Affaire Schinazi :
le médecin déporté bientôt réhabilité
Depuis plusieurs décennies, famille, proches, fédérations associatives et pouvoirs municipaux tentent de faire reconnaître au Conseil départemental de l’Ordre des médecins de Gironde son implication dans la déportation du Docteur Sabatino Schinazi, décédé en 1945. Sa réhabilitation et l'inauguration prochaine d’une stèle commémorative près des nouveaux locaux de l’institution pourraient marquer le dénouement de ce combat.
Le 199 rue Achard, dernier domicile du Docteur Sabatino Schinazi, lors de l'inauguration du pavé de mémoire, le 29 septembre 2022.
Le 199 rue Achard, dernier domicile du Docteur Sabatino Schinazi, lors de l'inauguration du pavé de mémoire, le 29 septembre 2022.
"Ici habitait Sabatino Schinazi." Scellé dans le trottoir du 199 rue Achard, quartier Bacalan à Bordeaux, un pavé aimante l’œil de sa couleur dorée. Ce pavé de mémoire n’est autre qu’un "Stolperstein" allemand, artefact rappelant le destin de victimes du nazisme durant la Seconde Guerre mondiale. Le 29 septembre, il était inauguré par le maire, Pierre Hurmic, devant le dernier domicile du Docteur Sabatino Schinazi, déporté à Auschwitz en 1943.
"Nous sommes là réunis tels des veilleurs pour la mémoire et contre l’oubli", scande Albert Massiah, président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) de Bordeaux-Aquitaine. Bernard Coadou, ancien médecin du quartier, et Yoann Lopez, chargé de mission politique mémorielle et de lutte contre le racisme et l’antisémitisme à la ville de Bordeaux, ne peuvent qu’approuver. Tous sont engagés dans un combat de longue haleine contre le Conseil départemental de l’Ordre des médecins de Gironde. Avec un objectif en tête : obtenir la reconnaissance officielle de leur implication dans la déportation de M. Schinazi, ainsi que sa réhabilitation au sein de l’Ordre des médecins.
Lorsque Sabatino Schinazi est arrêté en juin 1942, le gouvernement pétainiste et l’occupant nazi sont loin d’être les seuls responsables. Décédé le 25 février 1945, il a été victime d’un acharnement orchestré par les responsables de l’Ordre des médecins de l’époque. Né en Égypte le 28 juin 1893 de parents italiens, il est naturalisé Français suite à son mariage en 1920 avec la Bordelaise Marie Sabourin. Ce père de dix enfants "a été intégré au fichier juif alors qu’il n’aurait pas dû l’être", déplore Bernard Coadou, médecin retraité bataillant depuis 36 ans contre l’Ordre des médecins de Gironde.
Une stigmatisation injustifiée
De son accent aquitain, ce vieux briscard nous conte l’histoire de Sabatino Schinazi, ce "médecin des pauvres" - tel qu’il était baptisé dans le quartier - "stigmatisé" par ses pairs. Bernard Coadou et les Bacalanais de l’époque sont unanimes : le Dr Schinazi brille par sa générosité et son professionnalisme, n’hésitant pas à prodiguer ses soins gratuitement au sein d’un quartier ouvrier où la misère va bon train.
Pourtant, dans une lettre datée du 31 mars 1942 que M. Coadou a obtenue auprès des archives de l’Ordre des médecins en 2017 - après plusieurs demandes depuis 1998 -, le président de l’époque, Pierre Mauriac, le présente en ces termes au directeur national d’Hygiène et d’Assistance : "Le Docteur Schinazi est le prototype du métèque dépourvu de tout scrupule […]. C’est une recrue foncièrement indésirable pour la médecine française".
Créé le 7 octobre 1940, quatre jours après l’adoption des lois anti-juives, l’Ordre est chargé de faire le "tri" parmi les médecins de l’époque. En Gironde, Pierre Mauriac et Noël Moreau, membres de l’Action française, un mouvement politique d’extrême-droite, sont nommés président et secrétaire du Conseil départemental.
Tous deux devancent les autorités de l’époque pour faire du "médecin des pauvres" un paria, le radiant de la liste de l’Ordre des médecins le 31 mars 1942, avant son arrestation en juin. Emprisonné à Mérignac pendant 17 mois, détenu à Auschwitz, Sabatino Schinazi décède lors des marches de la mort près de Dachau, pendant la débâcle nazie. Longtemps, sa famille a attendu son retour.
Au procès Papon,
l’affaire rendue publique
"L’affaire est ressortie publiquement au moment du procès Papon", à la cour d’assises de Bordeaux en 1998, explique Bernard Coadou (ci-contre). Samuel et Moïse Schinazi, deux fils du docteur, témoignent à la barre pour évoquer la déportation et la mort de leur père. Un énième élément à charge contre l’ex-secrétaire général de la préfecture de la Gironde, accusé de complicité de crimes contre l’humanité pour son rôle dans les déportations de juifs de la région bordelaise.
À cette occasion, Bernard Coadou révèle dans un article de Sud Ouest ("Exclu par ses pairs", Annie Larraneta, 1998) des premières lettres accablantes pour l’Ordre des médecins. Celles-ci lui ont été fournies par Michel Slitinsky, résistant à l’origine de l’affaire Papon. "Il est l’élément fondateur de mon implication [dans le dossier Schinazi, ndlr]", confie M. Coadou.
Un autre moteur de son combat n’est autre que la famille Schinazi. Bernard Coadou a connu plusieurs de ses membres de manière tardive. Ce sont ses nombreux points communs avec le médecin déporté qui l’ont poussé à s'intéresser à l’affaire. "J'exerçais la même profession que lui, dans le même quartier. Je me disais : t’as de la chance de pouvoir circuler librement alors que Sabatino Schinazi a été déporté."
"J’ai d’abord connu Moïse" (ci-contre), dernier fils survivant du docteur Schinazi, aujourd’hui âgé de 92 ans et vivant dans un EHPAD à Talence. "Une vie brisée, [...] il a été complètement déstabilisé toute sa vie", souligne Bernard Coadou. Malgré sa faiblesse, Moïse reste très impliqué dans le devoir de mémoire envers son père, faisant même le déplacement pour l’inauguration du pavé de mémoire en septembre.
Tout comme Frantz-Thierry Schinazi, petit-fils de Sabatino. Lui aussi est en contact régulier avec Bernard Coadou. Au téléphone, il nous affirme continuer ce combat pour son père, ses oncles et ses tantes, qui ont "profondément souffert" du destin tragique réservé à leur père. "La reconnaissance de ce drame peut assouvir et libérer les personnes de la famille, et nous permettre de continuer nos chemins de vie. [...] Ce sont des choses qui doivent être reconnues, pour essayer de tirer un trait sur cette affaire."
Un nouveau souffle avec le CRIF
Longtemps seuls dans ce combat contre l’Ordre des médecins, Bernard Coadou, Moïse et Frantz-Thierry Schinazi peuvent dorénavant compter sur l’aide du CRIF de Bordeaux-Aquitaine. Depuis la nomination d’Albert Massiah (ci-contre) à sa présidence le 12 février 2020, la réhabilitation du docteur Schinazi au Conseil de l’Ordre est un dossier prioritaire de l’organisation. Un mois après sa prise de fonction, c’est grâce à un article publié dans Sud Ouest qu’il prend connaissance de l’affaire. "J’étais outré. [...] J’ai appelé de suite le président du Conseil de l’Ordre de Gironde, qui a contacté le président du Conseil national. Sur le principe c’était oui. Maintenant c’est une question de mise en œuvre."
Albert Massiah est reconnu dans la région : docteur-ingénieur de formation, il a été secrétaire général du Comité d’expansion de Bordeaux-Aquitaine sous la présidence de Jacques Chaban-Delmas (maire de Bordeaux de 1947 à 1995), dont il a été le conseiller technique et le directeur de cabinet à la région. "J’arrive en dernière position avec de nouveaux arguments pour faire bouger les choses. Mes relations me permettent de faire directement pression auprès des sphères politiques." Son prédécesseur, Albert Roche, ne s’était pas emparé du dossier : à la fois président du CRIF et du Conseil départemental de l’Ordre des médecins, il craignait "d’être juge et partie".
Aujourd’hui, Albert Massiah l’affirme. Le dossier se refermera bientôt. "L’Ordre des médecins va réhabiliter le Dr Schinazi, comme ils me l’avaient évoqué au début de ma présidence. Ils ne peuvent plus reculer, ce dossier ne peut plus être étouffé." Depuis quelques mois, l’Ordre des médecins promet qu’un hommage sera rendu au Dr Schinazi lors de l’inauguration de leurs nouveaux locaux près du parc aux Angéliques de Bordeaux.
Les pouvoirs municipaux,
un ultime appui
Une autre nomination joue en faveur de l’affaire Schinazi : l’élection de Pierre Hurmic (EELV) à la mairie de Bordeaux en juillet de la même année, après 73 ans de règne du centre-droit. Pour Bernard Coadou, "c’est lui qui a impulsé l’idée de faire quelque chose et c’est pour ça qu’il y a un pavé mémoriel".
Yoann Lopez (ci-contre), chargé de mission politique mémorielle à la ville de Bordeaux depuis quatre ans, est responsable du dossier. "C’est une ambition pour la ville de pouvoir relancer une politique mémorielle autour de la Shoah." Depuis 2017, huit pavés de mémoire ont été posés à Bordeaux devant les derniers lieux de vie de victimes du nazisme.
Une dynamique mémorielle qu’il entend poursuivre en 2023 : "À partir de janvier, on va continuer ce travail de mémoire et créer un vrai groupe de travail avec Olivier Escots [adjoint au maire de Bordeaux, ndlr], des assos, des scolaires et des universitaires pour réfléchir aux personnes qu’on commémore pour les prochains pavés". Il réfléchit aussi à un site internet consacré à ces pavés et au travail de mémoire de la Shoah poursuivi par la mairie. Car "le temps efface les choses", comme le rappelle Frantz-Thierry Schinazi.
"Le silence absence" de
l’Ordre des médecins
Le 29 septembre dernier lors de la pose du pavé mémoriel, l’Ordre des médecins manquait à l’appel. Pas un seul représentant. Une absence qui fait tache, et qui contraste avec les promesses et les avancées récentes. L’organisation se fait discrète, ne donne plus de nouvelles. Ni à la mairie, ni au CRIF.
L’inauguration des nouveaux locaux initialement prévue en octobre a pris du retard. La réhabilitation du Dr Schinazi également. Pour Yoann Lopez, c’est un véritable pas en arrière. "On s’est fait planter ce jour-là. L’idée c’était d’inaugurer le pavé dans la matinée et rendre un hommage à Sabatino Schinazi en fin de journée dans les nouveaux locaux du Conseil."
"Pour l’Ordre des médecins, il y a un passé qui ne passe pas", formule Yoann Lopez, citant le livre des historiens Henry Rousso et Éric Conan (Vichy, un passé qui ne passe pas, 1994), non sans une pointe de remords. Ce passé fait débat, notamment à propos de la dissolution de l’Ordre en 1944, avant sa refondation sous la forme actuelle l’année suivante. "Sous prétexte que ce n’est pas le même Ordre, ils ne veulent pas reconnaître leur responsabilité dans la participation à la déportation de ce pauvre médecin !", s’exclame Albert Massiah. Yoann Lopez précise : "Ce travail n’est pas fait pour accabler les descendants. Le but, ce n’est pas de blâmer l’Ordre des médecins actuel. En revanche, en ne disant rien comme c'est le cas ces dernières semaines, nous avons l’impression que l’Ordre se défausse de ce qu’il a pu faire. Il n’y a rien de pire que le silence, un silence absence."
Le silence, Fabrice Broucas, président du Conseil départemental de l’Ordre des médecins de Gironde, a décidé aujourd'hui de le briser.
Une dissolution, deux Ordres
"Le Conseil de l’Ordre actuel n’a rien à voir avec celui de l’époque, si ce n’est le nom. Les membres du Conseil créé sous le régime de Vichy étaient nommés par le Préfet, ils représentaient l'État. À cette époque, le Conseil n’était rien d’autre qu’un des bras armés du gouvernement. Désormais, nous sommes élus par des médecins." C’est pour cette raison que l’Ordre actuel ne reconnaît pas les agissements de l’Ordre du régime de Vichy.
Concernant l’absence de représentant le 29 septembre, Fabrice Broucas évoque un problème de calendrier . "En plus, nous voulions éviter l’amalgame entre ce que fait et ce que doit faire l’Ordre. Nous ne voulions pas être pris à partie pour des faits dont nous ne sommes pas responsables." Cela n’empêche pas l’Ordre des médecins de vouloir rendre hommage à ces praticiens injustement déportés. "Cela nous gêne que des médecins aient un jour manqué d’humanité à ce point. Ce sont des choses contraires à notre déontologie, qui nous choquent."
La réhabilitation du
Dr Schinazi confirmée
M. Broucas confirme que la réhabilitation des médecins injustement démis de leur titre durant la Seconde Guerre mondiale aura lieu lors d’une cérémonie dans les nouveaux locaux, avec l’inauguration d’une stèle en leur honneur.
Une attention particulière sera adressée au Dr Sabatino Schinazi. "C’est un personnage emblématique de la ville de Bordeaux. [...] Si ça ne tenait qu’à moi, le Dr Schinazi aurait déjà été réhabilité." Une initiative qui aura pris plus de temps que prévu, comme l’ont déploré Bernard Coadou, Albert Massiah et Yoann Lopez. "Qu’ils ne s’inquiètent pas de mon silence. Il a fallu du temps pour obtenir un mandat. Tout a finalement été accepté en séance plénière."
Sabatino Schinazi sera alors bel et bien réhabilité par le Conseil de l’Ordre des médecins. Cette décision n’a pas encore été dévoilée à nos interlocuteurs. Elle interviendra début 2023, à une "date symbolique", confie Fabrice Broucas. "Sans reconnaissance officielle, la réhabilitation aura l’effet d’une demi-mesure pour la famille. Mais pour le CRIF, ce sera synonyme d’un combat réussi. Une réhabilitation reviendrait à admettre ce qui a été fait auparavant", se réjouit Albert Massiah.
Les mots de Yoann Lopez semblent avoir été entendus par l’Ordre des médecins. "C’est une période où l’on est censé faire cohésion. Une cohésion historique, mais aussi une cohésion identitaire en tant que Français, en tant que Bordelais." Bernard Coadou partage une idée semblable. "C’est une période politique dangereuse, notamment quand on voit quelqu'un comme Zemmour nier le passé pétainiste de la France. J’ai parfois eu un sentiment de frustration de voir le dossier Schinazi traîner pendant tant d’années. Mais ma bataille se fait sur un plan plus global."
La mémoire d’un pour la mémoire de tous
Cette bataille, tous nos interlocuteurs l’ont évoquée. Frantz-Thierry Schinazi voit dans le "Stolperstein" un symbole bien plus grand qu’un hommage à son grand-père. "L’empreinte de Sabatino sera dans les rues de Bordeaux pendant des décennies. C’est ancré, c’est de cette façon qu’il faut mettre en avant la mémoire afin qu’elle perdure. [...] Nous vivons dans une période où le racisme et l’antisémitisme restent forts. Si de telles époques réapparaissent, ce sera peut-être la même chose ? Connaître l’histoire, c’est savoir ce dont il a un temps été question afin d’agir pour que ça ne se reproduise pas." Il en est de même pour la future stèle, "un hommage qui restera gravé dans le temps, qui pourra servir pour les jeunes générations", ajoute Fabrice Broucas.
Le gouvernement français œuvre en ce sens depuis 1995. Le 16 juillet de la même année, le Président Chirac reconnaît publiquement pour la première fois l’implication de l’État et de ses autorités dans la déportations des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. La ville de Bordeaux s’inscrit dans ce devoir, avec la pose de quatre nouveaux pavés mémoriels ce jeudi 20 octobre. Des pavés auxquels viendra bientôt s’ajouter la stèle en l’hommage de Sabatino Schinazi et de tous les médecins victimes des déportations orchestrées par le Conseil de l’Ordre de l’époque.
Après une bataille de plusieurs décennies menée sur différents fronts, les parties concernées obtiendront bientôt une avancée majeure dans le dossier. "C’est un combat individuel, avec une finalité commune", résume Albert Massiah. Le combat pour le devoir de mémoire demeure, lui, sans fin.
Des hommages ont déjà été rendus par la mairie au Docteur Sabatino Schinazi : une stèle et une avenue honorent sa mémoire au quartier Bacalan.
Des hommages ont déjà été rendus par la mairie au Docteur Sabatino Schinazi : une stèle et une avenue honorent sa mémoire au quartier Bacalan.