« Afurada est en train de devenir Disneyland »

À l'embouchure du Douro, le petit village de pêcheurs de São Pedro da Afurada est en train de perdre ses traditions. Les vacancier·ères remplacent les marins. Leurs bâtisses deviennent des décors touristiques.

Le vent de l’Atlantique souffle fort sur les rives sud de l’estuaire du Douro. Sur les bords de la réserve naturelle de Vila Nova do Gaia, quelques oiseaux maritimes ont posé leurs pattes sur le bois vermoulu des vieilles barques de pêcheurs. Pas un humain ne peut s’aventurer sur les bancs de sable blanc.

Le chemin pour se rendre à São Pedro da Afurada ressemble presque à un décor de carte postale. Pas étonnant que tous les Cartovilles conseillent de s’écarter de Porto pour découvrir ce petit village vieux de huit siècles, qui fait partie de la municipalité de Vila Nova do Gaïa.

Pour autant, le bruit puissant du vent et des vagues ne cache pas les sons aigus des grues, les vrombissements des camions, le vacarme des poutres en métal qui s’entrechoquent. Le long de l’estuaire, les chantiers sont nombreux. Des immeubles se dressent pour accueillir une clientèle touristique fortunée. Les agences immobilières ont déjà pris possession des lieux. Quelques résidents également.

Au pied de ces tours luxueuses en béton : un port. Celui d’Afurada ? Non. Ici, pas de chalutiers rouillés par le sel, ni de filets ni de poissons. Seulement de beaux voiliers et une vingtaine de bateaux de plaisance. Que du neuf.

Ce n’est qu’une centaine de mètres plus loin que se dessine une petite ville à l’architecture typiquement portugaise. Sur les coteaux, des bâtisses aux couleurs vives se succèdent. Bienvenue à São Pedro da Afurada.

À l’entrée du village, un cube de béton est posé là, entouré de quelques cordes à linge. Le ruissellement de l’eau et l'odeur de savon révèlent la nature des lieux. Dans ce lavoir, une vieille femme frotte des vêtements, avec vigueur, sur la pierre humide.

Quand deux étranger·ères à l'allure de touristes pénètrent la bâtisse, elle sourit. « Uma foto es okay », lâche-t-elle avant que les visiteur·ses n’aient le temps de se présenter, comme si l’habitude avait parlé pour elle. Imperturbable, cette dame aux cheveux gris nettoie mécaniquement chemises et pantalons, en attente du cliché.

Ce n’est qu’en comprenant que les curieux·ses recherchent le port de pêche, qu’elle s’arrête. Après avoir essuyé ses mains sur son long tablier noir, elle tend le bras. Ses doigts abîmés par les années pointent des baraques en bois gris. Toutes ou presque sont fermées. « En milieu d’après-midi, les pêcheurs d’Afurada dorment, explique la lavandière, en mimant. Mais entrez dans le port, vous devriez rencontrer quelqu’un. »

La réserve naturelle d'Afurada, créée en 1998, est maintenant la voisine des chantiers d'immeubles luxueux. (© LZG)

La réserve naturelle d'Afurada, créée en 1998, est maintenant la voisine des chantiers d'immeubles luxueux. (© LZG)

La réserve naturelle d'Afurada, créée en 1998, est maintenant la voisine des chantiers d'immeubles luxueux. (©LZG)

La réserve naturelle d'Afurada, créée en 1998, est maintenant la voisine des chantiers d'immeubles luxueux. (©LZG)

Le Douro Marina, port de plaisance inauguré en 2012 compte aujourd'hui beaucoup plus de bâteaux que le port de pêche d'Afurada. (©LC)

Le Douro Marina, port de plaisance inauguré en 2012 compte aujourd'hui beaucoup plus de bâteaux que le port de pêche d'Afurada. (©LC)

Chapitre I : La pêche, l'âme d'Afurada

Comment avant chaque sortie, Rolando, pêcheur depuis une cinquantaine d'années, recoud son filet de pêche. (©LC)

Comment avant chaque sortie, Rolando, pêcheur depuis une cinquantaine d'années, recoud son filet de pêche. (©LC)

Pendant son service militaire, entre 1965 à 1975, le pêcheur a du combattre pour le pouvoir dictatorial de Salazar contre le Front de Libération mozambicain. (©LC)

Pendant son service militaire, entre 1965 à 1975, le pêcheur a du combattre pour le pouvoir dictatorial de Salazar contre le Front de Libération mozambicain. (©LC)

Le bateau de la fratrie de marins porte le même nom que l'embarcation de leur père, hommage et symbole de la tenacité des pêcheurs. (©LC)

Le bateau de la fratrie de marins porte le même nom que l'embarcation de leur père, hommage et symbole de la tenacité des pêcheurs. (©LC)

Au milieu des cabanes de pêcheurs, l’iode et le fraîchin émanent des caisses et des filets entassés sur le macadam. Dans l’allée principale, deux hommes sont recroquevillés sur un long filet de pêche. Le visage buriné, la peau brunit par les années passées sur les chalutiers, ces loups de mer rafistolent leur filet de pêche.

Rolando et Pedro sont frères. Tous deux sont nés à Afurada dans les années 50. Le Douro et l’océan les ont vus grandir. Ils ont découvert la houle sur le pont du « Fúria da Pesca », le bateau familial.

« La mer était au centre de la vie de tous les habitants d’Afurada », se rappellent les sexagénaires. Comme sur toute la côte nord du Portugal, les hommes partaient en mer pour chercher des poissons. Les femmes restées au village, revendaient les sardines et les daurades à la criée des grands ports comme celui de Matosinhos (à quelques kilomètres au nord d’Afurada). Des générations durant, cet art s’est transmis de pères en fils.

C’est à quatorze ans que Rolando et Pedro ont appris le métier. Le père de Rolando et Pedro leur a tout enseigné, comme leur grand-père et leur arrière grand-père avant lui. Sur le pont de son chalutier, une nouvelle version du leg familial, le marin montre avec entrain tous les équipements. Sonar, GPS : « Ça nous facilite la vie, maintenant on sait exactement où sont les poissons », confie-t-il, soulagé. Son bâteau, c'est son joyau. Il y passe entre huit et dix heures par nuit, de 22 à 10 heures du matin.

Même si leur profession est pénible et éprouvante, Rolando n'imagine pas sa vie sans la mer. Là est l’âme d’Afurada. Il y habite encore et y mourra certainement. « Vous allez reconnaître facilement ma maison, il y a une mosaïque avec le bateau de mon père sur la façade », indique-t-il.

Chapitre II : Le déclin inexorable de la pêche

Pas si facile de trouver l’habitation de Rolando dans les ruelles du cœur historique d’Afurada. Des sculptures religieuses, honorant Sao Pedro - protecteur des pêcheurs - ornent le fronton de quasiment toutes les maisonnées. Ces dernières sont mitoyennes et décorées d'azulejos. Si le village ne compte que quelques rues, elles n’en sont pas moins vivantes. Une certaine frénésie se fait sentir à l'approche du déjeuner.

Ici, tout le monde se connait et le fait savoir à coup d’accolades. Sur un trottoir, du linge est étendu. En face, une octogénaire tient un seau rempli de sardines. Elle salue affectueusement tous les passant·es et propose ses sardines à la vente.

Soudain, deux jeunes touristes allemand·es sortent de leur Airbnb : « Nous sommes venus ici parce que c'est un endroit plus calme et authentique que Porto », expliquent-ils. Même rengaine dans la bouche de trois vacancier·ères français·es. « Il n’y a pas beaucoup de touristes. L'architecture et la population y sont très typiques. »

« Afurada perd ses traditions », déplore au contraire Maria. La sexagénaire vend du poisson sur le marché. « Je ne peux plus faire sécher mon linge dehors, ni sortir ma chaise, les tables des restaurants me gênent », soupire-t-elle. Elle admet que les voyageur·ses sont néanmoins des client·es indispensables. « Le littoral d’Afurada a connu de grandes modifications », raconte la poissonnière. L'endroit où se trouvent aujourd'hui le commerce de Maria, le lavoir et le port de pêche, n'était hier que du sable et de la mer. En 2002, la mairie de Vila Nova de Gaïa a bétonné le trait de côte pour faciliter l’accès au littoral et pour accueillir les touristes. Cet aménagement du territoire a été réalisé dans le cadre de « Porto, capitale européenne culture ».

Les façades des maisonnées d'Afurada sont décorées de mosaïques, de navires et de figures religieuses. (©LC)

Les façades des maisonnées d'Afurada sont décorées de mosaïques, de navires et de figures religieuses. (©LC)

Comme presque tous les habitant·es d'Afurada, Maria vient d'une famille de pêcheurs. Depuis cinq ans, elle propose aux locaux et aux touristes le fruit de la tradition locale. (©LC)

Comme presque tous les habitant·es d'Afurada, Maria vient d'une famille de pêcheurs. Depuis cinq ans, elle propose aux locaux et aux touristes le fruit de la tradition locale. (©LC)

Entre 2003 et 2021 : la bétonnisation d'Afurada

Depuis son étal, Maria indique avec nostalgie la maisonnée de pêcheurs où elle habite, en hauteur sur la falaise. « Avant, ma fenêtre donnait sur la plage. Le paysage était sauvage et naturel. Aujourd'hui, je vois un immeuble en construction », regrette la commerçante.

La mareyeuse réside dans le dénommé « quartier de pêcheurs » qui surplombe Afurada, reconnaissable à ses maisons toutes blanches. Des familles composées de trois générations y logent encore mais la majorité des marins l'a déserté peu à peu, faute de renouvellement générationnel. Les fonctionnaires de Porto et de Vila Nova de Gaia les ont remplacés petit à petit.

Accoudé à la coque du « Fúria da pesca », Rolando contemple le coucher du soleil. Mélancolique. Il est convaincu que la pêche ne survivra pas à Afurada. Les habitats traditionnels deviennent le décor en carton pâte d’un parc d’attraction. Sur l’autre rive, les quartiers historiques de Porto ou de Matosinhos, autre port emblématique, connaissent la même évolution. Rolando fait partie des soixante-dix derniers pêcheurs de cette communauté. Enfant, dans les années 60, le village comptait encore 2000 marins et 500 embarcations. Seuls huit bâteaux sont désormais amarrés au port. 

Comme beaucoup de sardiniers nés à partir des années 1950, Rolando n'a pas souhaité transmettre cette tradition. La faute à des conditions de travail trop dures et des rémunérations incertaines. « Je n'ai pas voulu que mes enfants deviennent des esclaves comme moi. » L'un est policier, l'autre médecin. « Dans 10 ans, il n'y aura plus de pêcheurs ici », concède Rolando, fataliste. « Les jeunes partent et ceux qui restent vivent du tourisme. Seul un p'tit gars continue à pêcher avec nous.»

Habitante du dénommé "quartier de pêcheurs" en haut de la falaise , Maria constate avec regret l'évolution d'Afurada. (©LZG)

Habitante du dénommé "quartier de pêcheurs" en haut de la falaise , Maria constate avec regret l'évolution d'Afurada. (©LZG)

Dans les années 1950, il y avait 2000 pêcheurs à Afurada. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 70. (©LZG)

Dans les années 1950, il y avait 2000 pêcheurs à Afurada. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 70. (©LZG)

Chapitre 3 : la jeunesse, un nouveau souffle ?

Le lendemain matin, à 11h, le port est en effervescence. Les marins accostent. « Manuel ! Comment tu vas, gamin ? » Les vieux pêcheurs hèlent le jeune homme : « C’est la relève ! La fierté du village et l’avenir ! », clament-ils. Gêné mais touché, l’adolescent dissimule un petit sourire en coin. 

Manuel, dix-sept ans, est sapé comme tous les autres jeunes Portugais·es de son âge. Baskets à la mode, jean bleu clair et appareil dentaire. Sa voix est posée, il s’exprime de manière calme mais résolue. À quatorze ans déjà, il séchait les cours pour accompagner son père et des collègues en mer. « J’ai eu des problèmes avec l’école à cause de ça », admet-il. L'apprenti travaille presque dans les mêmes conditions que ses aïeux : de nuit, dix heures consécutives, par tous les temps. Ce rythme l’empêche souvent de sortir avec ses amis et de voir sa famille. Il assure néanmoins, les yeux pétillants, qu’il « ne changerait de profession pour rien au monde ». 

Manuel dénonce la « stigmatisation » dont la profession serait la cible : « Les métiers du secteur primaire sont dévalorisés à l’école. On encourage les jeunes à se tourner vers le tertiaire ». Pour lui, hors de question de « bosser dans un bureau ». 

L'avenir ? « Je suis optimiste », lance-t-il sans détour. Les progrès technologiques ont facilité la navigation et le repérage des bancs de poissons. Pas de tabou non plus sur l’argent : « On peut bien gagner sa vie. En fonction du type d'embarcation et de la période de l’année, je peux toucher entre 700 euros [ndlr : le salaire minimum au Portugal] et 3000 euros par mois ». Cependant, il prépare déjà son départ d’Afurada, lucide sur le sort réservé au port. « Afurada est en train de devenir Disneyland », compare-t-il sévèrement. Il s’inquiète aussi des restrictions imposées par l’Union européenne. « Les quotas sont inadaptés au niveau local et ne nous permettent pas d’être compétitifs à l’échelle internationale », dénonce-t-il. 

Bras croisés, son visage prend un air grave et il commence à parler avec les mains, laissant apparaître ses tatouages. Son avant-bras droit est recouvert d’une rose des vents. Un talisman et l’inscription « persistence » ornent le gauche. L’encre est encore fraîche. Manuel est très croyant. « Ce talisman me protège. J’ai déjà eu peur de mourir lorsque le bâteau menaçait de chavirer », confesse-t-il. Une nuit, les marins ne trouvaient aucun poisson. Désemparés, Manuel et les anciens se mettent à prier. « Soudain, des sardines sont apparues », se remémore le jeune homme, émerveillé. « Il se passe des choses magiques et incroyables en mer ». Puis, reprenant un air plus grave, il lâche déterminé : « On ne peut pas vivre sans la mer ni la pêche. Mon métier ne peut pas disparaître. »

©LC

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« On ne peut pas vivre sans la mer ni la pêche. Mon métier ne peut pas disparaître. »