une lucidité imposée par des chiffres éloquents. L’autonomie alimentaire de la métropole ne dépasse pas les 2 % selon un diagnostic à paraître.
Et pour cause, outre la tension immobilière, la région bordelaise pâtit d’un paysage agricole déséquilibré. La surface agricole utile de la Gironde est occupée à 50 % par le vignoble et à 25 % par des grandes cultures.

L'expansion immobilière dans la métropole de Bordeaux a écrasé la plupart des anciennes zones agricoles. Aujourd'hui, seul le vignoble semble avoir vraiment résisté à cette tendance de fond. (Capture d'écran, A'Urba)
L'expansion immobilière dans la métropole de Bordeaux a écrasé la plupart des anciennes zones agricoles. Aujourd'hui, seul le vignoble semble avoir vraiment résisté à cette tendance de fond. (Capture d'écran, A'Urba)
Une spécialisation qui empêche toute projection sérieuse selon la chercheuse de l’INRAE. “C’est dur à entendre, mais il va falloir accepter de réduire la taille du vignoble à long terme pour améliorer l’autonomie alimentaire de cette région”.
L’élue bordelaise la rejoint mais dresse un constat tout de même plus optimiste. “Beaucoup de viticulteurs cherchent aujourd'hui des solutions pour mieux gagner leur vie. Même si ce n’est pas simple, la diversification est peut être une solution.”
Si le chemin de l’autosuffisance alimentaire via l’agriculture urbaine est escarpé, il ne demeure pas moins réaliste pour Eve Demange. “Ce n’est pas utopique, rassure-t-elle. Il y a une vraie demande de production locale à Bordeaux”.
Selon Estelle du Jardin d’Ethan, la viabilité d’un tel projet se situe dans la taille des infrastructures. Sans entreprise plus grande et plus productive pour accompagner la transition, impossible de nourrir tout le monde.
“L’agro-industrie, ça fait 60 ans qu’elle existe, on ne va pas tout révolutionner du jour au lendemain”
L’industrie agro-alimentaire est ainsi pointée du doigt. “Les élus ne peuvent pas tout faire ! Il faut que tout le monde joue le jeu. Et pour l’instant, la grande distribution en est loin”, s’indigne l’élue bordelaise.
En France, 70 % des achats alimentaires se font dans une grande surface. À Bordeaux, le chiffre monte à 85 % et pèse sur les ambitions des circuits courts.
Alors Jean-Michel Bouat prône la patience. “L’agro-industrie existe depuis soixante ans, on ne va pas tout révolutionner du jour au lendemain.”
Plus que nourrir,
éduquer et impliquer
L’élu albigeois estime que l’agriculture urbaine correspond autant à une politique agricole et alimentaire qu’à une politique de sensibilisation.
Pour éduquer les enfants à la culture de fruits et légumes et à une alimentation locale et saisonnière, des mini-jardins ont été installés au sein-même des écoles municipales de la cité tarnaise. Des récoltes sont organisées afin que chacun puisse se nourrir de produits locaux. “Les gamins qui ont goûté des bons produits vont être plus exigeants dans le goût et auront un comportement différent de leurs parents.”
Jouer sur la demande et encourager les consommateurs, c’est aussi une ligne retenue dans le projet bordelais. “Les habitants veulent consommer local mais ne savent pas vers qui se tourner !”, déplore la conseillère EELV.

Dans la chambre froide où sont stockés les fruits et légumes, Georges s'occupe de réapprovisionner les étales de la petite boutique du Jardin d'Ethan. Cela fait quatre ans qu'il y travaille, avec passion et engagement. Selon lui, il est nécessaire de "ramener les bons produits dans les villes". (Photo : Florian Gourdin)
Dans la chambre froide où sont stockés les fruits et légumes, Georges s'occupe de réapprovisionner les étales de la petite boutique du Jardin d'Ethan. Cela fait quatre ans qu'il y travaille, avec passion et engagement. Selon lui, il est nécessaire de "ramener les bons produits dans les villes". (Photo : Florian Gourdin)
La mairie envisage alors de créer des conseils alimentaires de quartiers pour faciliter les circuits courts. Objectif : rapprocher les familles et les fermes. Jean-Michel Bouat acquiesce : “l’agriculture urbaine est un facteur de lien entre les producteurs et les consommateurs”.
Au Jardin d’Ethan, ce lien est bien vivace. Tous les jours ou presque, des familles se pressent pour remplir leur frigo grâce aux productions locales des agriculteurs de la métropole bordelaise. Manger mieux en allant moins loin. La graine est plantée.